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Regard sur l'écriture - Soleil et Cendres - Au coeur du cri... et plus

Silence et tumulte de Nihad Sirees,
traduit de l'arabe (Syrie) par Ola Mehanna et Khaled Osman.

par

Dominique Zinenberg

Le récit du narrateur écrivain Fathi Chin qui s'adresse sciemment et directement à un
lecteur étranger, raconte une seule journée, mais quelle journée ! La ville où il vit
(mais bien sûr le pays tout entier) fête les vingt ans de règne du Leader.

Le narrateur est réveillé par des hurlements venus de la rue parce qu'un défilé obligatoire a été organisé par le Parti: ce tintamarre ne cessera plus de la journée ni du roman. La chaleur rivalise avec le bruit et campe d'emblée le décor infernal de cette folle journée (même si l'on comprend que de toute façon la folie domine régulièrement, que des défilés sont organisés pour un oui ou pour un non et que l'arbitraire en tout se déploie de façon aussi absolue que la force solaire). Ne pas défiler est un acte répréhensible, passible d'ennuis, de violence allant du retrait de la carte d'identité, à l'emprisonnement voire pire encore. Défiler, cela dit, est dangereux aussi: chacun peut être piétiné et la mort, fréquente, est comme un tribut qu'on devrait au Seigneur et Maître du pays.

La journée de Fathi va être un véritable cauchemar. Aucune échappatoire, semble-t-il à la tyrannie. Tout est tumulte, brouhaha, abrutissement. La description de la dictature en action tient de Chaplin et le regard lucide du narrateur-écrivain-empêché d'écrire (et considéré comme traître parce qu'il s'oppose au régime) semble dire naïvement les faits mais quelle ironie derrière cette apparence! Tout dans ce qui est raconté au fil des heures est grand-guignolesque voire « surréaliste » ou «kafkaïen » (ne serait-ce qu'à cause des obscurités administratives et judiciaires).

Mais dans ce roman les principaux personnages ont une arme salvatrice : le rire. La mère de Fathi rit – même si un piège infernal risque de la happer -  l'amante de Fathi, la belle Lama, ardente et tendre, rit à gorge déployée devant tant d'imbécillité, tant de grotesque dans tant de situations; la soeur de Fathi blague et rit de tout mais surtout de la bêtise de son mari tout en lui faisant croire qu'il est intelligent; et Fathi rit à la barbe des autorités, sans crainte, dégonflant ainsi le processus d'intimidation par sa raillerie, son sang-froid.

La dictature, c'est le bruit, le tumulte ; or Fathi aspire au silence. Celui de l'amour, celui des bruits naturels, celui qui permet de penser. L'immense vacarme qui traverse le roman comme le martèlement des slogans qui riment (autre façon de faire du bruit soi disant poétique!) ou encore le discours politique fleuve du tyran que tous doivent entendre depuis des haut-parleurs et des téléviseurs assourdissants, c'est la violence même des droits individuels bafoués, puisque les gens sont traités comme du bétail qu'on mène à l'abattoir. Le silence est donc perçu comme un droit démocratique, l'antidote nécessaire au lavage de cerveau servi à grande échelle.

Cette aspiration au silence ne s'accomplit – momentanément, au coeur du roman – que lorsque Fathi retrouve son amante Lama. L'amour pendant la fête nationale est un véritable défi, un acte de résistance en soi, une parenthèse de beauté, de joie, d'audace érotique et amoureuse.

L'érotisme est donc bien une métaphore de l'écriture et de la liberté. Le narrateur interdit d'écrire crie à son lecteur sa stupeur, sa force de vie, son hébétude et tend à apprendre au monde ce qui se passe dans son pays (jamais nommé) livré au culte de la personnalité, à l'arrogance, à la fatuité, à la folie sans borne d'un dictateur.

Pourtant on sait bien, nous lecteurs de 2014, que cette folie déjà horrible, déjà démesurée en 2004, moment de la parution du roman dans le texte original, n'était presque rien au regard de la folie actuelle qui a lieu, sous nos yeux en Syrie.

Dominique Zinenberg


Présentation de Nihaad Sirees.

Nihaad Sirees est né en 1950 à Alep (Syrie). D'abord architecte, cet homme est connu dans le monde arabe par ses romans et les séries télévisées dont il a écrit les scénarios. Silence et tumulte a été publié en 2004 à Beyrouth. C'est la première de ses oeuvres traduite en français. Il vit actuellement en Allemagne.

Voici ce qu'il disait lors d'un entretien dans le journal « L' Humanité » lors de son passage à Paris en 2012. Le roman « a été publié ... au Liban. En Syrie, il a dû passer sous le manteau et la presse l'a totalement ignoré. Côté régime aussi, évidemment. Pour eux, il n'existe pas, car il n'y est pas parlé explicitement de la Syrie. »

Il dit aussi: « Mon livre traite de ce qui est la cause de tous les malheurs en Syrie: l'autocratie et la dictature. Silence et tumulte expose la façon dont un leader dirige son peuple au quotidien et comment il organise les affaires dans le seul but de régner.

Il a hérité du pouvoir de son père. Quelle est sa légitimité? J'explore la mise en place de la propagande autour de l'autocrate, qui s'est même doté de centres de recherche pour mieux manipuler les foules. »



Silence et tumulte de Nihad Sirees
recherche Dominique Zinenberg
Francopolis avril 2014

Créé le 1 mars 2002

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