Le
récit du narrateur écrivain Fathi Chin qui s'adresse
sciemment et directement à un
lecteur
étranger, raconte une seule journée, mais quelle
journée ! La ville où il vit
(mais bien sûr
le pays tout entier) fête les vingt ans de règne du
Leader.
Le
narrateur est réveillé par des hurlements venus de la rue
parce qu'un défilé obligatoire a été
organisé par le Parti: ce tintamarre ne cessera plus de la
journée ni du roman. La chaleur rivalise avec le bruit et campe
d'emblée le décor infernal de cette folle journée
(même si l'on comprend que de toute façon la folie domine
régulièrement, que des défilés sont
organisés pour un oui ou pour un non et que l'arbitraire en tout
se déploie de façon aussi absolue que la force solaire).
Ne pas défiler est un acte répréhensible, passible
d'ennuis, de violence allant du retrait de la carte d'identité,
à l'emprisonnement voire pire encore. Défiler, cela dit,
est dangereux aussi: chacun peut être piétiné et la
mort, fréquente, est comme un tribut qu'on devrait au Seigneur
et Maître du pays.
La
journée de Fathi va être un véritable cauchemar.
Aucune échappatoire, semble-t-il à la tyrannie. Tout est
tumulte, brouhaha, abrutissement. La description de la dictature en action tient de Chaplin
et le regard lucide du narrateur-écrivain-empêché
d'écrire (et considéré comme traître parce
qu'il s'oppose au régime) semble dire naïvement les faits
mais quelle ironie derrière cette apparence! Tout dans ce qui
est raconté au fil des heures est grand-guignolesque voire
« surréaliste » ou «kafkaïen » (ne
serait-ce qu'à cause des obscurités administratives et
judiciaires).
Mais
dans ce roman les principaux personnages ont une arme salvatrice : le
rire. La mère
de Fathi rit – même si un piège infernal risque de la
happer - l'amante de Fathi, la belle Lama, ardente et tendre, rit à gorge
déployée devant tant d'imbécillité, tant de grotesque dans tant de
situations; la soeur de Fathi blague et rit de tout mais surtout de la
bêtise de son mari tout en lui faisant croire qu'il est
intelligent; et Fathi rit à la barbe des autorités, sans
crainte, dégonflant ainsi le processus d'intimidation par sa
raillerie, son sang-froid.
La
dictature, c'est le bruit, le tumulte ; or Fathi aspire au silence.
Celui de l'amour, celui des bruits naturels, celui qui permet de
penser. L'immense vacarme qui traverse le roman comme le
martèlement des slogans qui riment (autre façon de faire
du bruit soi disant poétique!) ou encore le discours politique
fleuve du tyran que tous doivent entendre depuis des haut-parleurs et
des téléviseurs assourdissants, c'est la violence
même des droits individuels bafoués, puisque les gens sont
traités comme du bétail qu'on mène à
l'abattoir. Le silence est donc perçu comme un droit
démocratique, l'antidote nécessaire au lavage de cerveau
servi à grande échelle.
Cette
aspiration au silence ne s'accomplit – momentanément, au coeur
du roman – que lorsque Fathi retrouve son amante Lama. L'amour pendant
la fête nationale est un véritable défi, un acte de
résistance en soi, une parenthèse de beauté, de
joie, d'audace érotique et amoureuse.
L'érotisme
est donc bien une métaphore de l'écriture et de la
liberté. Le narrateur interdit d'écrire crie à son
lecteur sa stupeur, sa force de vie, son hébétude et tend
à apprendre au monde ce qui se passe dans son pays (jamais
nommé) livré au culte de la personnalité, à
l'arrogance, à la fatuité, à la folie sans borne
d'un dictateur.
Pourtant
on sait bien, nous lecteurs de 2014, que cette folie déjà
horrible, déjà démesurée en 2004, moment de
la parution du roman dans le texte original, n'était presque
rien au regard de la folie actuelle qui a lieu, sous nos yeux en Syrie.
Dominique Zinenberg
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