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Francopolis février 2015 – Chroniques et lectures (Dominique)
 
Dans les ruines, Jean-Pierre Thuillat (L'arrière-Pays, 2014)

présenté par
Dominique Zinenberg


Avec ce dixième recueil, Jean-Pierre Thuillat propose un triptyque embrassant avec
Marmailles, l'enfance, avec Dans les ruines – tableau central – un certain présent imprégné de mémoire ô combien précieuse et ô combien fragile «Les lambeaux de muraille/en perdront la mémoire», de vigilance, de conscience aiguë de la perte de l'histoire, du temps, des jours avec l'espoir fou et dérisoire de retenir ne serait-ce que le vent qui circule: « Apprivoiser le vent/demeure notre espérance. » ; le recueil se clôt avec " Mutants " qui dessine un avenir coupé du passé, des racines et par là même amputé de l'essentiel. «Nous avons perdu nos repères. Nos enfants qui n'en avaient pas, recommencent le monde avec une autre glaise.» On peut aussi considérer que le poème liminal « Artisan des mots » fonctionne comme la prédelle d'un retable, il en est le soubassement, véritable courroie de transmission généalogique, grâce à quoi un socle de valeurs, une somme de liens, par delà la disparition, s'est respectueusement préservée. Nous l'aurons compris, le recueil que nous offre Jean-Pierre Thuillat, est sous tendu par la pensée de la transmission, sans que cette obsession soit délivrée de façon froide ou abstraite, bien au contraire. Ce qui touche c'est que la réflexion passe par des représentations sensibles, vives, nostalgiques et imagées.

Dans Marmailles ce que sonde le poète c'est l'invisible des émotions, du devenir, de ce qui, à l'insu des adultes, fait pousser l'enfance. Quand « Parfois un jeune mort » se glisse dans l'enfant endormi en «une mimique fugitive», quand «Leurs cris s'ajoutent/à ceux des siècles» tandis que les enfants jouent, quand «au fond des yeux d'enfants» «le malheur entrouvre» «ces portes» ou que les enfants voient «comment le vert vient au jour», c'est un éloge «à ce qui compte», mais en sachant que «Ce qui compte / n'a pas de nom

L'enfance certes, mais de qui ?

Parfois c'est clairement celle du narrateur (et de sa fratrie probablement) quand il dit « Nous » et évoque l'atelier du père, lieu propice aux jeux inventifs et au secret apprentissage du travail précis, rigoureux : «Combien d'heures d'établi/ pour monter un bouquin/qui tienne sur ses pieds!» dit-il dans le poème qui ouvre le recueil.
Parfois un «je» discret se glisse à l'intérieur des vers et cerne en quelques mots un lieu et une relation : «Le père à l'établi/et moi dans la sciure.»
À d'autres moments, un «on» surgit, élargissant la réflexion sur le temps passé de façon plus universelle : «On navigue entre des passés/ des images. / On retrouve la clé du fugitif instant/où l'on avait cru accéder /à la claire futaie de la joie
Mais il arrive aussi que l'enfance est traitée en tant que telle, ni «mon» enfance, ni «notre enfance», mais l'enfance presque mystique qui porterait en elle les traces de morts, le mime des jeux, des cris, des terreurs «C'est comme dans un couloir/de Magritte la nuit/quand le noir éblouit/beaucoup plus qu'un poème.»

Le temps happe. La mort rôde. Le temps semble se rétrécir « mais ça passe si vite une année !» Ce constat ronge l'âme, une détresse s'élève aux premières mesures du dixième poème : «Nous finirons tous orphelins/de père de mère de saint-esprit.» malgré le ton apparemment désinvolte et crâne on sent suinter la souffrance et une certaine déréliction.
*
Dans les ruines est principalement écrit au présent. Inscription-empreinte dans l'ici et maintenant, un dire qui témoigne de ce qui est encore par rapport à ce qui a été, l'inscription témoigne des restes, des miettes, des vestiges: «La trace du dernier mur/demeure inscrite dans cette levée de terre. / Elle garde le parfum d'une chaux millénaire...»

On a donc beau écrire au présent, à chaque pas, à chaque souffle surgit le passé, «notre image primordiale.» Même les affects intimes qu'on pourrait croire à jamais éteints restent en creux dans un paysage lui-même disparu : «comme dans cette chambre vide/le souvenir d'un corps de femme/perle d'un paysage à jamais disparu/qui tire des flèches d'or/ sur le désir enfui.» Jean-Pierre Thuillat cerne dans la ciselure du poème la dose homéopathique du souvenir resté intact malgré tout.

Les ruines et tout le champ sémantique qui va avec à travers chacun des textes (décombres, traces, friches, lambeaux de muraille, s'effriter, dissoudre, ronces, etc.) ne renvoient pas nécessairement et seulement à la mélancolie et à la nostalgie; les ruines ont un pouvoir dynamisant, fascinant, créateur. Elles sont repères et appuis.

Toutefois dans le discours s'insinue par couches et strates successives l'impression que cette matière chargée d'histoire, d'archéologie, de symboles, de valeurs, tout cela (la Bible, la dérision possible des textes sacrés, les faits et légendes du Moyen-âge, le patrimoine dans sa globalité) n'a plus d'avenir, se défait sous nos yeux : «Où que nous allions/nous marchons / sur les décombres de demain.» Dans le poème «Aridité» par exemple, le désastre écologique et la désertion des villages sont rappelés avec l'énergie du désespoir : la source «Qu'elle parte! Qu'elle tarisse! / Les villages déserts/n'auront plus besoin d'elle/ qui fut vie et baptême.»

La colère et la dérision font grincer certains vers, enfler la voix, tempêter le verbe : «Avec aussi là-bas /le Père qui se bidonne/en voyant par un trou/ dans la peau du soleil/ les hommes qui s'affairent... [...] Et s'esclaffe narquois: «Du haut de cet abîme/quarante siècles vous contemplent!»


La colère et le sentiment de l'horreur emplissent les vers du «Mémorial pour le siècle XX» qui embrasse le panorama spatio-temporel de quelques abominations du vingtième siècle.

Alors faut-il désespérer de tout et s'enliser dans la désespérance?

Le poète ne le veut pas. Peut-être ne le peut-il pas. Lumière, étoile, «futaie des mots» n'abolissent pas le pessimisme mais l'atténuent et l'on peut tout de même passer de «Nous aurons beau dire et beau faire/ les temps sont abolis du partage et du miel.» à «et cette tombe nous sera douce/puisque nous serons encore deux/ à rêver la mort des étoiles.»

*
Avec Mutants, le poète fait part de l'expérience d'une fracture entre ceux de sa génération et les générations en devenir. Les enfants ont muté. Ils n'apprécient plus ce qui faisait le sel et le miel de l'enfance. Plus de lenteur («Nous aimions la lenteur des feuilles») mais l'urgence de fuir «ils ne pensent qu'à fuir/quitter les jardins de l'enfance» ; plus de jeux innocents quoique guerriers («Nous jouions de pierres et de bois/sur nos sentiers de guerre/pour rire») mais une fascination pour les écrans «ils préfèrent la voix des ondes/et les chimères de leurs écrans...» qui  «hypnotisent même les nouveau-nés!».

La distance est traduite immédiatement par l'emploi du pronom personnel «Ils» qui remplace le mot «enfants» ou les pronoms «je» et «nous» des autres textes du recueil.

La fracture vient de ce que le poète a le sentiment que les fils ne sont plus reliés aux pères par la mémoire, par le pacte forgé par «nos quatre-vingts pères», c'est-à-dire les générations précédentes depuis la nuit des temps. Fracture, rupture, mutation brisant le lien (crise d'adolescence ou pas) avec les ascendants : «Que pourrons-nous vous dire encore/ étranges étrangers nos fils/si vous avez perdu la clé/ qui conduisait à nos mémoires?»

Triste constat dont le pendant est un combat pour maintenir la célébration de la nature dans une évocation vibrante : «Au jour qui monte dans la brume/au chant de l'oiseau fracassé/à la parole très intime/ de l'amie, la mère ou l'amant...» ou le bonheur de lire, en engrangeant des émotions, des souvenirs, des connaissances car dit le poète «Nos vies se pendent à des mots» et ce combat se fait exaltation dans le poème en prose par lequel se referme le recueil et foi réitérée en la puissance du verbe: «Qu'importent vos fureurs, vos vagues et vos vents, pourvu qu'au-delà du naufrage perdure un fragment de parole!».


Dans les ruines, Jean-Pierre Thuillat
présenté par Dominique Zinenberg
Francopolis février 2015

 

Créé le 1 mars 2002

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