Avec ce
dixième recueil, Jean-Pierre Thuillat propose un
triptyque embrassant avec
Marmailles,
l'enfance, avec Dans les ruines – tableau central – un certain
présent imprégné de mémoire ô combien
précieuse et ô combien fragile «Les lambeaux de
muraille/en perdront la mémoire», de vigilance, de
conscience aiguë de la perte de l'histoire, du temps, des jours
avec l'espoir fou et dérisoire de retenir ne serait-ce que le
vent qui circule: « Apprivoiser le vent/demeure notre
espérance. » ; le recueil se clôt avec "
Mutants "
qui dessine un avenir coupé du passé, des racines et par
là même amputé de l'essentiel. «Nous
avons perdu nos repères. Nos enfants qui
n'en avaient pas, recommencent le monde avec une autre glaise.» On peut
aussi
considérer que le poème liminal « Artisan
des
mots »
fonctionne comme la prédelle d'un retable, il en est le
soubassement, véritable courroie de transmission
généalogique, grâce à quoi un socle de
valeurs, une somme de liens, par delà la disparition, s'est
respectueusement préservée. Nous
l'aurons compris, le recueil que nous offre Jean-Pierre Thuillat, est
sous tendu par la pensée de la transmission, sans que cette
obsession soit délivrée de façon froide ou
abstraite, bien au contraire. Ce qui touche c'est que la
réflexion passe par des représentations sensibles, vives,
nostalgiques et imagées.
Dans
Marmailles ce que sonde le poète c'est
l'invisible des
émotions, du devenir, de ce qui, à l'insu des adultes,
fait pousser l'enfance. Quand « Parfois un jeune mort
» se
glisse dans l'enfant endormi en «une mimique fugitive»,
quand «Leurs cris s'ajoutent/à ceux des siècles»
tandis que les enfants jouent, quand «au fond des
yeux
d'enfants» «le malheur entrouvre»
«ces
portes» ou que les enfants voient «comment le
vert vient
au jour», c'est un éloge «à ce
qui compte», mais en sachant que «Ce qui compte
/ n'a pas de nom.»
L'enfance certes, mais de qui ?
Parfois
c'est clairement celle du narrateur (et de sa fratrie
probablement) quand il dit « Nous » et
évoque l'atelier du père, lieu
propice aux jeux inventifs et au secret apprentissage du travail
précis, rigoureux : «Combien
d'heures d'établi/ pour monter un bouquin/qui tienne sur ses
pieds!» dit-il dans le poème qui ouvre le recueil.
Parfois un «je»
discret se glisse à
l'intérieur des vers et cerne en quelques mots un lieu et une
relation : «Le père à l'établi/et moi
dans
la sciure.»
À
d'autres moments, un «on» surgit,
élargissant la
réflexion sur le temps passé de façon plus
universelle : «On navigue entre des passés/ des
images. /
On retrouve la clé du fugitif instant/où l'on avait cru
accéder /à la claire futaie de la joie.»
Mais
il arrive aussi que l'enfance est traitée en tant que
telle, ni «mon» enfance, ni «notre enfance»,
mais l'enfance presque mystique qui
porterait en elle les traces de morts, le mime des jeux, des cris, des
terreurs «C'est comme dans un couloir/de Magritte la
nuit/quand
le noir éblouit/beaucoup plus qu'un poème.»
Le
temps happe. La mort rôde. Le temps semble se
rétrécir « mais ça passe si vite une
année !» Ce constat ronge l'âme,
une
détresse s'élève aux premières mesures du
dixième poème : «Nous finirons tous
orphelins/de
père de mère de saint-esprit.» malgré
le
ton apparemment désinvolte et crâne on sent suinter la
souffrance et une certaine déréliction.
*
Dans
les ruines est principalement écrit au présent.
Inscription-empreinte dans l'ici et maintenant, un dire qui
témoigne de ce qui est encore par rapport à ce qui a
été, l'inscription
témoigne des restes, des miettes, des vestiges:
«La trace du dernier mur/demeure inscrite dans cette levée de terre. /
Elle garde le
parfum d'une chaux
millénaire...»
On
a
donc beau écrire au présent, à chaque pas,
à chaque souffle surgit le passé, «notre image
primordiale.» Même les affects intimes qu'on pourrait
croire à jamais éteints restent en creux dans un paysage
lui-même disparu : «comme dans cette chambre vide/le
souvenir d'un corps de femme/perle d'un paysage à jamais
disparu/qui tire des flèches d'or/ sur le désir enfui.»
Jean-Pierre Thuillat cerne dans la ciselure du
poème la
dose homéopathique du souvenir resté intact malgré
tout.
Les
ruines et tout le champ sémantique qui va avec à
travers chacun des textes (décombres, traces, friches, lambeaux de
muraille, s'effriter,
dissoudre, ronces, etc.) ne renvoient pas nécessairement et
seulement à la mélancolie et à la nostalgie; les
ruines ont un pouvoir dynamisant, fascinant, créateur. Elles
sont repères et appuis.
Toutefois
dans le discours s'insinue par couches et strates successives
l'impression que cette matière chargée d'histoire,
d'archéologie, de symboles, de valeurs, tout cela (la Bible, la
dérision possible des textes sacrés, les faits et
légendes du Moyen-âge, le patrimoine dans sa
globalité) n'a plus d'avenir, se défait sous nos yeux :
«Où que nous allions/nous marchons / sur les
décombres de demain.» Dans le poème
«Aridité» par exemple, le désastre
écologique et la désertion des villages sont
rappelés avec l'énergie du désespoir : la source
«Qu'elle parte! Qu'elle tarisse! / Les villages
déserts/n'auront plus besoin d'elle/ qui fut vie et
baptême.»
La colère et la dérision font grincer certains vers,
enfler la voix, tempêter le verbe : «Avec aussi
là-bas /le Père qui se bidonne/en voyant par un trou/
dans la peau du soleil/ les hommes qui s'affairent... [...] Et
s'esclaffe narquois: «Du haut de cet abîme/quarante
siècles vous contemplent!»
La
colère et le sentiment de l'horreur emplissent les vers du
«Mémorial pour le siècle XX» qui embrasse
le panorama spatio-temporel de quelques abominations du
vingtième siècle.
Alors
faut-il désespérer de tout et s'enliser dans la
désespérance?
Le
poète ne le veut pas. Peut-être ne le peut-il pas.
Lumière, étoile, «futaie des mots»
n'abolissent pas le pessimisme mais l'atténuent et l'on peut
tout de même passer de «Nous aurons beau dire et beau
faire/ les temps sont abolis du partage et du miel.»
à
«et cette tombe nous sera douce/puisque nous serons encore
deux/
à rêver la mort des étoiles.»
*
Avec
Mutants, le poète fait part de l'expérience d'une
fracture entre ceux de sa génération et les
générations en devenir.
Les enfants ont muté. Ils n'apprécient plus ce qui
faisait le sel et le miel de l'enfance. Plus de lenteur («Nous
aimions la lenteur des feuilles») mais l'urgence de fuir
«ils ne pensent qu'à fuir/quitter les jardins de
l'enfance» ; plus de jeux innocents quoique guerriers («Nous
jouions de pierres et de bois/sur nos sentiers de guerre/pour rire»)
mais une fascination pour les écrans «ils
préfèrent la voix des ondes/et les chimères de
leurs écrans...» qui «hypnotisent
même les
nouveau-nés!».
La
distance est traduite immédiatement par l'emploi du pronom
personnel «Ils» qui remplace le mot «enfants» ou les pronoms
«je» et «nous» des autres
textes du recueil.
La
fracture vient de ce que le poète a le sentiment que les fils
ne sont plus reliés aux pères par la mémoire, par le pacte
forgé par
«nos quatre-vingts pères»,
c'est-à-dire les
générations précédentes depuis la nuit des
temps. Fracture, rupture, mutation brisant le lien (crise d'adolescence
ou pas) avec les ascendants : «Que pourrons-nous vous dire
encore/ étranges étrangers nos fils/si vous avez perdu la
clé/ qui conduisait à nos mémoires?»
Triste
constat dont le pendant est un combat pour maintenir la
célébration de la nature dans une évocation
vibrante : «Au jour qui monte dans la brume/au chant de
l'oiseau
fracassé/à la parole très intime/ de l'amie, la
mère ou l'amant...» ou le bonheur de lire, en
engrangeant
des émotions, des souvenirs, des connaissances car dit le
poète «Nos vies se pendent à des mots»
et
ce combat se fait exaltation dans le poème en prose par lequel
se referme le recueil et foi réitérée en la
puissance du verbe: «Qu'importent vos fureurs, vos vagues et
vos
vents, pourvu qu'au-delà du naufrage perdure un fragment de
parole!».
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