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Marie Volta – La nuit du poissonnier

Présenté par Dana Shishmanian


MARIE VOLTA - La nuit du poissonnier

Nous avons présenté Marie Volta1 aux lecteurs de Francopolis en mai 2012,2 comme poète, compositrice et chanteuse.

Depuis, elle a fait connaître sa plume de prosatrice par un roman envoûtant,
La nuit du poissonnier
, chez TDO Editions

(prix du concours national de terroir, choix des libraires, présent au Salon du livre 2013, salué sur des blogs littéraires comme P.H.L.P. ).

La présentation et les premières lignes du livre posent d’emblée le sujet : il s’agit du récit d’une journée de voyage vers la frontière espagnole et retour, rituel annuel de rencontre de deux sœurs que la guerre d’Espagne a séparées, et du coup, occasion pour l’auteure, par personnage interposé, de nous faire ressentir la petite histoire de cette famille catalane écartelée entre deux pays, plongée dans la grande histoire du XXème siècle. Car aux détours du chemin parcouru par la charrette du poissonnier, où avec grâce et bonne humeur s’entassent, autour des corbeilles de poissons pour le marché, mémé, ses filles, et ses petites-filles, dont Nanette la narratrice, éclosent du souvenir, au jeu d’associations apparemment fortuites, faits et événements poignants où l’humanité de tous les jours se confronte aux crimes de guerre : ainsi l’accueil en cachette des réfugiés républicains espagnols, l’absence du père déporté en Allemagne nazie, la déchirure des familles autour d’une frontière gardée par des armées ennemies, la privation de nationalité française des populations catalanes sous Vichy. Tout, baignant dans le ton d’humour et de légèreté qui effleure comme en badinant un récitatif à deux registres : celui du souvenir, dans lequel la voix narratrice plonge en empruntant les réflexions et les yeux de l’enfant-témoin, et celui du présent, que la même voix emprunte sans transition, en télescopant à dessein les impressions et les pensées, comme pour mieux faire ressortir, ci et là, ressemblances et dissemblances entre les eaux du temps. Et cette balance nous emporte tous, lecteurs comme personnages du livre, car sans crier gare, l’auteure nous projette bien au-delà de son récit. 

En fait, le sujet comme le thème sont trompeurs : ce livre n’est ni une saga de famille, ni un simple récit, aussi touchant et édifiant soit-il, et la « nuit du poissonnier » et bien plus qu’un titre. Il y a d’abord, plus parlant que les faits eux-mêmes, l’univers de la langue, qui unit et déchire en même temps ce peuple meurtri, bien plus que ne le fait une frontière instaurée artificiellement au gré des intérêts politiques ; car l’imposition forcée du français par les moyens de l’éducation achève de créer une faille entre générations là où des siècles d’humiliations n’avaient pas réussi à le faire :



« Nos mères parlaient catalan.

Ça chuintait dans la ténèbre, y laissait l’empreinte dorée d’un long collier mouvant, le fil de cette langue née sous le soleil, grandie au soleil. Elle révélait dans la nuit ses gorges sombres, ses profondeurs intactes habitées de velours.

C’était du tricot verbal le parler de nos mères, de la dentelle sonore ces R roulés avec tant de douceur, pas du tout rocailleux.

Leur langue, elle disait la verse de la mer sur le sable fin des plages, ses colères contre la côte escarpée des Pyrénées, les derniers contreforts s’abîmant dans les flots. Elle disait l’éboulement des mottes sèches entre les ceps de vigne, le galop des espadrilles sur les chemins de maquis, les sommets enneigés ruisselant de soleil.

Les barques colorées quittant le petit port, les fêtes du dimanche, le muscat dans le sang elle disait, la bienveillance d’un peuple franc bercé par une mer chaude.

Garrotté pourtant, ce peuple, en 1659, et c’est pour ça qu’on cheminait cette nuit-là dans la charrette du poissonnier. J’y voyais pas de mal, ici c’était la France, là-bas pourtant l’Espagne, le catalan baignait les deux côtés de la frontière… lien fidèle dont rien ni personne n’avait jamais pu couper le filet cristallin, pas même les punitions, humiliations, incitations à délation de l’école républicaine française. »

La génération des petites-filles, dont on peut supposer que c’est bien celle de la mère de l’auteure, ne comprend plus le catalan qu’avec cette oreille toute musicale qui perçoit directement le chant des terres, du soleil et de la mer... S’instaure alors une autre sorte de transmission, celle du ressenti du monde, et l’entre-deux-langues s’avère, par-delà la division, un pont autrement subtil, celui de la mémoire ; une mémoire qui s’appuie non pas sur des mots mais sur leurs contenus, sur les sens dans le double sens du mot, sur le silence comme une force de passage, d’incurvation du destin, d’obstination à durer.

La figure de mémé prend alors toute sa signification dans le mystère qui se joue devant nous. Elle a avec le temps, avec l’humain, avec Dieu, un rapport intime et essentiel, qui se dispense de gestes et de paroles ; elle lance sans broncher à sa sœur qui lui reproche de ne pas aller à la messe : « Rose, je ne crois pas en Dieu, je vis avec lui. » Alors, on dirait qu’elle contribue de manière indispensable à l’œuvre de Dieu, puisque sans ses prières muettes, vigilantes, incessantes, l’univers pourrait sombrer définitivement dans la malignité…

« On ne prie jamais trop, Nanette, elle disait, trop c’est encore pas assez. Le monde boit la prière comme le sable l’eau, tu crois que tu as tout donné et il en manque encore, dans l’autre sens, il tire le monde, sans arrêt ».

C’est elle qui assure, par-delà toutes les frontières dressées par les hommes, la persistance du tissu familial, c’est sa veillée qui protège de disparition la source d’amour, c’est sa silhouette frêle découpée au-dessus de la charrette du poissonnier comme un signe indicateur, comme un repère universel, qui garantit la matérialité du chemin et la réalité de son but : celui d’une rencontre, d’un renouement, d’un repos, ne serait-ce que le prix d’un instant, dans l’unité originelle qui reprend sa place au milieu du chaos, telle une table de pique-nique virtuelle dressée juste sur le pont entre les deux armées dont mémé abolit l’opposition avec ses beignets…

« Il faut le dire au risque de choquer : ma mémé, elle aurait aussi bien hébergé un franquiste s’il avait mendié un verre d’eau, elle aurait hébergé Hitler, Franco, Monsieur Marie, le diable en personne ! Elle ouvrait sa porte, c’est ça qui désarme. »

Une humanité fondamentale se révèle par le biais de cette figure mémorable, telle que la narratrice la revoit dans son souvenir, se tenant sur ce « pont télescopique » des temps et des espaces, devant sa sœur venue de l’autre côté, pour partager ensemble, entre elles et autour d’elles, la nourriture de l’âme, sous le regard de leur propre mère qui  en ce bref instant de rencontre, transmet à ses arrière-petites-filles et par là, aux descendantes de celles-ci, « le flux de sept générations de frontaliers » :

« Ma petite mémé venait voir sa sœur.

Inoffensive plus qu’elle, on trouve pas.

Elle savait prier juste, étendre la main, calmer un chagrin, gratter la terre, vendre au marché. Pas lire, pas écrire, pas mettre en joue, pas tirer. Sortir de son sarrou quelques beignets dorés, un bout de saucisson qu’elle offrait chaque année aux ennemis des deux bords. Ils refusaient invariablement, se défiant du regard, « C’est nous les mieux ! ». À la fin de la fin des temps, ils accepteraient. »

Et un sens plus profond encore se dévoile pour nous, lecteurs, en comprenant que ce « temps consacré à tisser sur le monde la grande et vigilante toile des mémés », est aussi le temps de l’écriture…  En reprenant le tissu de mémé, l’auteure brode sur la page une écriture qui fait elle-même partie de ce temps-là, le temps investi à arracher « aux mâchoires cosmiques » chaque parcelle de vie, pour la placer dans la durée de l’esprit. Alors, le chemin de vie, on le crée, on le recrée à chaque fois, autrement ; et voici le livre lui-même qui prend la relève du silence de mémé, qui en éclot, dirait-on, tel un pont jeté par-dessous l’abîme, pour sauver ces instants de vie, ces lieux d’une « route (qui), sans nous ici, n’existerait pas ».

« Jamais quand on montait, elle n’en parlait, mémé, contenue dans sa grandissante taiserie. Parfois je croyais qu’elle ne respirait plus. Elle tissait le trajet. Comme si à la moindre inattention, le chemin avait pu s’arrêter. »

« Depuis, mémé s'est tue définitivement et j'ai l'impression de traverser la vie dans la charrette du poissonnier, papotant à tout rompre, le nez dans les étoiles, avec cette femme en noir qui tient ferme l'amarre et ne pipe pas mot. »

Marie Volta nous donne par ce roman une œuvre vivante, puissante, brillant de couleurs, de sons, de rires, de drôles d’idées, d’exquise poésie qui innerve chaque page comme une eau vive, sortant généreuse de cette fertile « nuit du poissonnier » qu’on traverse à la lecture, en accompagnant les personnages du livre, avec émotion et un intense bonheur ; cette œuvre, comme mémé, « s’obstine ». C’est l’œuvre de l’amour.

« Avec les lecteurs... j'aimerais partager tout ce qu'on ne peut se dire au quotidien et qui gît, essentiel, au fond de nous.

La régénérescence d'un regard banalisé.

Et un amour de la vie profond et curieux. » ( interview de novembre 2012 )

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1 Blog de Marie Volta
2 Francopolis, mai 2012, Maria Volta, poète, compositrice et chanteuse -

La nuit du poissonnier
de Marie Volta
présenté par Dana Shishmanian
Francopolis juin 2013

Créé le 1 mars 2002

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