Dans
le souffle du pas...
« poèmes, quand on fait route
avec
des poèmes, voilà donc
les chemins que l'on parcourt? Sont-ce simplement des
chemins détournés, des chemins qui
mènent par un
détour
de toi à toi? Mais ce sont aussi, parmi
d'autres chemins,des
chemins sur lesquels la parole se fait voix, ce sont
des
rencontres, les chemins d'une voix en route vers un toi
qui entende, les chemins d'une créature en
marche, des
projets de soi peut-être, une façon de se
faire
précéder de
soi pour aller au devant de soi, d'être à
la recherche de
soi-même ... Une façon de rentrer chez
soi, au pays.
»
Paul Celan, Le
Méridien (1960) traduit par
Jean Launay.
Tous les poètes ne déambulent pas. Certains restent
à rêver, le front aux vitres; d'autres sont assis et
regardent au loin et en eux; d'autres encore vers le ciel. Quelques-uns
portent en eux d'anciens rivages, la nostalgie d'autres pays auxquels
ils s'agrippent ainsi qu'à une langue matricielle plus encore
que maternelle avec laquelle ils songent.
Dans bien des cas les poètes choisissent le rendez-vous
d'amour sans se lasser jamais de détailler les yeux, la bouche,
la peau , les mains de leur amour. N'est-ce pas aussi un voyage que de
tenter l'éloge du corps aimé, ses fluides, sa saveur, le
parfum des haleines et n'a-t-on pas en mémoire
instantanément « un hémisphère dans une
chevelure » de Charles Baudelaire?
Guetter, attendre le pas, la silhouette, l'ombre ou l'odeur de
l'aimé(e), n'est-ce pas à proprement parler
s'immerger dans une rêverie vagabonde, une errance
mystérieuse, intangible et sacrée, voyager de l'autre
à soi, de soi vers l'autre en une traversée
périlleuse, sensible ou cruelle ?
« Ne
hâte pas cet acte tendre,
Douceur d'être et de n'être pas,
Car j'ai vécu de vous attendre,
Et mon cœur n'était que vos pas. »(Paul
Valéry)
Ce sont Charmes secrets que l'immobilité de
l'attente dans la pulsation imaginaire des pas de l'amant(e) attendu(e).
Il est des
poètes dont
l'interrogation essentielle est l'écriture du poème.
Spirale introspective, retour douloureux, obsédant, infini sur
le mystère de l'écriture s'écrivant.
Désir,
fascination, satisfaction.
Écrire.
Je vous le dis, c'est mon poème,
il m'écrit, je l'écris. Je savoure ces mots qui louent la
merveille de dire qu'on écrit! Le surplace est un délice
d'écriture, un vertige.
L'écriture comme obsession: en
boucle, de la haute voltige, épurée. Le mot y
règne dans son écrin squelettique, plus fort d'être
étique ou avare, plus altier d'être évidé,
dépouillé, dépourvu, aéré. Tout un
courant actuel est animé par ce souffle là, celui
d'imbriquer étroitement le propos, la composition et le rappel
qu'en fin de compte, ce qui compte c'est l'écriture même
du poème, élaboration, mise en page, éclosion.
Tout devient métaphore de l'écriture, même l'amour
n'est qu'un sous produit de l'acte préférentiel qu'est
l'écriture. Sous l'acte érotique banal, le sentiment
amoureux banal se cache et s'accomplit l'acte réel, fascinant ,
l'acte qui demeure (l'autre restant évanescent et soumis aux
aléas et aux caprices du destin), l'offrande du poème. Et
d'abord à soi : sous mes yeux de poète naît un
poème!
Qui pénètre dans ce temple-là contemple la
genèse de la création et veut croire en l'illusion
de participer au mystère orphique du Poème. Il va de soi
qu'il ne peut y avoir là que peu d'initiés.
Cénacle fermé, chasse gardée! On y est un
élu, un appelé. La grâce encercle dans un nimbe
magique le poète par essence. Peut-on encore y respirer, et
peut-on la saisir cette farouche poésie qui échappe, bien
qu'on y aspire, qu'on l'implore et la choie ?
Poème-prière,
poème-incantation,
poème-supplication.
Quelle terreur que sa fuite possible! Quelle hantise la feuille
blanche! N'est-elle pas, déesse implacable qui aussi bien
rejette et délaisse!
Le poète peut-être comme un spectateur dans une
salle de théâtre ou d'opéra. Il entend,
écoute la voix, le rythme; voit les étoffes, les volumes,
les couleurs, les lumières ; est pénétré de
parfums, de saveurs, des caresses et claques du monde.
Devenu bloc de concentration, il accède à la
contemplation.
Qu'il soit au milieu d'un étang, dans un
cloître baigné de pierres, de fleurs, d'oiseaux et de
cyprès ou sur une chaise comme celle peinte par Van Gogh, dans
une chambre sans charme, sans rien, le poète recueille
l'ascèse et le silence, le retrait et la réflexion et sa
poésie tournée vers la philosophie et les délices
spirituels tend à l'élévation par des chemins
d'abstractions ou d'images raffinées et sensibles.
Dans la fougue, dans la violence, dans le rejet, dans la
dénonciation, la révolte, l'indignation le poète
peut être la voix de la tempête, du blasphème , de
l'ironie. Il peut vouloir détruire, déconstruire, hurler
comme un possédé contre toutes les injustices, tous les
abus et, alors qu'il se tient immobile dans sa chambre, il
fait marcher des foules dans les rues.
Mais il y a aussi les poètes qui déambulent
et c'est à eux qu'aujourd'hui je voudrais me consacrer.
Ils vont par monts et par vaux, ils vont de
village en village, de ville en ville. Ils déambulent et glanent
les rumeurs, frôlent les corps et les âmes,
s'imprègnent de paysages, de rivages, de rues tortueuses,
solaires ou pluvieuses et hument à satiété l'air
du temps, les désirs, les ferveurs et spleens des chemins, des
routes et des rues.
Au milieu des
foules ils errent, flânent,
marchent. Ils voient et convoitent ces vies singulières,
éphémères, énigmatiques et leurs vers ont
la cadence de leurs pas, rapides ou indolents. Ils semblent
avides de rencontres, de rêveries, d'ivresse passagère.
Ils déploient en de larges strophes les espaces qu'ils ont
traversés comme pour englober dans leur poème la
qualité de l'air, la force du passage, l'aimantation
fascinante des foules en marche.
Des pas, les poèmes, des pas immenses et féconds.
Et le poète est alors un colporteur de chaque merveille
qu'il découvre et des riens qu'il glane en passant, il est le
réceptacle d'une mémoire aux mille voix frissonnantes,
murmurantes ou tonitruantes et son poème est souvent long,
sinueux, une brassée de sensations, d'objets
hétéroclites, de mondes mystérieux surgissant au
détour des chemins et des rejets ou contre rejets, rimes ou
assonances, vers impairs, libres à l'instar de ce pas qu'on
entend, le pas de la langue et du songe, le pas du désir et de
l'acuité des regards, des vibrations, des douleurs et des joies
du passage.
Voici Pier Paolo Pasolini,
marcheur infatigable, cinglant, sensuel, éprouvant la foule, la
chaleur, la sueur et tous les mouvements des rues, les
difficultés des rues, les faits et gestes de chacun, offrant
avec des mots son regard aigu sur la vie.
«
Pauvre, merveilleuse
cité,
tu m'as appris ce que les hommes,
joyeux et cruels, apprennent,
enfants,
les petites choses où se
découvre
la paisible grandeur de la vie, le
fait, ainsi,
de marcher, vigilant et dur, dans
la cohue
de la rue, de [...] comprendre
que peu de gens connaissent les
passions
dont est faite ma vie :
que s'ils n'ont rien de fraternel,
ce sont pourtant
des frères, puisqu'ils
connaissent, justement,
des passions d'hommes,
et que, joyeux, inconscients,
absolus,
ils vivent d'expériences
qui me sont inconnues. Pauvre,
merveilleuse
cité, tu m'as fait faire
l'expérience de cette vie
inconnue : jusqu'à me faire
découvrir
ce qu'était, pour chacun,
le monde. »
Ainsi Pasolini, dans "Les cendres de Gramsci" (1956) dont
l'extrait ci-dessus est tiré, rend tangible
l'adéquation entre la connaissance et l'expérience
concrète de la rue. Le dehors est à la fois
révélateur de soi et saisissement de l'autre, dans ce
qu'il a de plus distinct et de plus authentique et c'est cette
connaissance à travers les petits riens de la vie quotidienne
dans la tiédeur de l'air, dans la misère des choses, des
gestes, humains-inhumains, fraternels- étrangers que le
poète-cinéaste engrange sa moisson d'humanité et
qu'il peut trouver la puissance de la déverser en pluie de
tercets vibrants de toute l'émotion recueillie au fil des jours,
au cours de ses balades et errances.
Ce qu'il aime avant tout dans la marche, Pasolini, c'est
frôler l'autre dans l'instant du passage et en saisir , en un
clin d'œil absolu, la vérité, le sens, la
fragilité comme si dans la vibration volatile de
l'instantané se nichait le plus connaissable de l'inconnaissable
d'une personne, de sorte que marcheur, il capte la marche d'autrui avec
le plaisir évident du cinéaste qu'il ne cesse jamais
d'être.
« Ces deux-là,
par des quartiers mêlés
de jour et de misère, marchent
enlacés,
et que leurs pas emplissent d'une joie
païenne,
disent, d'un air heureux, que l'histoire
revêt
mille visages, et que souvent les derniers
sont les premiers : tant s'incarnent avec
clarté
en ce cœur naïf qu'ils arborent
les confuses et réelles
espérances du monde, »
Ce qui s'écoule, ce qui va et se perd, en revanche, dans
la poésie de Pessoa ce n'est pas
à proprement son moi éparpillé, dilaté,
toujours remodelé, transfiguré, c'est sa production
poétique elle-même. A peine née, elle
échappe, s'évade, prend ses distances et
s'émancipe à jamais. Le poète a pu marcher, mais
il est immobilisé face à la mobilité indomptable
du poème en partance.
«
De la plus
haute fenêtre de ma maison
avec un mouchoir blanc je dis adieu
à mes vers qui partent vers
l'humanité.
Et je ne suis ni joyeux ni triste.
Tel est le destin des vers.
Je les ai écrits et je dois
les montrer à tous
parce que je n'en puis user
différemment,
tout comme la fleur ne peut
dissimuler sa couleur,
ni le fleuve dissimuler qu'il
coule,
ni l'arbre dissimuler qu'il
fructifie.
Les voilà qui
s'éloignent comme en diligence
et moi malgré moi
j'éprouve de la peine
comme une douleur dans le corps.
Qui sait qui les lira?
Qui sait en quelles mains ils
tomberont ?
Fleur, mon destin m'a cueilli pour
les yeux.
Arbre, on m'a arraché mes
fruits pour les bouches.
Fleuve, le destin de mes eaux
était de ne pas rester en moi.
Je me soumets et je me sens
presque joyeux,
presque joyeux comme un homme qui
se lasse d'être triste.
Allez-vous-en, de moi
détachez-vous!
L'arbre passe et se disperse dans
la Nature.
La fleur fane et sa
poussière dure à jamais.
Le fleuve coule puis se jette dans
la mer et ses eaux restent
ses eaux à lui.
Je passe et je demeure, comme
l'Univers. »
C'est dans "Le Gardeur de troupeaux" que se trouve cet admirable
poème de Fernando Pessoa. La Nature donne l'exemple
à l'Homme. Elle donne une leçon de détachement,
une leçon de lâcher prise et d'acceptation joyeuse
(« presque joyeuse ») du lâcher prise. Le
poème ne peut exister qu'en devenant une entité cosmique,
accédant en un même mouvement au grandiose et à
l'humilité des lois organiques qui nous gouvernent. Le
poème (et accessoirement le poète) rejoint
l'élémentaire et ne peut accéder à
l'éternité que par la brisure de
l'éphémère, en un continuum qui est celui des
fleurs, des fruits, des fleuves. Le double bind du dernier vers
embrasse et dépasse la contradiction inhérente à
la condition d'existence terrestre de tout ce qui est.
Comment ne pas songer en écho à ce vers du
poète portugais au distique de Guillaume
Apollinaire dans « Le Pont Mirabeau » :
« Vienne la
nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure »
Guillaume Apollinaire, poète sur
lequel je terminerai ce
périple des poètes-marcheurs, non qu'il n'y en ait
d'autres mais parce que cette entreprise n'aurait pas de fin et
deviendrait vaine ou répétitive, est le poète
à qui j'ai d'abord et constamment pensé en introduisant
cette dimension de la déambulation dans la poésie.
Dans Alcools, le poème liminal «Zone» comme
l'ultime poème «Vendémiaire» prennent le
lecteur dans un ample mouvement de marcheur en alerte. Un marcheur
noctambule ou du petit matin qui capte les prémices de l'avenir
en marchant dans Paris encore désert, encore endormi. De longs
retours en arrière jalonnent le parcours de « Zone
», mais chaque moment du passé est vécu comme
moment présent, anamnèse que le pas introduit, rappelle
et qui s'interpose l'espace d'une strophe à la marche
présente du poète dans Paris. Les temps se chevauchent,
se recouvrent et Paris disparaît dans l'évocation
inopinée de lieux d'expériences et de temps
antérieurs, car le voyage d'ici et maintenant est avant tout
voyage mental permettant l'accès à d'autres temps,
à d'autres rencontres, aux amours défuntes, aux
apprentissages divers, aux sorties oisives, festives et aux traditions
et beautés de villes étrangères dans lesquelles le
poète, déjà , déambulait.
Entre les premiers vers de Zone et les derniers, le poète
a marché du quartier de la Tour Eiffel
«Bergère
ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce
matin»
aux
environs d'Auteuil :
« Tu
marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à
pied /Dormir parmi tes fétiches... » et tout en marchant il revient sur
ses pas et plonge dans son passé:
« Voilà la jeune rue
et tu n'es encore qu'un petit enfant ».
A un moment donné Apollinaire
dit d'ailleurs:
« Les aiguilles de l'horloge du
quartier
juif vont à rebours
Et tu recules aussi dans ta vie lentement »
Puis quelques strophes plus loin, en introduisant l'adverbe
«maintenant» ou encore «aujourd'hui» ,
le poète brouille les pistes en laissant planer un doute sur le
présent évoqué:
« Maintenant tu marches dans
Paris
tout seul parmi la foule
Des troupeaux d'autobus mugissants près de toi roulent
L'angoisse de l'amour te serre le gosier »
« Aujourd'hui tu marches dans Paris
les
femmes sont ensanglantées
C'était et je voudrais ne pas m'en souvenir c'était au
déclin de la beauté. »
Puis les lieux vont défiler presque comme en une vision
onirique. Tout s'impose à l'esprit du poète de
façon nette, comme si les faits venaient de se produire:
vivacité et acuité hallucinantes de l'évocation
sertie de détails - bruits, couleurs, parfums,
émotions intacts -. On pérégrine ainsi de
Chartres au bord de la Méditerranée, de Prague
à Marseille, de Coblence à Rome, d'Amsterdam à
Paris escorté de «
gens de toute sorte», si vivants, si tendrement,
durement
croqués, ce sont comme des eaux-fortes du quotidien et tout un
amas hétéroclite de sensations, d'objets,
d'érudition, d'émotions se déversent dans ce
poème-monde où, sans qu'il en ait conscience le
poète fait un bilan sur un passé en passe de
s'éteindre avec l'intuition de l'imminence d'une catastrophe,
d'une fin sanglante et terrifiante.
Le poème n'est pas la traduction d'une errance (sauf
à considérer les réflexions et souvenirs qui
jalonnent cette longue marche comme une errance mentale) mais celle
d'une trajectoire d'un point de la ville à un autre. Le
poète déambule et traverse des quartiers de Paris pour
rentrer chez lui, à Auteuil. Nulle impression
d'égarement : toute l'attention peut donc se concentrer sur les
scènes vécues, sur les souvenirs douloureux ou singuliers
qui sont comme autant de tableaux frappant l'imagination.
« Et tu observes
au lieu d'écrire
ton conte en prose
La cétoine qui dort dans le cœur de la rose. »
Avec « Vendémiaire » , la portée
visionnaire du texte et le déploiement de la fresque
révolutionnaire ne se déclenchent qu'avec la marche du
poète dans Paris. Il l'indique clairement à la
troisième strophe de ce poème épique:
« Un soir passant
le long des quais
déserts et sombres
En rentrant à Auteuil j'entendis une voix
Qui chantait gravement se taisant quelquefois
Pour que parvînt aussi sur les bords de la Seine
La plainte d'autres voix limpides et lointaines »
Le ralliement des villes à l'élan
révolutionnaire remplace le surgissement des souvenirs du
poème « Zone », mais les strophes se
déploient sans qu'on n'oublie jamais tout à fait la
scansion de la marche, le défilé des rues par lesquelles
Apollinaire passe, ni l'ivresse entretenue comme un feu du titre du
poème à ses moindres recoins, l'ivresse qui aimante,
fédère, exalte et se fait chant « Écoutez
mes chants d'universelle ivrognerie », une véritable
« force qui va » à l'instar d'Hernani, une force
poétique galvanisée par l'alcool qui donne accès
à la profusion, à la connaissance de l'univers tout
entier:
« Je suis
ivre d'avoir bu tout
l'univers »
« Et je boirai encore s'il me plaît l'univers
»
Dans ces stances orgiaques, dans ces strettes dionysiaques un
désir hors du commun possède le poète mais au
sortir de ce chant visionnaire et tonitruant , il reste le tableau
élégiaque d'un instantané parisien et la vaste
fresque se termine par une pause contemplative ouvrant au jour nouveau
qui se lève:
« Et la nuit de
septembre s'achevait
lentement
Les feux rouges des ponts s'éteignaient dans la Seine
Les étoiles mouraient le jour naissait à peine
»
|