LECTURE  CHRONIQUE


Revues papiers,
revues électroniques,
critiques et coup de coeur du livre.


ACCUEIL

________________________________________________________


ARCHIVES:  LECTURE CHRONIQUE

Regard sur l'écriture - Soleil et Cendres - Au coeur du cri... et plus

LECTURE -CHRONIQUE

Dans le soufle du pas
 

présenté par
Dominique Zinenberg

Dans le souffle du pas...
                                         
« poèmes, quand on fait route avec des poèmes, voilà donc
les chemins que l'on parcourt? Sont-ce simplement des
chemins détournés, des chemins qui mènent par un détour
de toi à toi? Mais ce sont aussi, parmi d'autres chemins,des
chemins sur lesquels la parole se fait voix, ce sont des
rencontres, les chemins d'une voix en route vers un toi
qui entende, les chemins d'une créature en marche, des
projets de soi peut-être, une façon de se faire précéder de
soi pour aller au devant de soi, d'être à la recherche de
soi-même ... Une façon de rentrer chez soi, au pays. »

                           Paul Celan, Le Méridien (1960) traduit par Jean Launay.


Tous les poètes ne déambulent pas. Certains restent à rêver, le front aux vitres; d'autres sont assis et regardent au loin et en eux; d'autres encore vers le ciel. Quelques-uns portent en eux d'anciens rivages, la nostalgie d'autres pays auxquels ils s'agrippent ainsi qu'à une langue matricielle plus encore que maternelle avec laquelle ils songent.

  Dans bien des cas les poètes choisissent le rendez-vous d'amour sans se lasser jamais de détailler les yeux, la bouche, la peau , les mains de leur amour. N'est-ce pas aussi un voyage que de tenter l'éloge du corps aimé, ses fluides, sa saveur, le parfum des haleines et n'a-t-on pas en mémoire instantanément « un hémisphère dans une chevelure » de Charles Baudelaire?

  Guetter, attendre le pas, la silhouette, l'ombre ou l'odeur de l'aimé(e), n'est-ce pas à proprement parler  s'immerger dans une rêverie vagabonde, une errance mystérieuse, intangible et sacrée, voyager de l'autre à soi, de soi vers l'autre en une traversée périlleuse, sensible ou cruelle ?
        

                
« Ne hâte pas cet acte tendre,
                    Douceur d'être et de n'être pas,
                    Car j'ai vécu de vous attendre,
                    Et mon cœur n'était que vos pas. »
(Paul Valéry)

Ce sont Charmes secrets que l'immobilité de l'attente dans la pulsation imaginaire des pas de l'amant(e) attendu(e).

Il est des poètes dont l'interrogation essentielle est l'écriture du poème. Spirale introspective, retour douloureux, obsédant, infini sur le mystère de l'écriture s'écrivant.

Désir, fascination, satisfaction. Écrire.

Je vous le dis, c'est mon poème, il m'écrit, je l'écris. Je savoure ces mots qui louent la merveille de dire qu'on écrit! Le surplace est un délice d'écriture, un vertige.

L'écriture comme obsession: en boucle, de la haute voltige, épurée. Le mot y règne dans son écrin squelettique, plus fort d'être étique ou avare, plus altier d'être évidé, dépouillé, dépourvu, aéré. Tout un courant actuel est animé par ce souffle là, celui d'imbriquer étroitement le propos, la composition et le rappel qu'en fin de compte, ce qui compte c'est l'écriture même du poème, élaboration, mise en page, éclosion. Tout devient métaphore de l'écriture, même l'amour n'est qu'un sous produit de l'acte préférentiel qu'est l'écriture. Sous l'acte érotique banal, le sentiment amoureux banal se cache et s'accomplit l'acte réel, fascinant , l'acte qui demeure (l'autre restant évanescent et soumis aux aléas et aux caprices du destin), l'offrande du poème. Et d'abord à soi : sous mes yeux de poète naît un poème!

Qui pénètre dans ce temple-là contemple la genèse de la création et veut croire en  l'illusion de participer au mystère orphique du Poème. Il va de soi qu'il ne peut y avoir là que peu d'initiés. Cénacle fermé, chasse gardée! On y est un élu, un appelé. La grâce encercle dans un nimbe magique le poète par essence. Peut-on encore y respirer, et peut-on la saisir cette farouche poésie qui échappe, bien qu'on y aspire, qu'on l'implore et la choie ?

Poème-prière, poème-incantation, poème-supplication.

Quelle terreur que sa fuite possible! Quelle hantise la feuille blanche! N'est-elle pas, déesse implacable qui aussi bien rejette et délaisse!


Le poète peut-être comme un spectateur dans une salle de théâtre ou d'opéra. Il entend, écoute la voix, le rythme; voit les étoffes, les volumes, les couleurs, les lumières ; est pénétré de parfums, de saveurs, des caresses et claques du monde.

Devenu bloc de concentration, il accède à la contemplation.

Qu'il soit au milieu d'un étang, dans un cloître baigné de pierres, de fleurs, d'oiseaux et de cyprès ou sur une chaise comme celle peinte par Van Gogh, dans une chambre sans charme, sans rien, le poète recueille l'ascèse et le silence, le retrait et la réflexion et sa poésie tournée vers la philosophie et les délices spirituels tend à l'élévation par des chemins d'abstractions ou d'images raffinées et sensibles.

Dans la fougue, dans la violence, dans le rejet, dans la dénonciation, la révolte, l'indignation le poète peut être la voix de la tempête, du blasphème , de l'ironie. Il peut vouloir détruire, déconstruire, hurler comme un possédé contre toutes les injustices, tous les abus  et, alors qu'il se tient immobile dans sa chambre, il fait  marcher des foules dans les rues.

 Mais il y a aussi les poètes qui déambulent et c'est à eux qu'aujourd'hui je voudrais me consacrer.

Ils vont par monts et par vaux, ils vont de village en village, de ville en ville. Ils déambulent et glanent les rumeurs, frôlent les corps et les âmes, s'imprègnent de paysages, de rivages, de rues tortueuses, solaires ou pluvieuses et hument à satiété l'air du temps, les désirs, les ferveurs et spleens des chemins, des routes et des rues.

Au milieu des foules ils errent, flânent, marchent. Ils voient et convoitent ces vies singulières, éphémères, énigmatiques et leurs vers ont la cadence de leurs pas, rapides ou indolents. Ils semblent  avides de rencontres, de rêveries, d'ivresse passagère. Ils déploient en de larges strophes les espaces qu'ils ont traversés comme pour englober dans leur poème la qualité de l'air, la force du passage,  l'aimantation fascinante des foules en marche.

Des pas, les poèmes, des pas immenses et féconds.

Et le poète est alors un colporteur de chaque merveille qu'il découvre et des riens qu'il glane en passant, il est le réceptacle d'une mémoire aux mille voix frissonnantes, murmurantes ou tonitruantes et son poème est souvent long, sinueux, une brassée de sensations, d'objets hétéroclites, de mondes mystérieux surgissant au détour des chemins et des rejets ou contre rejets, rimes ou assonances, vers impairs, libres à l'instar de ce pas qu'on entend, le pas de la langue et du songe, le pas du désir et de l'acuité des regards, des vibrations, des douleurs et des joies du passage.

Voici
Pier Paolo Pasolini, marcheur infatigable, cinglant, sensuel, éprouvant la foule, la chaleur, la sueur et tous les mouvements des rues, les difficultés des rues, les faits et gestes de chacun, offrant avec des mots son regard aigu sur la vie.

   
« Pauvre, merveilleuse cité,
       tu m'as appris ce que les hommes,
       joyeux et cruels, apprennent, enfants,

       les petites choses où se découvre
       la paisible grandeur de la vie, le fait, ainsi,
       de marcher, vigilant et dur, dans la cohue

       de la rue, de [...] comprendre
       que peu de gens connaissent les passions
       dont est faite ma vie :
       que s'ils n'ont rien de fraternel, ce sont pourtant

       des frères, puisqu'ils connaissent, justement,
       des passions d'hommes,
       et que, joyeux, inconscients, absolus,

       ils vivent d'expériences
       qui me sont inconnues. Pauvre, merveilleuse
       cité, tu m'as fait faire

       l'expérience de cette vie
       inconnue : jusqu'à me faire découvrir
       ce qu'était, pour chacun, le monde. »


Ainsi Pasolini, dans "Les cendres de Gramsci" (1956) dont l'extrait ci-dessus est tiré,  rend tangible l'adéquation entre la connaissance et l'expérience concrète de la rue. Le dehors est à la fois révélateur de soi et saisissement de l'autre, dans ce qu'il a de plus distinct et de plus authentique et c'est cette connaissance à travers les petits riens de la vie quotidienne dans la tiédeur de l'air, dans la misère des choses, des gestes, humains-inhumains, fraternels- étrangers que le poète-cinéaste engrange sa moisson d'humanité et qu'il peut trouver la puissance de la déverser en pluie de tercets vibrants de toute l'émotion recueillie au fil des jours, au cours de ses balades et errances.

Ce qu'il aime avant tout dans la marche, Pasolini, c'est frôler l'autre dans l'instant du passage et en saisir , en un clin d'œil absolu, la vérité, le sens, la fragilité comme si dans la vibration volatile de l'instantané se nichait le plus connaissable de l'inconnaissable d'une personne, de sorte que marcheur, il capte la marche d'autrui avec le plaisir évident du cinéaste qu'il ne cesse jamais d'être.

    
« Ces deux-là, par des quartiers mêlés
     de jour et de misère, marchent enlacés,
     et que leurs pas emplissent d'une joie païenne,

     disent, d'un air heureux, que l'histoire revêt
     mille visages, et que souvent les derniers
     sont les premiers : tant s'incarnent avec clarté

     en ce cœur naïf qu'ils arborent
     les confuses et réelles espérances du monde, »

 
Ce qui s'écoule, ce qui va et se perd, en revanche, dans la poésie de
Pessoa ce n'est pas à proprement son moi éparpillé, dilaté, toujours remodelé, transfiguré, c'est sa production poétique elle-même. A peine née, elle échappe, s'évade, prend ses distances et s'émancipe à jamais. Le poète a pu marcher, mais il est immobilisé face à la mobilité indomptable du poème en partance.

     
« De la plus haute fenêtre de ma maison
       avec un mouchoir blanc je dis adieu
       à mes vers qui partent vers l'humanité.

       Et je ne suis ni joyeux ni triste.
       Tel est le destin des vers.
       Je les ai écrits et je dois les montrer à tous
       parce que je n'en puis user différemment,
       tout comme la fleur ne peut dissimuler sa couleur,
       ni le fleuve dissimuler qu'il coule,
       ni l'arbre dissimuler qu'il fructifie.

       Les voilà qui s'éloignent comme en diligence
       et moi malgré moi j'éprouve de la peine
       comme une douleur dans le corps.

       Qui sait qui les lira?
       Qui sait en quelles mains ils tomberont ?

       Fleur, mon destin m'a cueilli pour les yeux.
       Arbre, on m'a arraché mes fruits pour les bouches.
       Fleuve, le destin de mes eaux était de ne pas rester en moi.
       Je me soumets et je me sens presque joyeux,
       presque joyeux comme un homme qui se lasse d'être triste.

       Allez-vous-en, de moi détachez-vous!
       L'arbre passe et se disperse dans la Nature.
       La fleur fane et sa poussière dure à jamais.
       Le fleuve coule puis se jette dans la mer et ses eaux restent
       ses eaux à lui.

       Je passe et je demeure, comme l'Univers. »


C'est dans "Le Gardeur de troupeaux" que se trouve cet admirable poème de  Fernando Pessoa. La Nature donne l'exemple à l'Homme. Elle donne une leçon de détachement, une leçon de lâcher prise et d'acceptation joyeuse (« presque joyeuse ») du lâcher prise. Le poème ne peut exister qu'en devenant une entité cosmique, accédant en un même mouvement au grandiose et à l'humilité des lois organiques qui nous gouvernent. Le poème (et accessoirement le poète) rejoint l'élémentaire et ne peut accéder à l'éternité que par la brisure de l'éphémère, en un continuum qui est celui des fleurs, des fruits, des fleuves. Le double bind du dernier vers embrasse et dépasse la contradiction inhérente à la condition d'existence terrestre de tout ce qui est.

  Comment ne pas songer  en écho à ce vers du poète portugais au distique  de
Guillaume Apollinaire dans « Le Pont Mirabeau » :

                
« Vienne la nuit sonne l'heure
                  Les jours s'en vont je demeure »


  Guillaume Apollinaire, poète sur lequel je terminerai ce périple des poètes-marcheurs, non qu'il n'y en ait d'autres mais parce que cette entreprise n'aurait pas de fin et deviendrait vaine ou répétitive, est le poète à qui j'ai d'abord et constamment pensé en introduisant cette dimension de la déambulation dans la poésie.

Dans Alcools, le poème liminal «Zone» comme l'ultime poème «Vendémiaire» prennent le lecteur dans un ample mouvement de marcheur en alerte. Un marcheur noctambule ou du petit matin qui capte les prémices de l'avenir en marchant dans Paris encore désert, encore endormi. De longs retours en arrière jalonnent le parcours de « Zone », mais chaque moment du passé est vécu comme moment présent, anamnèse que le pas introduit, rappelle et qui s'interpose l'espace d'une strophe à la marche présente du poète dans Paris. Les temps se chevauchent, se recouvrent et Paris disparaît dans l'évocation inopinée de lieux d'expériences et de temps antérieurs, car le voyage d'ici et maintenant est avant tout voyage mental permettant l'accès à d'autres temps, à d'autres rencontres, aux amours défuntes, aux apprentissages divers, aux sorties oisives, festives et aux traditions et beautés de villes étrangères dans lesquelles le poète, déjà , déambulait.

Entre les premiers vers de Zone et les derniers, le poète a marché du quartier de la Tour Eiffel

«Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin»

aux environs d'Auteuil :

«  Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied /Dormir parmi tes fétiches... » et tout en marchant il revient sur ses pas et plonge dans son passé:
« Voilà la jeune rue et tu n'es encore qu'un petit enfant »
.

A un moment donné Apollinaire dit d'ailleurs:

« Les aiguilles de l'horloge du quartier juif vont à rebours
   Et tu recules aussi dans ta vie lentement »


Puis quelques strophes plus loin, en introduisant l'adverbe «maintenant»  ou encore «aujourd'hui» , le poète brouille les pistes en laissant planer un doute sur le présent évoqué:

 « Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule
 Des troupeaux d'autobus mugissants près de toi roulent
 L'angoisse de l'amour te serre le gosier »


« Aujourd'hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées
C'était et je voudrais ne pas m'en souvenir c'était au déclin de la beauté. »


  Puis les lieux vont défiler presque comme en une vision onirique. Tout s'impose à l'esprit du poète  de façon nette, comme si les faits venaient de se produire: vivacité et acuité hallucinantes de l'évocation sertie de détails - bruits,  couleurs,  parfums,  émotions intacts -. On pérégrine ainsi de Chartres  au bord de la Méditerranée, de Prague à Marseille, de Coblence à Rome, d'Amsterdam à Paris escorté de
« gens de toute sorte», si vivants, si tendrement, durement croqués, ce sont comme des eaux-fortes du quotidien et tout un amas hétéroclite de sensations, d'objets, d'érudition, d'émotions se déversent dans ce poème-monde où, sans qu'il en ait conscience le poète fait un bilan sur un passé en passe de s'éteindre avec l'intuition de l'imminence d'une catastrophe, d'une fin sanglante et terrifiante.

  Le poème n'est pas la traduction d'une errance (sauf à considérer les réflexions et souvenirs qui jalonnent cette longue marche comme une errance mentale) mais celle d'une trajectoire d'un point de la ville à un autre. Le poète déambule et traverse des quartiers de Paris pour rentrer chez lui, à Auteuil.  Nulle impression d'égarement : toute l'attention peut donc se concentrer sur les scènes vécues, sur les souvenirs douloureux ou singuliers qui sont comme autant de tableaux frappant l'imagination.

 
« Et tu observes au lieu d'écrire ton conte en prose
  La cétoine qui dort dans le cœur de la rose. »


 Avec « Vendémiaire » , la portée visionnaire du texte et le déploiement de la fresque révolutionnaire ne se déclenchent qu'avec la marche du poète dans Paris. Il l'indique clairement à la troisième strophe de ce poème épique:

 
« Un soir passant le long des quais déserts et sombres
  En rentrant à Auteuil j'entendis une voix
  Qui chantait gravement se taisant quelquefois
  Pour que parvînt aussi sur les bords de la Seine
  La plainte d'autres voix limpides et lointaines »


  Le ralliement des villes à l'élan révolutionnaire remplace le surgissement des souvenirs du poème « Zone », mais les strophes se déploient sans qu'on n'oublie jamais tout à fait la scansion de la marche, le défilé des rues par lesquelles Apollinaire passe, ni l'ivresse entretenue comme un feu du titre du poème à ses moindres recoins, l'ivresse qui aimante, fédère, exalte et se fait chant « Écoutez mes chants d'universelle ivrognerie », une véritable « force qui va » à l'instar d'Hernani, une force poétique galvanisée par l'alcool qui donne accès à la profusion, à la connaissance de l'univers tout entier:

  
« Je suis ivre d'avoir bu tout l'univers »

  «  Et je boirai encore s'il me plaît l'univers »


  Dans ces stances orgiaques, dans ces strettes dionysiaques un désir hors du commun possède le poète mais au sortir de ce chant visionnaire et tonitruant , il reste le tableau élégiaque d'un instantané parisien et la vaste fresque se termine par une pause contemplative ouvrant au jour nouveau qui se lève:

 
« Et la nuit de septembre s'achevait lentement
  Les feux rouges des ponts s'éteignaient dans la Seine
  Les étoiles mouraient le jour naissait à peine »


Paul Celan, Paul Valéry,
Pier Paolo Pasolini
, Guillaume Apollinaire,
Fernando Pessoa


présentés par Dominique Zinenberg
Francopolis juin 2015

 

Créé le 1 mars 2002

A visionner avec Internet Explorer