«Tout
commence / par une fin / mince / limite / ô si fine si
ténue si légère si étroite si / menue si
cachée si interne si dérobée si / scellée »1 écrit Bernard Noël.
Par où entrer dans cette poésie qui situe la fin au seuil
sinon par son goût immodéré pour l’inversion ?
Poésie de l’envers, du revers : « j’écris mon nom sur mon corps / ma peau voudrait se retourner »
— souvent comme un gant —. Mais c’est d’abord une poésie qui
profère la blessure et la décline en maintes expressions
: crevasse, trou, déchirure, fente… ; une poésie qui/que
dit le corps éprouvé, comme chez Artaud, mais surtout une
poésie qui établit un parallélisme entre le
paradigme de la blessure et celui, autrement plus jouissif, du plaisir.
Plaisir et déplaisir répondent aux mêmes noms. Que
la poésie de Bernard Noël apparie la chose et son
contraire, cela fait de l’oxymore une de ses figures
macrostructurelles, une de ses sources.2
La poésie naît de l’empalement, de cette figure de la
démesure, de la perversion, de la cruauté du plaisir et
du plaisir de la cruauté. La torture : préfixe à
toute écriture. Torture ? –cheminement, incursion dans les
limites de l’indicible et à la suite de Bataille,
néologie pour dire aventure intérieure : « Je ne
veux plus parler d’expérience intérieure (ou mystique)
mais de pal » (Treize cases du Je). Torture. Il n’est pas
jusqu’au désir qui ne soit supplice. Désirer signifie
accepter des stigmates car le propre de cette pulsion est d’être
quête de sa ruine. Le désir est une vocation au suicide :
l’abîme est cela même qu’il cherche — nonobstant le
renouvellement tout danaïdien à quoi il est voué.
Dès
lors, il est impératif d’établir une syntaxe du désir telle que cette pulsion
s’en trouve préservée. Il faut que le corps s’ankylose dans l’abrupt du désir.
Jeu aventureux de cela qui se nourrit de sa négation. Préserver la raideur du
corps, c’est lui épargner de sombrer dans ce à quoi il est prédestiné. On
trouvera dans La rumeur de l’air une astuce pour maintenir la rigidité
du désir, conseil pratique pour que le sperme « se trouve activé, mais ne sort[e] point ; il quitte / la tige de
jade et entre dans le cerveau …» [3]. Précaire parité entre
l’acmé du désir et le vallonnement de sa débâcle qui vise à ce que le désir ait
toutes les apparences du cri. Le désir, son écriture et le cri sont
isomorphes : « Vouloir se consumer
et, dans le même temps, vouloir durer : la clé du cri. »
« Le désir d’équilibre absolu (de
totalité) qui m’invite à écrire et m’en empêche,
c’est le désir d’inclure aussi
dans l’écriture l’échec de l’écriture, de joindre le silence et la parole…»
Transcrit
de la sorte, le désir se voit soustrait à son objet, protégé de l’extinction à
quoi il aspire comme pour atteindre une salutaire intransitivité. Rêve d’une
pure présence eidétique où le sujet n’a pas besoin d’objet pour être. Regagner
le désir, le nourrir de cela même qui le contrarie n’est pas synonyme de
quelque freudienne sublimation mais de récupération — si le mot n’avait les
relents que l’on sait. Il s’agit de recouvrer les forces morbides en nous non
pas pour les vaincre mais pour les narguer et quasiment les torturer. Peut-être
qu’éprouver un désir n’est que synonyme de le réprimer. Mais cette répression
du désir n’a pas d’autre vœu que de le convertir à la pronominalité qui est
avant tout réflexivité du regard permettant non pas la perception d’autre chose
mais une perception de la perception même. La poésie de Bernard Noël est portée
sur l’autogénitif. C’est pourquoi la figure emblématique de cette entreprise
qui vise à s’approprier sa libido est la réversion du type : désir de
désir et que Bernard Noël décline à l’envi : rien que dans Le Lieu des
Signes, on peut relever les expressions: « conscience de conscience » (p.10), « savoir du savoir » (p. 72), « soif de la soif » (p. 104). Ici l’ (auto) génitif n’apparie
pas seulement la chose et son nom, il dit surtout le besoin de pronominalité.
Un phénomène ne vaut que par l’effet qu’il produit sur lui-même. Nous ne sommes
sujets que dans la mesure où nous prospectons les contrées intérieures. L’étant
vaut par sa pronominalité. Contre toute attente, il oriente le lecteur vers la
quintessence de la chose, celle qui est de / dans i.e. le de–dans. Ce dedans
s’exemplifie dans un mode très productif sous la plume de Bernard Noël, celui
de l’emboîtement. L’emboîtement est un corollaire de l’autogénitif, un des
modes sous lesquels il se décline. Syntaxiquement, l’emboîtement procède par un
simple changement de préposition. Il substitue à la préposition « de » la préposition « dans ». A l’affiliation que
signifie le génitif, l’emboîtement substitue la mise en abyme : ce sont
« les images dans l’image »la mort dans la
mort L’emboîtement s’illustre
aussi dans « »[7]
où l’on peut voir un prélude à la mort de la mort qu’annonce Le Lieu des
signes : « Même le mot
mourir doit mourir »[8]. Pour cela il faut que l’œil s’inverse,
explore les contrées du sub,
l’arrière pays du miroir. Nous voyons dans Le Lieu des signes les objets
vivre de leur propre vie, se muer en sujets et faire du sujet qui les observe
leur objet. Le tout advenant à la faveur d’une discipline imposée au regard. Il
semble que cet exercice insinue que le plus dur n’est pas de voir mais de ne
pas voir. L’exercice ne vise pas l’acuité du regard mais une sorte de myopie
qui permet au poète d’être objet de l’objet, objet de sa propre vue. Cette
dialectique permet au poète à force d’exercices de ne plus être que l’œil (se) repardant.
Paradoxalement, cette démarche ne permet pas au poète de saisir les objets,
comme le fit Francis Ponge mais de se détacher de tout, de ne plus être sujet.
La poésie de Bernard Noël est poésie d’apprentissage : elle est l’exercice
d’un avant-goût du néant qui se profile. Elle est surtout tentative, qui se
sait vouée à l’échec, de saisir le temps. Cette appréhension du temps est la
raison d’être de l’exploration de l’espace intérieur. Un passage de La
Matrice des signes demande à être cité à ce propos : « Il y a quelque part, à l’état visible ou
invisible, une somme de l’expérience humaine qui nous concerne directement. Il
suffit d’un peu de voyance. Cette somme est égale au temps qui n’est pas une
abstraction mais la trace continue de notre incarnation. Le temps égale tous
les actes et tous les signes : il les contient comme l’eau contient le
sel. »
« Il faut voyager dans son corps à la
rencontre du temps… »
C’est
le temps matérialisé qui explique cette spéléologie intérieure à laquelle
Bernard Noël s’adonne. Le temps est la substance que le vécu entasse en nous.
Le corps est dès lors le corps et autre chose que le corps : du temps
amassé. Nous sommes peut-être des amas de temps.
Cette expérience du néant n’est nulle part ailleurs
plus intensément vécue que dans l’expérience érotique. Lisant Bernard Noël, je
me prends à me demander qu’est-ce qui, par delà la vieille parenté entre Eros
et Thanatos, fait de la scène amoureuse le champ idoine de l’expérience du
vide ? Comment la plénitude amoureuse se prête-t-elle à n’être qu’un autre
nom du néant ? La scène amoureuse est plus périlleuse qu’il n’y paraît, ce
qui s’y joue c’est moins l’abîme de la satisfaction qu’une sorte de rapt
d’identité. La scène amoureuse convoque ipséité et altérité, joue à gommer l’un
pour l’autre. L’un pour l’autre est le principe même de la métaphore. La scène
amoureuse est plus poétique qu’il n’y paraît. Elle engage une métaphoricité où
l’être troque son identité pour autre chose, sans rien subtiliser à l’autre,
sans rien lui prendre. En amour, on ne prend rien : « Regarde-moi / je perdrai mon visage / je
serai ton amour ».
« Je serai
ton amour » dit le poète : s’agit-il de cesser d’être ou d’un
devenir autre ? Ou alors d’être sous un autre mode ? Remarquons que
chez Bernard Noël, il y a une différance entre les pronoms « je » et « moi », entre la fonction sujet et la fonction objet. Sujets,
nous ne le sommes nullement. Il s’agit de faire l’apprentissage de la fonction
objet, l’apprentissage de la mort qu’il faut apprivoiser non pas pour la
domestiquer, ce qui serait une chimère, mais pour la répéter (au sens où l’on
dit les acteurs répètent en vue de la représentation) S’agit-il d’un avant goût
du néant ? La descente amoureuse s’apparente à une élévation, à une forme
de transcendance. Je tourne autour du mot sublime que je cherche à signifier.
Cette transcendance n’est pas d’ordre spirituel ; mais charnel.
Charnellement, elle s’exprime à travers l’érection : « toute érection / fait au ciel / une portée
de songes ». C’est sans doute le sens
qu’il convient de donner à l’expression métaphysique du corps comme on la
trouve chez le poète.
Le poème et le corps sont animés par le même
mouvement : chacun d’eux se regarde, se refusant à tout ce qui les veut
enfermer dans un carcan, à tous ceux par qui L’Outrage aux mots
arrive. Corps et poème n’aspirent qu’à la source. Où il convient de donner à ce dernier mot
les mêmes sens que leur donnent l’arabe et l’hébreu : Aïn est tout à la fois réalité anatomique (œil), source et lettre
de l’alphabet : (synecdoctiquement, écriture). Ainsi donc corps et poème
n’aspirent qu’à se voir et qu’à dire leurs sources.
L’œil se scrute — comme dans ce titre de
Juliet — et le poème dialogue avec le poème — comme dans La Peau et les mots.
Poèmes bicéphales à lire sur deux colonnes hypostases. La perception du corps
est à l’image du poème fait de répétition (concaténation, anaphore) et d’inversion conjuguée : de chiasme. Le
chiasme fera correspondre au corps du poème le poème du corps.
Poème-corps et corps-poème : « Je
voulais donner un corps à mes mots / et des mots à mon corps » car : « tous les Mexique sont en nous, là où le flux
du temps pèse sur les circuits des nerfs.»> Les Mexique : des
uchronies (et non des utopies) que seule une poésie sans cette beauté à quoi
répugnait Bataille peut dire. Dépouiller le poème, c’est aller vers cela qui se
dérobe : « mais le visible est lié à
l’obscur / la mort écrit derrière les yeux »[16] ou encore dans le même
recueil : « la terre est derrière nos
yeux »[17] — Mexique compris. On
comprend la récurrence dans la poésie de Bernard Noël de la préposition « derrière » et d’un dense réseau lexical
rendant compte de l’enfoui, du dérobé. Précision : ce qui se dissimule le
plus à l’œil ce n’est pas tant le monde que l’œil lui-même : « l’œil cherche l’œil / en lui-même /
précairement »
que je glose en pronominal : l’œil se cherche. Sous la plume de Bernard
Noël, l’autre n’est jamais autre ; il est toujours une déclinaison du
même : « l’autre est un sosie de moi
/ même cicatrice »[19]. L’autre est réfugié en
moi : « c’est en nous même que
l’autre nous attend »[20] . Il m’invite à (me) voir,
à me voir (me) voir de loin comme si être était être à la fois en dehors de soi
et au dedans. J’appelle introscopie la vision de soi d’où découle le vertige de
cette chose sans synonyme : la vie. Pourtant se voir signifie naître. Se voir
est un préalable à toute genèse : « au
commencement, l’œil visita la moelle et je naquis » (La peau et les mots).
Chez Bernard Noël, le corps n’est pas un.
Nonobstant la grammaire, le corps est pluriel. Chaque organe jouit d’une
véritable autonomie et l’ensemble tend à se confondre avec le monde, avec
« la vie des choses ».
Corps tout à la fois démembré et prolongé à l’instar de ces vers où le mot se
fragmente, se disloque, s’écartèle pour pouvoir enjamber sur lui-même : « on connaît de plus en plus de morts / ainsi
la ma / tière agit sur l’ar / tiste et le prédispose à la pen / sée/ ta main/
est-ce un gant de chair ?/ il n’y a pas d’in / fini que dans le / fini ». La parataxe atteint le
cœur même du mot comme pour dire que se désagréger est un préalable au
dépassement, que l’infini est un mode, (préfixé) du fini.
On
comprend que Charles Juliet se reconnaisse dans cette poésie, qui dira de
Bernard Noël : « C’est un être de
repli, qui parle et vous écoute en demeurant enfoui dans d’épaisses strates de
silence, et qui donne le sentiment que rien ne peut rompre ou perturber le
contact qu’il maintient avec le plus original de lui-même » (Journal
III).
Chez
Bernard Noël, le désir est comme une page d’une nouvelle sémiologie du monde.
Cela n’est pas sans rappeler Merleau-Ponty écrivant que « le
propre du visible est d'avoir une doublure d'invisible »[22]. Réflexion qui se laisse
gloser en ceci : le phénomène est par ce qu’il recèle, par ce qu’il cache.
Comme la phénoménologie, la poésie est avant tout une reconsidération de l’œil,
une sémiologie de l’œil.
* Article paru dans le n°58
– Printemps
2010 de la revue Traversées
Né le 19 novembre 1930 à Sainte Geneviève sur Argence (Aveyron),
Bernard
Noël est l'un des grands noms de la poésie française contemporaine.
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Entretien avec Bernard Noël
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[1] « Hymen hymen hymen » La Rumeur de l’air in La Chute des temps NRF
Poésie/Gallimard, p. 204. 1983.
[2] « Le Bat de la bouche », La
Rumeur de l’air in La Chute des temps, op. cit. p. 194.
« Le Bat de la bouche », La
Rumeur de l’air in La Chute des temps. op. cit. p. 200.
[4] Le Lieu des signes, p. 106
[5] Le Lieu des signes, p. 45.
Le Lieu des signes, p. 42
Le Lieu des signes, p. 142
[8] Le Lieu des signes, p. 148
[9] Le Lieu des signe, pp. 61-62
[10] La
moitié du geste p. 39
[11] La
moitié du geste, p. 15
[12] Le Lieu des signes, p. 13
Le Lieu des signes, p. 125
[14] Le Lieu des signes, p. 10
[15] Le Lieu des signes, p. 64
[16] « Le Bat de la bouche », La
Rumeur de l’air in La Chute des temps, op. cit. p. 193.
[17] « Le Bat de la bouche », La Rumeur de l’air in La Chute des temps, op. cit. p. 195.
[18] « Dispersé », La moitié du geste, p.53. Fata Morgana, 1982.
[19] « Tombeau de pierre », La
Rumeur de l’air in La Chute des temps, op. cit. p. 209.
[20] « L’Aile sous l’écrit », La Rumeur de l’air in La Chute des temps, op. cit. p.
187.
[21] « Le Bat de la bouche », La Rumeur de l’air, in La Chute des temps, op. cit. p.
197-198.
[22] M. Merleau-Ponty : L’œil et l’esprit ;
Folio Essais 1989 p. 85.
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