"Mais qui est-il pour vous?"
(le grand Brel)


avril 2003, place des Francophones:
au milieu des fastueuses célébrations de l’année Jacques Brel, Florence Noël interroge les participants, "Mais qui est Jacques Brel pour vous?"

Voici quelques extraits de ces échanges (première partie)




Jean Guy :

Il y a quelque chose de mystérieux dans cette passion qui nous attache à ce Brel. L’œuvre de Brel n’est que de déraison, irréflexion, poussée de fièvre, réactions épidermiques, comme une crise d’adolescence interminable avec ses cris, ses pleurs, ses colères, ses désespoirs, ses peurs, ses angoisses, son courage, ses élans de générosité, sa soif de justice, son incapacité à être juste, ses passions amoureuses éternelles, ses arrangements au jour le jour, ses envies d’absolu, son aptitude au malheur, ses petits mensonges, sa générosité, ses replis égoïstes, ses envies enfin d’être adulte sans vouloir jamais le devenir.

Ce qui nous attache à son œuvre, nous qui un jour avons forcément choisi, ou par obligation, de devenir grands, nous qui avons, d’une manière ou d’une autre, volontairement ou non, par ambition, par peur du lendemain ou sans savoir vraiment pourquoi, rejoint le monde des grands, du raisonnable, du réfléchi, ne serait-ce pas l’éternel regret de cet enfer/paradis, de ce temps, irrémédiablement perdu, ce temps de tous les possibles, de toutes les contractions, ce temps, ce monde dont il nous rouvre les portes et que nous réinvestissons avec ses frissons à la clé, le temps de quelques chansons.

« Puis je regarderai
Le haut de ma colline
Qui danse qui se devine
Qui finit par sombrer
Et dans l'odeur des fleurs
Qui bientôt s'éteindra
Je sais que j'aurai peur
Une dernière fois. »

« Le dernier repas », enregistré en 1964. Brel avait 35 ans

Mais aussi.....

Je dois aussi avouer qu’en Belgique l’année Brel prends des proportions énervantes. Brel y est devenu une sorte d'icône sacrée, d’immense statue comme on peut en voir dans certains pays à régime autoritaire, vidée de sens, vidée de ce qui justement fait de lui ce mystérieux et indélébile compagnon de voyage.

Oserais-je dire que la faute en incombe aux médias friands de gloires nationales
mais pour une bonne part aussi (surtout) à sa fille France et sa fondation « Jacques Brel » qui s’attache plus à « cultiver une personnalité » toute belle toute gentille style bon père, bon mari plus qu’à promouvoir la réflexion, l’analyse, la discussion sur une œuvre, sur le pourquoi de l’attachement indéfectible du public. Il suffit pour s’en convaincre de visiter le site officiel de la fondation qui est d’une pauvreté affligeante, biographie rachitique, indigente pour ne pas en dire plus, aucune bibliographie des ouvrages consacrés à Brel et à son œuvre, jusqu’à en oublier de mentionner les musiciens qui on fait les musiques de certaines de ses chansons et à ne mentionner de façon quasi accessoire ses accompagnateurs, arrangeurs François Rauber et Gérard Jouanest qui lui ont permis au début des années 60 d’opérer la formidable mutation qui l’a transformé en véritable homme de scène et de théatre.

L’année Brel, ici à Bruxelles, juste un peu énervant, mais c'est parce qu'on l'aime bien le Jacques !


Florence :

Moi, je ne sais pas, comme je n'ai pas l'occasion de suivre ces "festivités" de près, ca me choque moins le ramdam qu'on fait autour de cette année Brel. j'ai découvert cela en allant dans la galerie de la Reine et en voyant les très belles photos de scène qui sont suspendues dans les airs...

Et puis, je ne sais pas si tu es français ou belge, mais si tu es belge, tu viens d'avoir un vrai réflexe d'autodéfense culturelle comme on les aime chez nous ;-)

Surtout ne pas trop louanger ni mettre l'accent sur ce dont on peut être heureux culturellement... rester critique en toute circonstance. Préférer les miracles du hasard aux magnificences des grandes pompes. Et il est vrai que c'est dans cette culture qui ne s'avoue jamais vraiment, que beaucoup de talents sont nés et ont créés. C'est vrai que ca nous appartient aussi... de ne rien trop revendiquer. Ou alors avec un zeste d'autodérision.

( ainsi le titre d'un reportage sur le cinéma et les réalisateurs belges sur la deux : "portrait de groupe en l'absence du ministre" ;-) )

Mais l'année Brel, pour moi, en dehors de toute récupération par sa famille et en dehors de toute déviation ou catalisation de ce que fut le phénomène brel, c'est surtout l'occasion de me réécouter ses chansons, de parler du chanteur à d'autres personnes, ici et ailleurs. De faire un peu passer par l'ambassade de son verbe des choses qui me hantent de son univers, et qui font partie de mon paysage et de mon terroir d'âme.


Une manière de me livrer aussi, puisque ses chansons me sont chères... et de rencontrer des connivences avec d'autres puisque ses chansons son chères à beaucoup.

Tout simplement.



Aglaé :

Pour Jean Guy

Je suis très frappée de ton analyse sur Brel. Je n'y avais jamais pensé sous cet angle-là et je sens que c'est tout à fait ça...Il nous rend une part de nous-mêmes que nous refoulons dans notre vie d'adulte pour nous conduire plus"normalement", plus "platement", plus"socialement correcte"...Il nous rend la folie, la démesure,et je ressents, moi perso, que j'en ai absolumment besoin...


Jean Guy :

Je crois qu’il y a deux publics historiques de Brel, l’un, grosso modo, d’avant 1968 et celui qui le découvre vraiment à la sortie de son dernier disque en 1977 car entre temps Brel ne s’est pas vraiment beaucoup montré même si « L’homme de la Mancha » a connu le succès, ce n’est pas vraiment une œuvre personnelle et peu de gens ont vu ses films qu’il tourne comme acteur (à part peut-être Mon Oncle Benjamin et l’Emmerdeur que la télé a plusieurs fois diffusés) et encore moins ses films qu’il réalise, Franz et le Far West. J’oserais presque dire que son public d’avant 1968, celui qui a grandi avec lui ne s’est pas vraiment retrouvé dans son aventure cinématographique. Il me semble que peu de gens l’ont découvert comme chanteur pendant cette période.

Son deuxième public c’est la majorité des gens qui ont aujourd’hui moins de 40 ans qui n’ont jamais pu le voir sur scène et qui ne le découvre vraiment qu’à l’occasion de la sortie de son dernier disque en 1977– près de 10 ans après son précédent disque, (celui de 1972 ne faisant que reprendre des chansons des années 56 à 61) - disque dont la mise en place chez les disquaires fit l’objet d’une campagne médiatique sans précédant avec jour précis et heure précise de mise en vente simultanée sur l’ensemble du territoire français et dont des extraits sont alors, à la même heure, diffusés sur toutes les radios françaises (je ne sais pas s’il en fut de même en Belgique).

Mais la campagne médiatique qui a précédé la parution de l’Album et s’est prolongée bien après n’a pas uniquement concerné l’album mais, et peut-être surtout, l’homme, sa vie, son bateau, son avion, sa compagne, la fuite vers cette sorte de paradis qu’on a fait des Iles Marquises et bien sûr sa maladie.

A partir de ce moment ses deux publics vont se retrouver dans une même ferveur quasi religieuse. L’un retrouvant son Brel, l’autre le découvrant mais les deux maintenant unis par ce mythe en train de se fabriquer, mythe de l’homme jeune encore qu’on sait gravement malade – on raconte les prises uniques lors de l’enregistrement de l’album - de cet homme qui a fui le monde des préjugés, de l’argent, de la magouille showbusinesque, de l’hypocrisie petite bourgeoise pour se réfugier avec un nouvel amour quelque part loin, de l’autre côté de la terre dans cet espèce de paradis que sont, pour tous, devenu alors Les Marquises.

Sa mort l’année suivante à 49 ans ne faisant que sur dimensionner ce mythe de cet homme qui était parti mais a su, l’espace de quelques jours, revenir vers nous, pauvres créatures, pour nous offrir un peu de sa vie.

Oui, je crois qu’il y a aussi beaucoup de mythique dans l’attachement du public à Brel.

Faisant partie de son premier public - j’ai eu la chance de le voir lors de l’une de ses tournées provinciales des années 1954, 1955, il chantait encore seul avec sa guitare - j’ai bien sûr accueilli ses « Marquises » avec toute la ferveur requise mais les années passant et réécoutant ses chansons et surtout en lisant et relisant ses textes j’ai petit à petit découvert son côté « éternel adolescent qui ne veut pas grandir », et dont l’un des aspects peut très bien se résumer dans sa relation haine/amour qu’il entretient avec la femme, amour de la femme idéale (image de la mère) sorte de vierge pure immaculée « d’inaccessible étoile », mais haine envers celle, bien concrète, bien vivante, coupable d’avoir commis le péché originel celui de rendre l’homme toujours et finalement malheureux.
Thème qui court au long de ses albums jusqu’au dernier avec « Le lion ».

Et si je pense que Brel a joué dans les années 60 un rôle majeur face à la déferlante yéyé, je crois que dans bien des aspects il avait en commun avec ceux-là, cette hantise de grandir.

Oui, j’avoue qu’au fil des ans tout en continuant à aimer le chanteur, l’incomparable et formidable interprète, et quelques merveilleuses chansons, j’ai voulu grandir en ne le suivant pas dans sa peur de l’age adulte qui ne me semblait pas, comme il nous l’a si bien chanté, forcément être celui de la bêtise et que décidément, j'en suis convaincu maintenant, il n'est pas.


Jordy:

Brel a été très important pour moi, essentiel, même. Je lui dois TOUT (et c'est pas grand chose, car je ne suis pas grand chose! )
N'empêche. Il y a 4 mecs (désolé, pas de femmes!) qui ont été déterminants dans ma vie de chanteur (c'est à dire dans ma vie tout court) :Brel, Ferré, Vasca, Bertin.
Brel et Bertin pour le chant, Vasca et Ferré pour l'écriture (surtout Vasca)

Voici un texte que j'ai écrit sur le principal monument belge.


Enfant d'Amsterdam

Parfois déferle en ma mémoire
Un souvenir d'outre- chanson
Du temps du vieil électrophone
Où tournaient en rond les frissons
Du temps de cette chambre ardente
Où tonnait toujours cette voix
Qu'on écoutait toujours debout
Exacerbés mon frère et moi

Parfois déferle en ma mémoire
Cette marée ce continent
Pour réveiller des souvenances
Enterrées au fond des vingt ans

Des vingt ans des premières armes
A s'acharner sur la guitare
A crier la force et le verbe
Sur un décor de port du Nord

Il n'aura pas suffi carcasse
Pour te fermer ta grande gueule
Que la maladie te terrasse
Là où tu choisis d'être seul

Il n'aura pas suffi carcasse
Que la Bête te troue la panse
C'est à poumons demi- rongés
Que tu déchiras le silence

Je suis fils des terres occitanes
Et des sarments et des grands vents
Mais nul n'a soufflé tramontane
Comme la voix de ce géant

Je suis du Sud et du plein Sud
Comme le cœur bleu de la flamme
Mais quand de front j'entre en chanson
Je suis un enfant d'Amsterdam


Florence :

Marrant... Moi je fais partie d'un troisième public... Celui qui a découvert tout brel d'un coup après sa disparition "musicale", puisque je suis née en 1973. Pour moi, brel, c'est un tout.

je me souviens avoir vu les films où il jouait en même temps que j'ai écouté ses chansons. j'ai vu Franz lorsque j'étais adolescente, vers mes 14 ans. j'avais déjà vu l'emmerdeur et bien sûr l'aventure c'est l'aventure...

A ce moment-là je connaissais sa voix des disques que ma mère écoutait, car elle avait toujours aimé brel, tout brel, des années 50 où il venait faire des tournées dans les écoles ( dont la sienne) aux années 70 où elle aimait toujours tout ce qui sortait;

Je comprends mieux ton analyse de "l'adolescent" Brel, pusique visiblement tu as grandi avec lui, et donc tu as mûri pendant qu'il veillissait et encore après sa mort.

pour moi, Brel, c'est un tout très varié, c'est l'univers que je retiens, la place brûlée de soleil, la mer, les ports, les blés mûrs d'aout, les bars, Paris, Bruxelles, les images plein la vie.

C'est aussi les personnages, des tas de personnages (qui dépassent largement ceux de l'amant ou de l'amante), c'est un homme de théâtre chantant, un metteur en scène : des personnages des bonbons, du père qui attend avec son jeune fils la silhouette qui vient au loin, de l'homme de la mancha, du jeune homme amoureux de "chez ces gens là", des amants de la séparation d'Orly, .. c'est aussi un extraordinaire peintre de caractères: la parlottes, les flamandes, jeff l'ivrogne, la galerie d'"un soir d'été"... Un grand conteur d'histoires...

c'est un homme hanté de paysages Brugheliens, de mers emportées, d'îles douces. Et qui le dit avec une incomparable poésie vivante, surprenant sans cesse par ses réflexions(m'en vient une à l'esprit)

"désespérance ou désespoir
il nous reste à être étonné"

par sa syntaxe volontairement floue, par son sens du néologisme par sa manière de faire jouer les verbes, et les sentiments.

Par sa critique empreinte d'une indéfectible tendresse pour tous ces personnages et pour le monde. Et d'un grand humour. Et c'est cette tendresse malgré la révolte et cet humour qui fait qu'il va pour moi, bien plus loin que la rébellion et l'emportement adolescent...

J'y vois plutôt le regard en décalage. Et peut-être qu'on a lu dans les contradictions entre ses chansons les contradictions à l'intérieur de Brel. Mais pour moi, il n'y en a pas plus qu'un acteur qui interprête cent rôles, ou un écrivain qui écrit dix romans différents.
je ne suis pas si sûre que ses chansons décrivent la peur de l'âge adulte... j'ai toujours perçu qu'il a poursuivi dans cet âge adulte ses rêves d'enfant et les a projeté dans ses chansons et dans ses films ou ses rôles. Mais une chose dont je suis aussi convaincue, avec le temps, c'est qu'il m'a aidée à grandir. A grandir en gardant en moi-même ce petit quelque chose de Don quichotte.


Aglaé :

Moi, nous plutôt, nous sommes le public du premier jour...un peu surpris...J'vous ai apporté des bonbons...J'attends Madeleine...un ton, une voix,Quelque chose de fort, de large, de plein...on respirait...C'est le temps des disques noirs que nous avons encore...Les enfants nous emboitent le pas...on gueule tous pendant les marches-champignons du dimanche...les chefs-d'oeuvre pleuvent...Le plat Pays, Ne me quitte pas,Chez ces gens-là, les autres pareil...

J'en ai besoin pour trouver un air plus pur,une liberté de ton,une violence, une démesure, beaucoup de tendresse par dessous,un homme terriblement séduisant avec sa gueule taillée en coup de serpe...on est soulevé au dessus des petites heures monotones de la journée, je respire mieux à son étage...Je me sens chez moi...

Par contre tout le côté "people' des dernières années nous sont complètement indifférentes et nous suivons de loin le feuilleton d'un derrière distrait...

L'annonce de sa mort nous déchire un grand coup.
Nous écoutons ses chansons pendant des jours et des jours...



À suivre….



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