Le Salon de lecture

 

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 Christophe Caulier

Pathos



Maxime fut soustrait à son rêve en douceur, par le lointain chuintement des voitures filant sur l’avenue. Pendant de longues secondes, les yeux à peine ouverts, les muscles de son corps lentement sollicités, il conserva intacte la joie diffuse éprouvée dans les dernières moments de son sommeil. Il tendit péniblement le bras pour attraper un carnet noir, celui où il consignait, matins après matins, la moelle de ses divagations nocturnes. Le stylo saisi, le regard redevenu net, toute bonne humeur l’avait en un instant quitté, à considérer comme pour la première fois le cube obstiné dans lequel il vivait : son studio. Il se renfrogna et écrivit :

Rêve de frustration : je découvre avec une évidence joyeuse, dans un appartement qui n’est pas celui-ci mais bien entendu le mien tout de même, une discrète porte de bois jusque-là ignorée, sur le mur gauche du couloir de l’entrée. Incroyable surprise : une pièce de plus ! – et qui semble immense ! Pas eu le temps d’y entrer. Odeur d’humidité prévisible courant sous la porte.

Pour repousser un peu le moment où il lui faudrait quitter son lit, parce qu’il devinait le froid de la ville sur la fenêtre embuée, Maxime feuilletait distraitement le petit carnet noir, s’attardait quelquefois sur les lignes tracées à la hâte, relut quelques rêves, feuilletait encore, tournait les pages. Son regard sautait de lignes en lignes et les rêves étaient remémorés à la simple vue des paragraphes. Il souriait machinalement en voyant tout ce travail effectué sur ses peurs. Il souriait par fierté également, comme si se posait sur sa nuque le regard bienveillant du médecin. D'un rêve à l'autre, quelques lignes isolées sur un verso provoquèrent une apnée d’un instant :

Angoisse terrible. Quelque chose grouille au loin. Pas certain que ce soit vivant. Peut-être la terre qui se soulève, qui avance comme un serpent. Réveil en sueur. Idée obsédante : « ça approche ».

Et puis le téléphone sonna. C’était sa mère qui balaya tout de sa voix sonore : les rêves, le carnet... Sans qu’il s’en rende vraiment compte, au gré de propos badins, Maxime lui proposa d’aller la voir pour le week-end, ce qui n’était pas un long voyage, l’affaire d’une heure en train tout au plus, ce qui leur ferait du bien, à l’un comme à l’autre, essayer le temps d’un week-end d’avoir des rapports normaux de mère et de fils, parler de choses et d’autres, du jardin, de la famille, de gens qui passaient dans leurs vies, ce qu’ils firent en effet, sitôt Maxime arrivé à la gare, dès le trajet en voiture qui menait à la grande maison de la mère : les cousins, les herbes hautes du jardin, les mariages des uns, les divorces des autres, les vieux du village qui mourraient.

Il déambula un peu au rez-de-chaussée, redécouvrait tel vieux meuble familier, tel tableau, regardait par les fenêtres le jardin envahi de grandes herbes ployées par le vent. La voix de la mère un peu perdue dans les couloirs lui parvenait heureusement étouffée. Dans la bibliothèque du salon, Maxime choisit quelques livres qu’il avait l’intention d’emporter avec lui puis s’assit dans un profond fauteuil pour les feuilleter, à demi somnolant.

Ils passèrent à table à 19 heures sonnantes ce soir-là. Ce fut un dîner assez consistant, comme souvent. La conversation, ou plus exactement le monologue de sa mère (comme elle craint les silences, pensait-il), avait repris de plus belle. Maxime fatiguait vite ces derniers temps, depuis que son traitement avait été suspendu et, alors que l'hémorragie verbale ne s’arrêterait peut-être plus (il était question à présent de la margelle un peu instable du puits), il ne songeait plus qu’à une chose : aller dormir, se calfeutrer dans la grande chambre tiède, celle au papier peint bleu et vieillot, celle pour laquelle, enfant, il avait parfois délaissé sa propre chambre et dont les vieux meubles en bois, la grande armoire qui couinait, la petite table de nuit, les immenses ombres enfin, courant dans la pièce, effrayaient nombre d’enfants…
- Va te coucher, tu dors debout. Je débarrasserai.
Maxime ébaucha un discret sourire, reconnaissant. Dans la cuisine, sa mère souriait à son tour en passant les assiettes sous l’eau : elle entendait le pas lourd de son fils dans l’escalier. Comme avant.
La chambre de Maxime n’était plus depuis des années qu’une sorte de dressing – le terme qu’employait sa mère (et pourquoi pas !) pour désigner un vaste capharnaüm : cartons de livres, sacs poubelles remplis de vêtements ou de peluches crevées, vieux meubles poussiéreux et secs. Tout s’y enchevêtrait, s’organisait secrètement pour le plus grand bonheur de petites bêtes grouillantes et peureuses encore. Maxime passa devant sa chambre d’enfant sans même la voir, tant elle lui était devenue étrangère, un peu plus que cela d'ailleurs. Un jour important sous la porte laissait fuir la poussière et le froid. De petits moutons de poussière s’accrochaient sur le bois râpeux de la porte. L’air glacial qui venait du grenier, pénétrant dans la vieille chambre par la trappe mal fermée, faisait voleter dans la pièce de longs fils arrachés aux toiles d’araignées, se glissait entre les cartons, jetait à terre les draps blancs censés protéger les meubles. La mère avait renoncé depuis longtemps à y passer l’aspirateur, à épousseter, à lutter en somme contre le sale et le vieux, et à vrai dire n’y entrait plus guère, elle non plus, si ce n’est pour y lancer un objet devenu inutile ou encombrant, objet qui rejoignait alors la cohorte d’ours au regard triste, d’abat-jour déchirés et autres vestiges échoués dans la chambre aux volets clos. La pluie s’y infiltrait par le chambranle fissuré de la fenêtre et une sourde hostilité des objets, alliés aux insectes, maintenait volontiers les humains loin de ses murs.
Maxime pénétra dans la chambre d’amis. Il en reconnut la douceur familière, intacte après ces mois d’absence. Allongé entre les draps propres et frais du haut lit en bois, il s’abandonna peu à peu au sommeil, les motifs bleus du papier peint dansaient joyeusement devant ses yeux, un vieux livre retrouvé lui tomba des mains, il sombra.

……………………………….

Peut-être qu’un peu d’air glacial venu d’on ne sait où pénétra sous la porte, peut-être qu’un vent violent avait ouvert la fenêtre de la chambre car, dans son sommeil, Maxime sentit le froid envahir le couloir de son appartement – ce qu’il éprouva au plus profond de sa chair en passant près de la petite porte qui menait à la nouvelle et grande pièce. Il posa son sac, accrocha les clés et ouvrit cette porte avec un mélange d’évidence et de défiance : le moment était venu d'en prendre possession. Oui, il faudrait en parler au propriétaire mais cela n’avait rien d’urgent. Pour l’instant, un long couloir avançait en zigzag, à mesure de plus en plus humide – de grosses gouttes d’eau glissaient par à-coups sur les rugosités du mur. Longs de quelque vingt mètres, ce couloir qui s’enfonçait dans les volumes insoupçonnés de l’immeuble déboucha sur une pièce baignant étrangement dans une faible lumière verte comme passée au prisme d’une bouteille, immense en effet, mais en partie seulement protégée d’un plafond. Tout bien considéré, il ne s'agissait pas à proprement parler d'une vraie pièce. Les lieux s'apparentaient plutôt à un jardin, flanqué sur la gauche d’un long préau.
Il y avait quelque chose de définitivement hostile et vieux. Tout semblait avoir été abandonné voilà des années. Comme s’il grignotait peu à peu un sol bétonné, le jardin n'offrait au regard que de rares taches d’herbe rase. Hostile, oui, il l’était : de grosses flaques d’un liquide noirâtre s’étendaient sur le sol à divers endroits. Le fond du jardin était dominé par un immense mur de pierre, haut de peut-être dix mètres et duquel s’écoulait curieusement sans bruit, mais dans un manifeste bouillonnement, une espèce d’eau saumâtre.
Dans cet impossible silence, Maxime entendit, très distinctement, le bruit de gouttes d’eau qui se détachaient pour tomber au sol, lourdes et lointaines, dans un son métallique, quelque part sur la gauche, au fond du préau. Il s’avança.
Le préau abritait une enfilade de vieux appareils ménagers qu'il distinguait mal dans cette faible lumière mais qui semblaient être de vieux lave-linge et un réfrigérateur sans âge, tous d’une grande saleté. Leur faisait face une longue table en bois couverte d’une toile cirée à gros carrés marrons. Une vieille balance aux plateaux de cuivre, noire de crasse, quelques objets mécaniques volumineux à la fonction incertaine (mais Maxime crut reconnaître un vieux modèle de hachoir), tous ces objets avaient été jetés pêle-mêle sur la table, comme précipitamment quittés.
Maxime se fraya un chemin entre la table branlante et la rangée de gros appareils électriques, attentif au grouillement du vivant et du reste. La progression de ses pas s'était calquée sur le bruit que faisaient les épaisses gouttes en tombant sur le carrelage, et qui alimentaient des flaques poisseuses. Surtout, Maxime ne lâchait pas des yeux une forme blanche qui se détachait peu à peu du mur du fond. C’était un vieux lavabo en faïence, avec deux robinets – objet suranné d’hôtel louche. Au-dessus du lavabo était accroché un petit miroir abîmé, strié de noir et auquel il manquait un gros morceau. Du robinet gauche dégouttait sur la faïence, et dans un écho effrayant, une substance marron qui dessina peu à peu ce que Maxime prit pour un arbre arraché. Sa gorge se serra.
Lorsqu’il leva les yeux, en proie à une panique grandissante, c'était avec l’assurance qu’il allait au-devant des pires visions. Le miroir avait disparu. A la place, un petit cadre familier, en bois - du hêtre, ça aussi il s’en souvenait, et dedans la photo déchirée de…

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Maxime était assis dans son lit et hurlait, les bras tendus en avant, impossible à calmer, repoussant sa mère qui demandait pardon, qui essayait de lui caresser la tête, dans un élan dérisoire.
Oui, c'était de sa faute à elle. Elle aurait dû jeter ces objets retrouvés, réapparus. Elle se le répétait. Oui, bien sûr, elle n'aurait pas dû même les laisser dans la chambre de son fils. Il faudra les détruire, pensa-t-elle. Tous. Tous ceux qui avaient appartenu à... Au loin, on entendait la voix de cet insupportable médecin qu'elle s'était résignée à appeler et qui allait encore poser toutes ces questions. Les photos aussi, peut-être surtout les photos. Et elle serra de plus belle son fils absenté.


Christophe Caulier
salon , novembre 07



 

Créé le 1 mars 2002

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