Maxime fut
soustrait à son rêve en douceur, par le lointain chuintement
des voitures filant sur l’avenue. Pendant de longues secondes, les yeux à
peine ouverts, les muscles de son corps lentement sollicités, il conserva
intacte la joie diffuse éprouvée dans les dernières
moments de son sommeil. Il tendit péniblement le bras pour attraper
un carnet noir, celui où il consignait, matins après matins,
la moelle de ses divagations nocturnes. Le stylo saisi, le regard redevenu
net, toute bonne humeur l’avait en un instant quitté, à considérer
comme pour la première fois le cube obstiné dans lequel il
vivait : son studio. Il se renfrogna et écrivit :
Rêve de frustration
: je découvre avec une évidence joyeuse, dans un appartement
qui n’est pas celui-ci mais bien entendu le mien tout de même, une
discrète porte de bois jusque-là ignorée, sur le mur
gauche du couloir de l’entrée. Incroyable surprise : une pièce
de plus ! – et qui semble immense ! Pas eu le temps d’y entrer. Odeur d’humidité
prévisible courant sous la porte.
Pour repousser un peu le moment où il lui faudrait quitter son lit,
parce qu’il devinait le froid de la ville sur la fenêtre embuée,
Maxime feuilletait distraitement le petit carnet noir, s’attardait quelquefois
sur les lignes tracées à la hâte, relut quelques rêves,
feuilletait encore, tournait les pages. Son regard sautait de lignes en
lignes et les rêves étaient remémorés à
la simple vue des paragraphes. Il souriait machinalement en voyant tout
ce travail effectué sur ses peurs. Il souriait par fierté également,
comme si se posait sur sa nuque le regard bienveillant du médecin.
D'un rêve à l'autre, quelques lignes isolées sur un verso
provoquèrent une apnée d’un instant :
Angoisse terrible.
Quelque chose grouille au loin. Pas certain que ce soit vivant. Peut-être
la terre qui se soulève, qui avance comme un serpent. Réveil
en sueur. Idée obsédante : « ça approche ».
Et puis le téléphone sonna. C’était sa mère
qui balaya tout de sa voix sonore : les rêves, le carnet... Sans qu’il
s’en rende vraiment compte, au gré de propos badins, Maxime lui proposa
d’aller la voir pour le week-end, ce qui n’était pas un long voyage,
l’affaire d’une heure en train tout au plus, ce qui leur ferait du bien,
à l’un comme à l’autre, essayer le temps d’un week-end d’avoir
des rapports normaux de mère et de fils, parler de choses et d’autres,
du jardin, de la famille, de gens qui passaient dans leurs vies, ce qu’ils
firent en effet, sitôt Maxime arrivé à la gare, dès
le trajet en voiture qui menait à la grande maison de la mère
: les cousins, les herbes hautes du jardin, les mariages des uns, les divorces
des autres, les vieux du village qui mourraient.
Il déambula un peu au rez-de-chaussée, redécouvrait
tel vieux meuble familier, tel tableau, regardait par les fenêtres
le jardin envahi de grandes herbes ployées par le vent. La voix de
la mère un peu perdue dans les couloirs lui parvenait heureusement
étouffée. Dans la bibliothèque du salon, Maxime choisit
quelques livres qu’il avait l’intention d’emporter avec lui puis s’assit
dans un profond fauteuil pour les feuilleter, à demi somnolant.
Ils passèrent à table à 19 heures sonnantes ce soir-là.
Ce fut un dîner assez consistant, comme souvent. La conversation,
ou plus exactement le monologue de sa mère (comme elle craint les
silences, pensait-il), avait repris de plus belle. Maxime fatiguait vite
ces derniers temps, depuis que son traitement avait été suspendu
et, alors que l'hémorragie verbale ne s’arrêterait peut-être
plus (il était question à présent de la margelle un
peu instable du puits), il ne songeait plus qu’à une chose : aller
dormir, se calfeutrer dans la grande chambre tiède, celle au papier
peint bleu et vieillot, celle pour laquelle, enfant, il avait parfois délaissé
sa propre chambre et dont les vieux meubles en bois, la grande armoire qui
couinait, la petite table de nuit, les immenses ombres enfin, courant dans
la pièce, effrayaient nombre d’enfants…
- Va te coucher, tu dors debout. Je débarrasserai.
Maxime ébaucha un discret sourire, reconnaissant. Dans la cuisine,
sa mère souriait à son tour en passant les assiettes sous
l’eau : elle entendait le pas lourd de son fils dans l’escalier. Comme avant.
La chambre de Maxime n’était plus depuis des années qu’une
sorte de dressing – le terme qu’employait sa mère (et pourquoi pas
!) pour désigner un vaste capharnaüm : cartons de livres, sacs
poubelles remplis de vêtements ou de peluches crevées, vieux
meubles poussiéreux et secs. Tout s’y enchevêtrait, s’organisait
secrètement pour le plus grand bonheur de petites bêtes grouillantes
et peureuses encore. Maxime passa devant sa chambre d’enfant sans même
la voir, tant elle lui était devenue étrangère, un
peu plus que cela d'ailleurs. Un jour important sous la porte laissait fuir
la poussière et le froid. De petits moutons de poussière s’accrochaient
sur le bois râpeux de la porte. L’air glacial qui venait du grenier,
pénétrant dans la vieille chambre par la trappe mal fermée,
faisait voleter dans la pièce de longs fils arrachés aux toiles
d’araignées, se glissait entre les cartons, jetait à terre
les draps blancs censés protéger les meubles. La mère
avait renoncé depuis longtemps à y passer l’aspirateur, à
épousseter, à lutter en somme contre le sale et le vieux, et
à vrai dire n’y entrait plus guère, elle non plus, si ce n’est
pour y lancer un objet devenu inutile ou encombrant, objet qui rejoignait
alors la cohorte d’ours au regard triste, d’abat-jour déchirés
et autres vestiges échoués dans la chambre aux volets clos.
La pluie s’y infiltrait par le chambranle fissuré de la fenêtre
et une sourde hostilité des objets, alliés aux insectes, maintenait
volontiers les humains loin de ses murs.
Maxime pénétra dans la chambre d’amis. Il en reconnut la
douceur familière, intacte après ces mois d’absence. Allongé
entre les draps propres et frais du haut lit en bois, il s’abandonna peu
à peu au sommeil, les motifs bleus du papier peint dansaient joyeusement
devant ses yeux, un vieux livre retrouvé lui tomba des mains, il sombra.
……………………………….
Peut-être qu’un peu d’air glacial venu d’on ne sait où pénétra
sous la porte, peut-être qu’un vent violent avait ouvert la fenêtre
de la chambre car, dans son sommeil, Maxime sentit le froid envahir le couloir
de son appartement – ce qu’il éprouva au plus profond de sa chair
en passant près de la petite porte qui menait à la nouvelle
et grande pièce. Il posa son sac, accrocha les clés et ouvrit
cette porte avec un mélange d’évidence et de défiance
: le moment était venu d'en prendre possession. Oui, il faudrait en
parler au propriétaire mais cela n’avait rien d’urgent. Pour l’instant,
un long couloir avançait en zigzag, à mesure de plus en plus
humide – de grosses gouttes d’eau glissaient par à-coups sur les rugosités
du mur. Longs de quelque vingt mètres, ce couloir qui s’enfonçait
dans les volumes insoupçonnés de l’immeuble déboucha
sur une pièce baignant étrangement dans une faible lumière
verte comme passée au prisme d’une bouteille, immense en effet, mais
en partie seulement protégée d’un plafond. Tout bien considéré,
il ne s'agissait pas à proprement parler d'une vraie pièce.
Les lieux s'apparentaient plutôt à un jardin, flanqué
sur la gauche d’un long préau.
Il y avait quelque chose de définitivement hostile et vieux. Tout
semblait avoir été abandonné voilà des années.
Comme s’il grignotait peu à peu un sol bétonné, le
jardin n'offrait au regard que de rares taches d’herbe rase. Hostile, oui,
il l’était : de grosses flaques d’un liquide noirâtre s’étendaient
sur le sol à divers endroits. Le fond du jardin était dominé
par un immense mur de pierre, haut de peut-être dix mètres
et duquel s’écoulait curieusement sans bruit, mais dans un manifeste
bouillonnement, une espèce d’eau saumâtre.
Dans cet impossible silence, Maxime entendit, très distinctement,
le bruit de gouttes d’eau qui se détachaient pour tomber au sol,
lourdes et lointaines, dans un son métallique, quelque part sur la
gauche, au fond du préau. Il s’avança.
Le préau abritait une enfilade de vieux appareils ménagers
qu'il distinguait mal dans cette faible lumière mais qui semblaient
être de vieux lave-linge et un réfrigérateur sans âge,
tous d’une grande saleté. Leur faisait face une longue table en bois
couverte d’une toile cirée à gros carrés marrons. Une
vieille balance aux plateaux de cuivre, noire de crasse, quelques objets
mécaniques volumineux à la fonction incertaine (mais Maxime
crut reconnaître un vieux modèle de hachoir), tous ces objets
avaient été jetés pêle-mêle sur la table,
comme précipitamment quittés.
Maxime se fraya un chemin entre la table branlante et la rangée
de gros appareils électriques, attentif au grouillement du vivant
et du reste. La progression de ses pas s'était calquée sur
le bruit que faisaient les épaisses gouttes en tombant sur le carrelage,
et qui alimentaient des flaques poisseuses. Surtout, Maxime ne lâchait
pas des yeux une forme blanche qui se détachait peu à peu
du mur du fond. C’était un vieux lavabo en faïence, avec deux
robinets – objet suranné d’hôtel louche. Au-dessus du lavabo
était accroché un petit miroir abîmé, strié
de noir et auquel il manquait un gros morceau. Du robinet gauche dégouttait
sur la faïence, et dans un écho effrayant, une substance marron
qui dessina peu à peu ce que Maxime prit pour un arbre arraché.
Sa gorge se serra.
Lorsqu’il leva les yeux, en proie à une panique grandissante, c'était
avec l’assurance qu’il allait au-devant des pires visions. Le miroir avait
disparu. A la place, un petit cadre familier, en bois - du hêtre,
ça aussi il s’en souvenait, et dedans la photo déchirée
de…
……………………………………….
Maxime était
assis dans son lit et hurlait, les bras tendus en avant, impossible à
calmer, repoussant sa mère qui demandait pardon, qui essayait de
lui caresser la tête, dans un élan dérisoire.
Oui, c'était de sa faute à elle. Elle aurait dû jeter
ces objets retrouvés, réapparus. Elle se le répétait.
Oui, bien sûr, elle n'aurait pas dû même les laisser dans
la chambre de son fils. Il faudra les détruire, pensa-t-elle. Tous.
Tous ceux qui avaient appartenu à... Au loin, on entendait la voix
de cet insupportable médecin qu'elle s'était résignée
à appeler et qui allait encore poser toutes ces questions. Les photos
aussi, peut-être surtout les photos. Et elle serra de plus belle son
fils absenté.
Christophe
Caulier
salon , novembre 07
|