Le Salon de lecture

 

Des textes des membres de l'équipe ou invités surgis aux hasard de nos rencontres...








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Jean-Michel Sananes





 



Sang de lune
(extrait d'Occident/accident de conscience)

A leur fenêtre,
ils ont mis la mer en garde à vue
et les nuages en souricière

Je voyageais, ma gibecière pleine,
pleine des gris nuages de la faim
et des peurs de dictatures lointaines

Plein de rêves et sans papier,
je suis en interdit
je vis et je t'aime

Et toi, ma sorcière
ma belle,
mon aimée ?

Papiers et sans papier
Espoirs et rêves sous surveillance
Ils ont fermé la mer et les nuages

Espérance libertine du bonheur
divagation des idées et des hommes,
sur voie publique, interdites

Belle, ma sorcière carnivore,
dévore mes rêves
ignorants de frontières

La tête pleine,
je vais ailleurs et partout
en royaume d'idées policées
Là, où l'on garde la faim pour les autres
Je suis la bouche et la vie en trop,
la misère exportée

Mes chaussures, ma vie sont usées
J'ai faim, j'ai froid
Ils ont tué Sangatte

Là où je suis, l'espoir broie du noir
Toi que je cherche
sur l'autre face du rêve

T'appelles-tu encore Albion ?

Plein de rêves et sans papier,
je suis en interdit
je vis et je t'aime

Et toi ma belle,
ma sorcière,
mon aimée carnivore,

T'appelles-tu toujours Marianne ?




Les arbres rêvent
(inédit)

Les arbres rêvent
C'est pour cela qu'ils ne parlent pas
Les arbres rêvent
C'est pour cela qu'ils ne marchent pas
Ils inventent des mondes

Nous ne sommes qu'une odeur de mots et de vie
dans l'imaginaire d'une feuille :
        un frisson chlorophylle
Nous ne sommes qu'une frayeur d'arbre
et l'arbre fait un cauchemar

Un homme s'est évadé du cauchemar
Entre des étoiles vacillantes
il court
dans une nuit froissée de mauvais rêves
Il court
dans le cliquetis des lumières scintillantes

L'arbre ne voulait pas Hiroshima
L'arbre ne voulait que des fleurs et du vent
Mais l'arbre a fait un cauchemar
Un mauvais génie l'a inspiré
Il l'a appelé
Homme.
Ce n'était pas une bonne idée
La mauvaise graine,
comme toujours, court
        court plus vite que la vie
                hors de son rêve
                        en royaume cauchemar

Elle court,
une tronçonneuse à la main
cette mauvaise idée qui s'appelle homme
        cette mauvaise idée qui abat l'arbre

Les étoiles s'étiolent et le vent se brise en odeurs fétides
La vie se casse en goudron mangeur d'oiseaux

L'homme n'était pas une bonne idée
L'arbre ne voulait pas Hiroshima
Un mauvais génie l'a inspiré

L'arbre ne voulait que des fleurs et du vent




 



Babylone
(extrait d'Occident/accident de conscience)

A Babylone Long Island,
les hommes meurent
                Le dollar vit et clame,
                en Dieu nous croyons
                Dieu crie, le dollar est ma loi

                                L'homme démuni n'en a pas

In Babies-Land, loin d'USA,
                le dollar achète le riz.
                Les pleurs éteignent la faim-clameur

                            Les matins moissonnent leur ration de morts

A Babylone USA,
                des hommes vivent comme on meurt,
                sans dents, sans maison, sans avenir

                            Le dollar rit dans les buildings

A Babylone-métro-Paris,
                un homme mendie main tendue aux regards fermés

                            A l'indifférence, la détresse est transparente

Baby alone loin d'USA...
        Mère, où es-tu ?
        Je pleure les temps heureux
        La faim est invisible

A Babylone, ici et là-bas,
        la faim est une douleur.
        Demain est une terreur
                            L'homme blessé est un enfant

A Babylone comme ailleurs,
        l'homme sans rêves habite la peur et la mort
                            Le désespoir est une torture

Baby alone, qui me dira la sortie ?
        Mère,
        je n'ai plus de rêves,
        comment aller de la douleur à la mort ?

A Babylone in USA,
                le dollar vit et clame,
                en Dieu nous croyons.
                Dieu crie, the dollar is my law

                            L'homme qui pleure est un enfant

In Babies land, loin d'USA,
        la roupie n'achète plus rien

                            Quand les enfants meurent, la conscience est invisible
A Babylone Mésopotamie,
        le dollar force sa paix.
        L'embargo et la guerre se nourrissent de paix-trop-dollars

        Les enfants meurent transparents,

Mère, où es-tu ?
        J'ai traversé les solitudes
        Je pleure les temps heureux

J'ai faim, j'ai froid, j'ai peur
        Mère,
Je n'ai plus de rêves, I am a baby alone
        Mère,
Où est la route qui va jusqu'à toi ?


 



Ne croyez pas l'histoire
(extrait d'Occident/accident de conscience)

Amis,
        ne croyez pas l'Histoire

Elle n'est pas faite
que de gloriole et de médailles,
de torses bombés sous la mitraille

Amis,
Ils étaient hommes
fragiles et beaux

Ils étaient pères
Ils étaient frères
Ils étaient fils

Quand à traverse vie,
dans le profil aigu
d'un cri de mitrailleuse,
loin des grands jours où l'on parade
ils jouaient nos libertés
leurs vies et leur amours

Amis,
Quand, dans la fumée âcre
d'une dernière Gauloise,
la mort claironne
ses fleurs d'ossuaires
et mêle dans une farouche ironie
bourreaux et victimes

Amis
d'ici, d'ailleurs,
avant de n'être plus
que ces noms de marbre
que l'on écrit en MAJUSCULES,

ils étaient enfants rieurs
Ils étaient hommes
fragiles et beaux

D'ici, d'ailleurs
les marbres sont pleins
de larmes majuscules
et de chagrins de mères

        La gloire ne se nourrit pas
        que du sang des autres

Amis,
        ne croyez pas les livres

        L'Histoire n'est pas faite que de gloriole
        de torses bombés et de médailles

L'Histoire est faite
de petits jours
de peur et de sang

D'ici et d'ailleurs,
à l'heure si belle où passe la faucheuse
que savaient-ils des vérités endoctrinées ?

D'ici et d'ailleurs,
Pardonnez

Tous s'étaient nourris
du sang noir de l'Histoire
Tous étaient gavés
de croix furieuses
et de rouges pestilences

Que savaient-ils de ceux d'en face ?

D'ici et d'ailleurs
ils étaient pères
ils étaient frères
ils étaient fils

Ils étaient hommes
quand ils jouaient nos libertés
loin des grands jours où l'on parade

        Ne croyez pas l'Histoire
        Ne croyez pas les livres


 



il
(extrait de Cheval fou)

il soulevait les rides du temps
pour parler aux nuages,
celui qui faisait sourire les oiseaux
mais prenait des plumes aux mésanges

il voyait en l'écume
le frisson des vagues,
celui qui sentait dans leurs soubresauts
le tempo de ton cœur

il prenait tes soupirs
pour la tendresse des anges,
celui qui t'appelait aux vents venus
pour que ses mots aillent plus loin que la nuit

il égrenait tes silences
pour oublier toujours à jamais,
celui qui donnait aux vents
la poussière de ses rêves
le jeune homme que j'étais.


 




A moi les oiseaux !
(extrait de Cheval fou)

Qui donc
tenant l'acier et le pouvoir

Qui donc
jouant de la statistique et du canon

Qui donc
ayant puissance et pouvoir
Dans ses usines à brumes synthétiques

écoute encore
le poids des mots

écoute encore
les chants d'oiseaux ?

A moi,
peuples des nuages,
des cieux et des vertes chevelures

A moi
les moineaux

Les génies irradiants sont là
à nous bâtir la nuit
à faire tonner l'atome
à faire pousser nos tombes

Alertez les pinsons
gourmands de lendemains !

Car
Qui donc
cherchant le pouvoir

écoute encore
les chants d'oiseaux
écoute frémir le vent

écoute encore
le poids des mots ?

Alertez les mésanges
aimantes de crépuscules !

Car
Qui donc
voulant les richesses

écoute encore
les chants d'oiseaux
écoute frémir le vent

écoute encore
le poids des mots ?

Ils ne sont plus Hommes
mais trusts

Ils ne sont plus Hommes
mais multinationales

achètent les journaux
achètent les morales
sont prêts à notre équarrissage

De plumes et de fleurs
nous sommes au bout de leurs fusils
au bout de leur chimie
nos vies sont inopportunes à leur Economie

A moi,
les oiseaux !

Piaillez à enfoncer la nuit
gazouillez à débusquer les consciences

Dans leurs brumes synthétiques
chantez à réveiller l'Amour
Chantez à raviver le rêve.




 



La Frégate
(extrait d'une étoile dans le sang
et du spectacle Tous les enfants ont un même rire
)

A vous, frères d'Afrique,
un sang si rouge sous la peau,

A vous, frères indiens,
un cœur de lune sous la peau

Vos mères
déjà
ont tant pleuré

Vous avez eu une Terre
où vos sangs
ont cessé d'être bienvenus

Vos mères
déjà
ont tant pleuré

Pourtant,
ce devrait être un bonheur
que d'être Homme

A tous je veux dire :
Craignez le mésamour,
craignez l'intolérance,
comme en son temps
il fallait craindre le vent

A toi frère Indien,

un cœur de lune sous la peau,

à toi, frère d'Afrique,
un sang si rouge sous la peau,
je dis :

Crains le vent,
frère Indien,
car, déjà,
la frégate glisse sur les flots,
le malheur est en soute

Frère,
qui enfante
à l'amour et aux douleurs
des enfants pareils aux miens,
crains le vent,
la nuit porte la mort

Déjà
la frégate glisse sur les flots,
portant malheur en soute

Cortez est chevalier de mort
Ses navires écorchent le vent

Le vent nous a trahis
La nuit porte la mort

Pleure,
sœur Indienne

Déjà,
ils approchent,
une croix de sang dans leurs bagages,
la mort et nos larmes dans leur sillage

Ils ouvriront si profond la terre
qu'il y enterreront vos hommes

Pleure,
sœur Indienne
Ils ouvriront si profond la terre
qu'il y enterreront
tes enfants,
ton peuple

Tes larmes jamais
ne combleront pareille douleur

Nos larmes jamais
ne couvriront pareil malheur

Crains le vent,
frère d'Afrique

Déjà,
la frégate glisse sur les flots
portant malheur en soute

Frère homme,
qui engendre
à l'amour et aux douleurs
des enfants pareils aux miens,
crains le vent

La nuit porte la mort

Déjà
les galions déchirent les flots,
Une croix de sang en fond de cale

Le vent nous a trahis
la nuit porte la mort

Pleure,
ma sœur d'Afrique

Déjà,
ils déchirent ton futur,
une croix de sang dans leurs bagages
la mort et nos larmes dans leur sillage

Ils ouvriront si profond la mer
que vos hommes
vos enfants
votre peuple
ne reverront jamais le rivage

Vos larmes jamais
ne combleront pareille douleur
Nos larmes jamais
ne combleront pareil malheur

Pleure sœur d'Afrique,
les fils d'intolérance arrivent,
les soutes emplies de mort

Déjà là-bas,
d'où ils viennent,
pleurent les fils de l'étoile,
pleurent les fils du croissant,
pleure l'Indien des Amériques

La mort était dans leurs bagages,
notre sang dans leur sillage

Aucune larme
jamais
ne comblera
pareil malheur

Aucune larme
jamais
ne comblera
pareille douleur



 




Un monde ailleurs
(extrait de lettre à l'enfant qui dort )

Je viens d'un monde ailleurs.

Ici, on dit treize heures... mais là-bas...

Connais-tu cette chaleur brûlante d'une heure ? Quand l'ombre de l'église et des platanes se fait si petite que tu prends ton souffle avant de traverser la rue pour vite aller te tapir dans une autre ombre ?

Même les bruits s'y font différents, secs, brefs et mats. Tiens, je me souviens... Même la cloche de l'église retenait son souffle pour pousser son plus petit cri de la journée. A cette heure, la place, le kiosque, les terrasses des cafés, les ombres des palmiers, semblaient cloués au sol, tétanisés comme des flaques de lumière et d'ombre sur une carte postale.

Dans les maisons fermées, les enfants rusaient pour ne pas faire la sieste.

C'est vrai, tu n'en sais rien, toi, tu es d'ici, c'est ta certitude, tu dors et je te regarde, il est treize heures et tu ne sais rien de la bouffée d'air brûlant qu'on aspire comme la fumée d'une cigarette, douce brûlure, aimée comme le goût d'un pays.

Il est treize heures. Dans l'ombre, les silences ont tant de choses à dire.
Il est treize heures et le soleil a envie de folie, il se croit comme là-bas, fort à créer la torpeur.

Dans cet ici, blottis dans des carrés de mémoire, pêle-mêle, temps et vie, passions et regrets, rangés au fond d'un cœur, tu ne sais rien de cet ailleurs où chaque heure avait son poids de vie réglé au rythme profond des soleils et des parfums.

A six heures, tu dirais dix-huit heures, les hirondelles allaient s'assembler sur les câbles téléphoniques tendus au ciel des rues, arrimés en leur extrémité à des gobelets d'émeraude, les martinets joyeux striaient le jour et mes rêves.

A cette même heure, l'ombre des entrées des maisons, les feuillages, libéraient un flot de vie dans l'avenue principale sous la chevelure fantasque des palmiers, chimères fidèles et bienveillantes qui semblaient garder un bonheur éternel.

A cette heure, la vie bruissait et glissait de toutes parts. Les éclats de voix, les klaxons, les cris d'enfants, naissaient comme une marée puissante, invisible et forte comme le vent.

Comme les arbres qui jalonnaient cette quiétude, enfant un peu seul, j'épiais ces cris, regardant les heures.


 



Aube fantasque
(extrait)

C'était un temps, un de ces temps où, les nuages affrontent le soleil, où la larme et le rire s'affrontent dans un terrible face à face.
C'était un temps où le proche semble trop lointain et où le noir profil du lointain semble encore trop proche.
C'était un de ces temps où la famille Rabajoie rencontra la famille Battristesse.
- Piètr demanda :
- Ben quoi ?
Mais le hérisson des mémoires faisait des pieds-de-nez au rossignol du souvenir tout comme Piètr en faisait parfois à l'instituteur dans la cour de l'école.
Le rossignol des mémoires en personne répondit à l'insolence par une patte-à-bec, et, comme on dit dans la famille ornithorynque :
- quand la patte est lourde la douleur est bien plus cuisante que l'offense.
- Ben quoi ! répéta Piètr
Une voix immature s'empressa d'affirmer :
- La guerre est déclarée, nous avons dû envoyer deux escouades de poètes et deux peintres lourds pour défendre le rêve. Nous étions en recul sur la frontière du jour, le goût de la barbe à papa s'était fait ténu et déjà, des bruits de cafetières orgueilleuses fracassaient l'aurore.
Comme le dit souvent mon dentiste quand il joue de la tenaille :
- L'horreur s'installait.
La tenaille, ce bipède de métal infâme qui me tenaille, me cisaille, torturait ce boyau que ma peur habite.
Devrai-je moi aussi sortir, quitter le rêve, me pomponner en nuage rose, m'habiller en Valet de Cœur pour affronter l'As de Trèfle sur son terrain ?
Klaxon fou dans le tohu-bohu du rêve, Piètr me tira de ma réflexion. Enfant, insupportable et exigeant comme la raison, il coupa net la petite voix pour demander :
- Lourd, lourd comment ?… je veux dire les peintres :
La petite voix immature qui semblait appartenir à une belette se sentit en droit et en devoir d'expliquer :
- Lourd comme deux Chagall et un Slobodan, bref que de la grosse artillerie.
L'enfant en tira un sourire satisfait.
C'est alors qu'arriva l'Empereur invalide, cheveux comme il se doit, en bataille et trois fausses notes autour du cou
- J'ai, à l'instant, perdu dix étoiles et deux rêves, là, dans ce cahot.
Le jour arrive dans une odeur de pain grillé.
Philosophe, le hérisson des mémoires grommela :
- La vie, c'est comme çà ! Quand j'étais rossignol, moi aussi je jouais à être léger, léger comme le vent et même si je ne savais pas voler, je rêvais haut. Et pourtant... l'usure du temps a rogné mes ailes. J'avais alors des valises de rêves dans chaque plume…
Le vieil Empereur invalide trouva ces confidences inadéquates. Il sonna du cor de chasse juste avant d'affirmer :
- L'issue de la bataille est incertaine, nous reculons sur tous les fronts.
Un grincement terrible, celui d'un volet qui pleure déchira les travers de l'incertain. Triomphant, le soleil traversa le champ du rêve. Sur pointe du songe, la nuit s'éclipsait. Le quotidien arrivait.
Une voix mature affirma : debout, le petit-déjeuner est servi !


 


 

Créé le 1 mars 2002

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