« Parce que je suis capable de comprendre, / De
tout ce que je comprends,
je suis coupable. »
Ces
vers écrits dans un volume de jeunesse l’ont
marquée à vie: elle les invoque encore dans une interview
récente, pour la
vérité qu’ils expriment sur les ressorts essentiels tant
de sa vie que de son œuvre. Et elle rajoute: « Plus
tu comprends, plus tu es responsable de
ce que tu comprends » (entretien accordé
au Journal
de Chisinau, en
République de Moldavie, lors de l’inauguration de l’exposition La mémoire comme forme de justice, en
mars 2012).
Dès
son
début dans l’écriture, comme dans la vie, elle a fait ce
choix de l’intégrité, de
l’exigence, de la gravité d’une quête qu’elle n’a jamais
trahie. À plusieurs
reprises interdite de signature, après que, toute jeune encore,
juste après son
début poétique en 1959, elle avait été
empêchée d’entrer à la faculté pendant 4
ans de suite, parce qu’ayant un père prêtre et
détenu politique, à savoir,
« ennemi du peuple », Blandiana est devenue,
pendant les dernières
années de la dictature de Nicolae Ceausescu, une auteure de
samizdat malgré
elle : ses poèmes (notamment le fameux Totul
/ Tout, sorte de résumé sous forme de liste de la
misère d’une société
aliénée) circulaient clandestinement, recopiés et
enrichis par des milliers de lecteurs
anonymes, comme les poésies écrites mentalement et
transmises par des signaux
Morse tapés dans les murs, dans les prisons staliniennes
à la roumaine des
années ‘50.
Peu
de temps après la révolution de décembre 1989 elle
s’est opposée au régime instauré par le successeur
du tyran déchu, en prenant part activement à l’animation
des manifestations populaires de la Place de l’Université, qui
ont défié pendant des mois le nouveau pouvoir, avant
d’être matées aux gourdins et aux barres de fer par des
hommes de main travestis en « mineurs ». Elle a ensuite
pris la tête du mouvement l’Alliance civique, tout en continuant
à s’attirer des lettres de menace de mort, et fondé le
Mémorial de Sighet, musée consacré à la
mémoire des victimes du communisme et de la résistance en
Roumanie. Ana Blandiana n’a pour autant jamais brigué de mandat
politique, ni de poste dans quelque gouvernement que ce soit.
Auteure
d’une trentaine de recueils de poèmes, d’une
grâce comme taillée dans une pierre translucide avec un
laser, ainsi que d’une
bonne douzaine de volumes d’essais, d’une grande intelligence
réceptive et
critique, Ana Blandiana se révèle, depuis le début
des années ‘90, comme
romancière.
Sertarul cu aplauze (Le Tiroir aux
applaudissements), son premier roman, bien qu’elle récuse
ce genre, en lançant plutôt un clin d’œil au sous-titre
gogolien de « poème » (Âmes mortes), est un
livre extraordinaire, composé comme un grand motet polyphonique
et contrapuntique. Écrit entre 1982 et 1991, publié en 4
éditions entre 1992 et 2004, ce livre met en scène tous
les niveaux de réalité, dont l’écriture
elle-même, qui porte cette réalité tout en en
faisant partie : la conscience d’un écrivain-narrateur qui se
réveille à une sorte de résistance
entêtée et impuissante, le personnage de ce même
écrivain, vu de l’extérieur, dans ses évolutions
au milieu de ses amis, collègues, ou geôliers
d’hôpital psychiatrique chargés de sa «
rééducation », tous complices de l’oppression parce
que fatigués de penser que quelque chose pourrait jamais
changer, la voix, comme au confessionnel, de l’auteure de ces
personnages, parlant du livre même qu’on est en train de lire, et
dont l’écriture, nous fait-elle comprendre en nous impliquant
comme témoins, lui a littéralement sauvé la vie,
les voix, off, de l’officier de la police politique interrogeant ses
« indics » ou tout simplement des délateurs
occasionnels, sur les « agissements » soit de
l’écrivain-narrateur-personnage, soit de l’auteure
elle-même, et enfin, la voix infra-textuelle, infuse, glissante,
insidieuse, chantante ou chuintante, incisive ou lyrique, personnelle
et impersonnelle, non rattachée à un « je »
quelconque, de l’âme, dirait-on, dans laquelle baigne tout ceci,
comme dans une matière poétique infiniment
pénétrante, omniprésente, parlante. Un chœur
antique qui épouse les mouvements des personnages, grossit les
contours, commente en permanence les paroles, les gestes, les
pensées, rentre dans leur infrastructure, dans
l’infinitésimal du pli du détail, en leur prêtant
une densité nouvelle, comme pour les refléter dans une
dimension autre, où la convention d’une réalité
spatio-temporelle se désagrège dans celle du discours.
On
a le sentiment, en lisant, que c’est le livre lui-même qui parle
tout seul… ainsi qu’une personne endormie pendant un sommeil
agité de rêves. Il parle en charriant avec lui les voix
des autres – auteur, personnages, lecteurs potentiels – comme le Danube
qui sape d’un côté et agglutine ses alluvions de l’autre
côté de son lit, déplaçant les îles et
engloutissant les cités. Une métaphore puissante puisque
l’auteure confesse la naissance du pressentiment de ce livre, sur la
motte de terre de la campagne danubienne avoisinant une île
déplacée par le fleuve, dans un village perdu où
elle a habité pendant la dernière décennie du
régime de Ceausescu, comme dans un exil à
l’intérieur même du pays, sinon comme dans un domicile
obligatoire.
Le titre révélateur d’un de ses derniers recueils de
poèmes, Patria mea A4 (Ma patrie A4, 2010), définit
l’espace de vie de l’auteure comme étant la page à
écrire : seule habitation en vrai du poète, de
l’écrivain. Là où il vit véritablement,
là où il témoigne, là où il crie sa
liberté, et crée sa vérité à
l’encontre des tyrans, de la soumission, de l’apathie, du mensonge, de
l’oubli, de la mort. C’est son seul pouvoir, mais ce pouvoir surpasse
l’autre, car intemporel et invincible.
«
Parce qu’il ne peut
empêcher l’écrivain d’écrire, comme il
empêche l’architecte de construire, le cinéaste, de
tourner, le sculpteur, de modeler des statues, le dictateur est
obsédé par ce que fait l’écrivain. Et ce, parce
que le pouvoir de l’écrivain consiste dans le soupçon et
la crainte des autres que ses pages resteront et témoigneront
à leur sujet. D’où, d’une part, les efforts que font ceux
qui sont au pouvoir pour l’influencer, le séduire, l’acheter, le
persécuter, s’adjugeant ainsi et sa partie de pouvoir à
lui, et d’autre part, le pouvoir de la pérennité, le fait
que, en demeurant, il répond aussi pour ceux qui
disparaissent, y compris – s’il ne s’y oppose pas – pour le
régime dont il a été contemporain. » (Entretien avec Ruxandra Cesereanu,
dans la revue Steaua / L’Étoile, juillet-août 2005)
L’écriture
est d’une certaine façon une fugue, mais une fugue qui abolit la
prison, qui crée un espace de liberté absolue, une veille
pure au-dessus du sommeil gluant de l’existence. C’est pourquoi ce
livre musical composé comme un art de la fugue, dont on comprend
à la fin qu’il ne se développe pas en trajectoires
linéaires, mais concentriques, en s’emboîtant dans des
horizons d’écriture circulaires qui se contiennent l’un l’autre
par des jeux de translation onirique, tout en se rapprochent d’un point
de fuite commun situé à l’infini, se termine avec un
poème de Blandiana qui décrète : « Tout envol est une fuite, / Toute fuite
une défaite, / Et pourtant, et pourtant, / Sauve-toi, ange,
sauve-toi maintenant ».
J’aimerais
finir ces réflexions avec une autre citation
révélatrice de cette auteure d’exception, qui scrute avec
une lucidité impitoyable le passé comme le présent
de son peuple :
« Les Roumains avaient
été en effet très fatigués et
s’étaient imaginé que dans la liberté, ils
pourraient enfin dormir, sans être inquiétés par
des cauchemars. Ils n’ont pas compris alors, et ne comprennent à
ce jour toujours pas, que la seule manière de ne pas être
hanté par des cauchemars est d’avoir le pouvoir de rester
éveillé. » (dans l’entretien
susmentionné)
***
Les livres d’Ana Blandiana sont traduits dans de nombreuses langues
(allemand, anglais, hollandais, italien, espagnol, portugais, serbe,
slovène, bulgare, russe, albanais, hongrois, polonais,
suédois, norvégien, lettone, estonien, hébreux).
Elle
a reçu de nombreux prix littéraires en Roumanie et en
Europe (dont le prix Herder, Vienne, 1982, Camaiore, Italie, 2005, le
prix international de la ville d’Aquila, Italie, 2007).
C’est
Jean-Pierre
Rosnay qui l’a fait connaître aux amateurs de
poésie en France, dès 1967. Plus récemment, le
public français a pu prendre connaissance de son parcours
littéraire et civique au travers d’un entretien dans Notre Europe n°10, Octobre
2008. Elle reste néanmoins relativement peu connue dans le monde
littéraire francophone, en tout cas, pas au niveau où son
œuvre devrait la situer. Je suis heureuse de la faire découvrir
aujourd’hui aux lecteurs de Francopolis.
***
Sa bibliographie en français :
-
Dans Quinze poètes roumains,
choisis par Dumitru Tsepeneag, Belin, Paris, 1990
- Étoile de proie,poèmes
traduits par Hélène Lenz, éd. Les ateliers du
Tayrac, Saint-Jean-de-Bruel, 1991.
- L'église fantôme,
éd. Syros-Alternatives, Paris, 1992.
- L'architecture des vagues,
traduit par Hélène Lenz, éd. Les ateliers du
Tayrac, Saint-Jean-de-Bruel, 1995.
- Clair de mort, traduit par
Gérard Bayo, éd. Librairie Bleue, Troyes, 1996.
- Autrefois les arbres avaient des
yeux, anthologie (1964-2004). Préface, biobibliographie,
sélection et traduction du roumain par Luiza Palanciuc,
éd. Cahiers Bleus / Librairie Bleue, Troyes, 2005.
- Le tiroir aux applaudissements,
Chapitre 21, traduit par Hélène Lenz, in Douze
écrivains roumains, Anthologie Les Belles Etrangères,
éd. L’Inventaire, 2005.
- Fragmentarium,
Paris-Bucarest, Editions LiterNet, Collection PONTIS, édition
bilingue (roumain-français), Sélection, traduction du
roumain et postface par Luiza Palanciuc, 2005, 288 p. (livre
téléchargeable gratuitement à adresse :( http://editura.liternet.ro/)
À lire sur le Net :
-
Le Poème, Élégie
du matin, choix de Jean-Pierre Rosnay pour le Club
des poètes.
- Une vingtaine de poèmes extraits de l’anthologie Autrefois
les arbres avaient des yeux de Luiza Palanciuc.
À paraître :
- Les saisons, nouvelles traduites par Muriel Dimitriu,
éd. Le Visage vert, 2013.
Dana Shishmanian
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