UNE VIE, UN POÈTE

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Une Vie, un Poète
 
ANA BLANDIANA ou « la patrie A4 »

présentée

par Dana Shishmanian





En ce début de printemps où, dans quelques jours, le Salon du livre de Paris ouvrira ses portes sur l’univers méconnu des lettres roumaines, à l’honneur cette année, je ne peux m’empêcher de penser que s’il y a quelqu’un en Roumanie, parmi les écrivains et poètes de l’après-guerre, qui ait véritablement tracé son sillon dans la conscience collective de ce peuple ayant su faire de la poésie, sa « résistance à l’histoire », c’est Ana Blandiana.

Une grande poète des expériences intérieures, une infatigable militante de la conscience civique. Conciliation difficile, à la limite de l’insupportable, déchirure qui la rend consciente, avec l’avancée dans l’âge, du temps douloureusement mais nécessairement arraché à la création par l’activité publique ; mais elle sait aussi qu’elle n’avait pas le choix, vis-à-vis d’elle-même et non par contrainte extérieure, de se dérober à l’impératif éthique qui l’a poussée à l’action, comme elle n’avait pas le choix de se dérober à l’écriture : c’est une et la même vocation, celle de vouloir rechercher, comprendre, témoigner, vivre pour la vérité. La valeur absolue.

« Parce que je suis capable de comprendre, / De tout ce que je comprends, je suis coupable. »

Ces vers écrits dans un volume de jeunesse l’ont marquée à vie: elle les invoque encore dans une interview récente, pour la vérité qu’ils expriment sur les ressorts essentiels tant de sa vie que de son œuvre.  Et elle rajoute: « Plus tu comprends, plus tu es responsable de ce que tu comprends » (entretien accordé au Journal de Chisinau, en République de Moldavie, lors de l’inauguration de l’exposition La mémoire comme forme de justice, en mars 2012).

Dès son début dans l’écriture, comme dans la vie, elle a fait ce choix de l’intégrité, de l’exigence, de la gravité d’une quête qu’elle n’a jamais trahie. À plusieurs reprises interdite de signature, après que, toute jeune encore, juste après son début poétique en 1959, elle avait été empêchée d’entrer à la faculté pendant 4 ans de suite, parce qu’ayant un père prêtre et détenu politique, à savoir, « ennemi du peuple », Blandiana est devenue, pendant les dernières années de la dictature de Nicolae Ceausescu, une auteure de samizdat malgré elle : ses poèmes (notamment le fameux Totul / Tout, sorte de résumé sous forme de liste de la misère d’une société aliénée) circulaient clandestinement, recopiés et enrichis par des milliers de lecteurs anonymes, comme les poésies écrites mentalement et transmises par des signaux Morse tapés dans les murs, dans les prisons staliniennes à la roumaine des années ‘50.

Peu de temps après la révolution de décembre 1989 elle s’est opposée au régime instauré par le successeur du tyran déchu, en prenant part activement à l’animation des manifestations populaires de la Place de l’Université, qui ont défié pendant des mois le nouveau pouvoir, avant d’être matées aux gourdins et aux barres de fer par des hommes de main travestis en « mineurs ». Elle a ensuite pris la tête du mouvement l’Alliance civique, tout en continuant à s’attirer des lettres de menace de mort, et fondé le Mémorial de Sighet, musée consacré à la mémoire des victimes du communisme et de la résistance en Roumanie. Ana Blandiana n’a pour autant jamais brigué de mandat politique, ni de poste dans quelque gouvernement que ce soit.

Auteure d’une trentaine de recueils de poèmes, d’une grâce comme taillée dans une pierre translucide avec un laser, ainsi que d’une bonne douzaine de volumes d’essais, d’une grande intelligence réceptive et critique, Ana Blandiana se révèle, depuis le début des années ‘90, comme romancière.

Sertarul cu aplauze (Le Tiroir aux applaudissements), son premier roman, bien qu’elle récuse ce genre, en lançant plutôt un clin d’œil au sous-titre gogolien de « poème » (Âmes mortes), est un livre extraordinaire, composé comme un grand motet polyphonique et contrapuntique. Écrit entre 1982 et 1991, publié en 4 éditions entre 1992 et 2004, ce livre met en scène tous les niveaux de réalité, dont l’écriture elle-même, qui porte cette réalité  tout en en faisant partie : la conscience d’un écrivain-narrateur qui se réveille à une sorte de résistance entêtée et impuissante, le personnage de ce même écrivain, vu de l’extérieur, dans ses évolutions au milieu de ses amis, collègues, ou geôliers d’hôpital psychiatrique chargés de sa « rééducation », tous complices de l’oppression parce que fatigués de penser que quelque chose pourrait jamais changer, la voix, comme au confessionnel, de l’auteure de ces personnages, parlant du livre même qu’on est en train de lire, et dont l’écriture, nous fait-elle comprendre en nous impliquant comme témoins, lui a littéralement sauvé la vie, les voix, off, de l’officier de la police politique interrogeant ses « indics » ou tout simplement des délateurs occasionnels, sur les « agissements » soit de l’écrivain-narrateur-personnage, soit de l’auteure elle-même, et enfin, la voix infra-textuelle, infuse, glissante, insidieuse, chantante ou chuintante, incisive ou lyrique, personnelle et impersonnelle, non rattachée à un « je » quelconque, de l’âme, dirait-on, dans laquelle baigne tout ceci, comme dans une matière poétique infiniment pénétrante, omniprésente, parlante. Un chœur antique qui épouse les mouvements des personnages, grossit les contours, commente en permanence les paroles, les gestes, les pensées, rentre dans leur infrastructure, dans l’infinitésimal du pli du détail, en leur prêtant une densité nouvelle, comme pour les refléter dans une dimension autre, où la convention d’une réalité spatio-temporelle se désagrège dans celle du discours.

On a le sentiment, en lisant, que c’est le livre lui-même qui parle tout seul… ainsi qu’une personne endormie pendant un sommeil agité de rêves. Il parle en charriant avec lui les voix des autres – auteur, personnages, lecteurs potentiels – comme le Danube qui sape d’un côté et agglutine ses alluvions de l’autre côté de son lit, déplaçant les îles et engloutissant les cités. Une métaphore puissante puisque l’auteure confesse la naissance du pressentiment de ce livre, sur la motte de terre de la campagne danubienne avoisinant une île déplacée par le fleuve, dans un village perdu où elle a habité pendant la dernière décennie du régime de Ceausescu, comme dans un exil à l’intérieur même du pays, sinon comme dans un domicile obligatoire.  

Le titre révélateur d’un de ses derniers recueils de poèmes, Patria mea A4 (Ma patrie A4, 2010), définit l’espace de vie de l’auteure comme étant la page à écrire : seule habitation en vrai du poète, de l’écrivain. Là où il vit véritablement, là où il témoigne, là où il crie sa liberté, et crée sa vérité à l’encontre des tyrans, de la soumission, de l’apathie, du mensonge, de l’oubli, de la mort. C’est son seul pouvoir, mais ce pouvoir surpasse l’autre, car intemporel et invincible.

« Parce qu’il ne peut empêcher l’écrivain d’écrire, comme il empêche l’architecte de construire, le cinéaste, de tourner, le sculpteur, de modeler des statues, le dictateur est obsédé par ce que fait l’écrivain. Et ce, parce que le pouvoir de l’écrivain consiste dans le soupçon et la crainte des autres que ses pages resteront et témoigneront à leur sujet. D’où, d’une part, les efforts que font ceux qui sont au pouvoir pour l’influencer, le séduire, l’acheter, le persécuter, s’adjugeant ainsi et sa partie de pouvoir à lui, et d’autre part, le pouvoir de la pérennité, le fait que, en demeurant,  il répond aussi pour ceux qui disparaissent, y compris – s’il ne s’y oppose pas – pour le régime dont il a été contemporain. » (Entretien avec Ruxandra Cesereanu, dans la revue Steaua / L’Étoile, juillet-août 2005) 

 L’écriture est d’une certaine façon une fugue, mais une fugue qui abolit la prison, qui crée un espace de liberté absolue, une veille pure au-dessus du sommeil gluant de l’existence. C’est pourquoi ce livre musical composé comme un art de la fugue, dont on comprend à la fin qu’il ne se développe pas en trajectoires linéaires, mais concentriques, en s’emboîtant dans des horizons d’écriture circulaires qui se contiennent l’un l’autre par des jeux de translation onirique, tout en se rapprochent d’un point de fuite commun situé à l’infini, se termine avec un poème de Blandiana qui décrète : « Tout envol est une fuite, / Toute fuite une défaite, / Et pourtant, et pourtant, / Sauve-toi, ange, sauve-toi maintenant ».

J’aimerais finir ces réflexions avec une autre citation révélatrice de cette auteure d’exception, qui scrute avec une lucidité impitoyable le passé comme le présent de son peuple :
« Les Roumains avaient été en effet très fatigués et s’étaient imaginé que dans la liberté, ils pourraient enfin dormir, sans être inquiétés par des cauchemars. Ils n’ont pas compris alors, et ne comprennent à ce jour toujours pas, que la seule manière de ne pas être hanté par des cauchemars est d’avoir le pouvoir de rester éveillé. » (dans l’entretien susmentionné)

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Les livres d’Ana Blandiana sont traduits dans de nombreuses langues (allemand, anglais, hollandais, italien, espagnol, portugais, serbe, slovène, bulgare, russe, albanais, hongrois, polonais, suédois, norvégien, lettone, estonien, hébreux).

Elle a reçu de nombreux prix littéraires en Roumanie et en Europe (dont le prix Herder, Vienne, 1982, Camaiore, Italie, 2005, le prix international de la ville d’Aquila, Italie, 2007).

C’est Jean-Pierre Rosnay qui l’a fait connaître  aux amateurs de poésie en France, dès 1967. Plus récemment, le public français a pu prendre connaissance de son parcours littéraire et civique au travers d’un entretien dans Notre Europe n°10, Octobre 2008. Elle reste néanmoins relativement peu connue dans le monde littéraire francophone, en tout cas, pas au niveau où son œuvre devrait la situer. Je suis heureuse de la faire découvrir aujourd’hui aux lecteurs de Francopolis.

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Sa bibliographie en français :

- Dans Quinze poètes roumains, choisis par Dumitru Tsepeneag, Belin, Paris, 1990
- Étoile de proie,poèmes traduits par Hélène Lenz, éd. Les ateliers du Tayrac, Saint-Jean-de-Bruel, 1991.
- L'église fantôme, éd. Syros-Alternatives, Paris, 1992.
- L'architecture des vagues, traduit par Hélène Lenz, éd. Les ateliers du Tayrac, Saint-Jean-de-Bruel, 1995.
- Clair de mort, traduit par Gérard Bayo, éd. Librairie Bleue, Troyes, 1996.
- Autrefois les arbres avaient des yeux, anthologie (1964-2004). Préface, biobibliographie, sélection et traduction du roumain  par Luiza Palanciuc, éd. Cahiers Bleus / Librairie Bleue, Troyes, 2005.
- Le tiroir aux applaudissements, Chapitre 21, traduit par Hélène Lenz, in Douze écrivains roumains, Anthologie Les Belles Etrangères, éd. L’Inventaire, 2005.
- Fragmentarium, Paris-Bucarest, Editions LiterNet, Collection PONTIS, édition bilingue (roumain-français), Sélection, traduction du roumain et postface par Luiza Palanciuc, 2005, 288 p. (livre téléchargeable gratuitement à adresse :( http://editura.liternet.ro/)

À lire sur le Net :

- Le Poème, Élégie du matin, choix de Jean-Pierre Rosnay pour le Club des poètes.
- Une vingtaine de poèmes extraits de l’anthologie Autrefois les arbres avaient des yeux de Luiza Palanciuc.

À paraître :


- Les saisons,
nouvelles traduites par Muriel Dimitriu, éd. Le Visage vert, 2013.


Dana Shishmanian

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Ana Blandiana
présentée par Dana Shishmanian

 
Francopolis mars 2013
 
 
 

Créé le 1er mars 2002

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