Materia
prima :
En mai ou juin, quand les pluies se font rares,
Jean Louis Tourbin a commencé à creuser les
fondations de sa maison. Il venait d’épouser Marie Louise Carfentan. Probablement avait-il hérité du terrain, qui
ne valait pas grand chose, situé hors du bourg au
lieu-dit Le nid-de-chien, en face d’une mare peuplée d’insectes, et en
contrebas de la route d’où l’eau dévalait à chaque averse. Sur le côté, un
chemin creux descendait vers le bourg.
Puis il a maçonné : fondations et
soubassements. Il savait y faire puisqu’il était ouvrier maçon. On a
ensuite commencé à extraire la terre, sur le côté de ce qui serait le
pignon gauche de la maison, non loin du chemin creux. Elle était assez
bonne, plutôt trop argileuse, on y ajoutait un peu de sable. C’était le bon
moment, celui où elle travaille et monte en sève. Un homme creusait,
cassait les mottes, divisait la terre avant de la relever en tas.
Marie Tourbin
Dans quelques jours, ce sera l’anniversaire de
cette soirée, il y a trente ans, où j’ai écrit : »Je
ne me souviens pas que Marie ait eu un corps aux formes vivantes,
particulières ». Vous étiez morte, Marie Tourbin,
depuis longtemps déjà et jusqu’à ce soir-là je n’avais pas su que vous
étiez mon centre de gravité- ce qui me donnait poids sur terre, et
consistance. La particulière consistance de cette première phrase et de
celles qui ont suivi, je l’ai immédiatement sentie, et que j’allais m’y
tenir, me tenir à vous, Marie, pour longtemps, j’ignorais de combien long
ce temps mais justement je le sentais sans borne préétablie, inconnu.
J’étais étrangère à ce que j’écrivais, à ce que j’allais écrire mais
j’étais la seule étrangère capable de venir à votre connaissance.
Théâtres
De l’extérieur je connaissais la rue et le chemin
creux. Tous deux capables d’accueil ; la rue quand elle prodiguait
dans les crépuscules d’automne ses lumières électriques, vitrines et
lampadaires penchés sur mon petit monde ; le chemin creux, antre
pierreux et gras, frais et sonore dans l’été vertical, le chemin creux qui
me remettait au monde- j’en ressortais luisante et m’essuyais à l’aire de
terre battue.
Et puis le haut jardin. Lui ne m’accueillait pas.
On montait vers lui, il nous laisserait entrer, aucune réticence, ni en lui
ni en nous, mais il garderait ses distances naturelles. Il n’avait pas à
les garder : il était naturelles distances.
Une montagne dans la ville-je ne savais pas ce
qu’était une montagne. Je le découvrirais plus tard devant une fenêtre
ouverte sur le premier matin d’un été dans les Vosges : il pleuvait et
devant moi, derrière la pluie, quelque chose de massif et noir, rond,
prenait la place de l’horizon.
Albedo
L’enfant est debout dans le matin. L’âge adulte
invente l’aube comme prémisses mais pour l’enfant pas de journée au-devant
d’elle, tout est prémices- et dans ce matin-là comme toujours l’enfant
debout à la limite de l’ombre portée de la maison ne prévoit rien. Ne voit
rien non plus : se laisse côtoyer par les odeurs de fleurs ou d’herbes
chaudes, chausser par le roulis croquant du gravier, vêtir par
l’habilleuse, lumière ou pluie.
Cependant : naguère encore, et depuis
l’éternité, l’enfant cueillait et se laissait cueillir en chaque moment
d’un être qui, imperceptiblement, est devenu de plus en plus- et souvent
par soustraction- le sien.
L’enfant qui se tient debout, silencieuse dans le
matin et va franchir avec la limite de l’ombre l’angle de sa maison,
hésite. Les jambes qui dépassent su short ont perdu en plein, gagné en
délié. Elle ne gagne ou perd qu’au Monopoly. Les jours de pluie.
Rubedo
Marie Pierre Baie, Hélène Fleuroy,
Elisabeth Wissans, Laure Vacières
Paule Arola, Françoise Prato, Annie Poulet, Monique Mégret,
Catherine Terrandier, Lise Vieillefont
Ghislaine Vaneck, Nicole Lanque, Marie
France Cesson, Christiane Barbotan, Sylvie
Gabelle
Annie Ramant, Marie Thérèse Manin, Régine Taburin, Liliane Scherrer
et celles qui n’ont plus de nom. Il me suffit de
m’attarder sur leur visage. Je contemple. Je contemple le regard vaguement
triste de celle-ci, à gauche de Annie Ramant, sa bouche asymétrique, sa
terne présence dont afflue en moi, à nouveau, le goût singulier- et son
nom, son nom imprévisible unique et indivisible m’est redonné : Marie
Hélène Maisonneuve. Qui ne sourit pas.
Légende
Le père a posé la valise douloureusement charriée
pendant le voyage en train aux pieds de sa fille. Les livres y sont restés rangés : il n’y
a pas d’étagère où les aligner dans le petit meublé loué pour les vacances.
Elle la laisse ouverte, consulte à nouveau les titres entassés, en choisit
un dès le premier jour.
Tous les
après-midi elle lit . Ce qu’elle croit devoir
lire. Ainsi, ce qu’elle lit construit autour d’elle la demeure de son
privilège- et la longue jetée de son espérance. Devoir, privilège et
espérance obscurcissent son esprit, tissent comme une taie sur ses yeux de
lectrice- peu importe, elle ne lit pas pour savoir ce qu’elle lit.
Elle lit pour se dédier.
Presque tous les après-midi le père et la mère
vont marcher : ils longent la rivière qui traverse le village et
poursuit vers un lac, ou bien gagnent la montagne et ses forêts chaudes et
vertes.
Puella
C’est un parfum bleu qui retient le foulard de
mousseline sur les cheveux gonflés, laqués, légers… Laquée, légère, revêtue
de la courte veste claire accordée à la jupe qui vient étroitement ceindre
ses genoux, elle s’abrite des larges gouttes d’eaux fade et tiède. Derrière
elle, sous la grosse pluie timide, s’émeut le parc, puissances vertes
contre parfum bleu. Pour l’heure, parfum bleu gagne : il arme la jeune
fille pour l’attente, sous l’auvent de la station, il se tient sans
faiblesse contre sa joue comme un arbre de mai ; il s’élance pour
traverser les années- mais c’est elle, la jeune fille, que les années
traverseront. Parfum bleu, lui, n’est pas né pour connaître l’altération.
Ni pour traverser quoi que ce soit, comme un dieu, étranger au temps et à
l’espace. A elle il arrivera, longtemps après, de
recevoir la grâce, de s’y soumettre, et parfum bleu touchera sa joue
défaite par l’assiduité des jours.
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