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ARCHIVES : VIE – POÈTE 

 

Une Vie, un Poète :

 

Christiane Veschambre

par Mireille Diaz-Florian

 

Parcours de Christiane Veschambre

 

J’ai découvert les textes de Christiane Veschambre, par la lecture de Les Mots Pauvres*. Je sais que depuis, je suis liée à son travail. Elle explore les racines de l’écriture au plus profond d’une matière vivante, où les traces biographiques affleurent, comme on le dirait d’une roche, vestige d’une puissante histoire géologique. Elle travaille « le souvenir dans la chair à vif », selon les propos de la grande nouvelliste Clarice Lispector qu’elle place en exergue d’un de ses ouvrages récents La Maison de terre.

 

Je me rends compte aussi que je n’ai jamais proposé à mes complices littéraires de découvrir son œuvre. Cette nouvelle saison de Francopolis sera donc l’occasion d’engager le lecteur à la lire.

 

Dans Les Mots Pauvres, dont je propose quelques extraits, quatre saisons et un épilogue rythment l’expérience de la narratrice qui vit soudainement la privation de la parole. Au cœur de ce mutisme forcé, va naître un regard neuf sur soi et sur le monde. L’écriture épurée tente de cerner l’épreuve des jours de silence et d’en révéler la portée fondatrice.

 

Mireille Diaz-Florian

 

Christiane Veschambre aux Rencontres poétiques chez Tiasci - Paalam, en février 2014 (reproduit du site main tenant)

 

         Je vais d’émotion en émotion. En disant cela, je vois une rivière qu’on franchit à gué en sautant d’une pierre à l’autre. Entre deux pierres, c’est le vide. Le pied perçoit chacune dans sa forme différente, anguleuse ou ronde, plane ou inclinée. Une arête ou une petite plateforme où se reposer. A chaque fois se renouvelle le contact avec la fraîcheur née de l’eau, à chaque fois quelque chose vit à la plante du pied, qui se propage à tout le corps.

         Je ne sais pas pourquoi c’est cette image qui me vient pour dire les émotions qui s’emparent de moi à un rythme irrégulier, imprévisible. Ce ne sont pas des mouvements superficiels, des manifestations de l’émotivité, mais des moments où s’approche le sentiment de la vie. Des moments vifs. Entre deux, c’est le temps mort. 

(Hiver)

 

 

 

         Je ne peux plus commencer ma journée sans lire un poème. Avant, je ne savais pas lire la poésie. Je me souviens que le poème se déroulait au-devant de moi, comme de l’autre côté d’une infranchissable fenêtre. Au mieux, la poésie m’impressionnait. Je pensais  n’être pas suffisamment intelligente pour elle.

         A présent, il me semble au contraire qu’elle est consentement à la simplicité. Qu’elle ne demande, à celui qui la lit, que de s’abandonner. De se quitter. Je choisis des textes de langue étrangère. Sur la page de gauche est imprimé le poème dans sa langue, sur la page de droite dans sa traduction. Et chaque matin, je lis un poème, ou deux, à haute voix. Je veux dire : à haute voix intérieure et parfois même, pour la langue du poème, en remuant mes lèvres et disposant ma bouche comme pour le proférer. Car, même si je suis impuissante à la faire sonner, la langue continue de vivre en moi. Et de sentir ainsi l’espace intérieur de ma bouche varier suivant les sons de la langue étrangère, ceux qu’aucune habitude ne m’a rendus familiers, me redonne, plus fort qu’avant, le sentiment de la chair du langage. Après seulement j’en viens au poème traduit. Le sens alors offert me semble l’enfant possible parmi d’autres, de ma première et charnelle lecture.

         Il m’arrive même depuis quelques jours une chose étrange. J’ai entrepris la lecture de poèmes russes. Je ne connais rien au russe et les vers sur la page de gauche, alignant les lettres d’un alphabet qui m’est inconnu, étaient appelés à rester entièrement silencieux pour moi. J’ai cependant obstinément commencé chaque matin par parcourir des yeux, guidée par la longueur de chaque vers, la coupe des mots et le signe de ponctuation, la page de gauche avant de me rendre à celle de droite. Et peu à peu j’ai eu l’impression d’entendre le poème, de le lire vraiment en russe, comme si faire ainsi confiance portait sa récompense : sur la page de gauche, le poème m’ouvre à un secret dont, sur la page de droite, je découvre une incarnation.

(Printemps)

 

 

        

         La maison de l’enfance a les traits de l’enfance, murs patauds et couleurs vives.

         Ou bien elle sombre, enfouie dans la terre, comme un navire naufragé, une portion de son toit incliné faisant encore surface ; elle s’engloutit tranquillement dans le passé.

         Ou bien encore elle flotte dans le ciel, au-dessus du sol où elle ne laisse que la trace en losange de son ombre portée ; elle ne pèse pas plus qu’un rêve…

Comme celui que j’ai fait cette nuit dans lequel ces trois images de la maison d’enfance étaient autant de  dessins juxtaposés. 

(Eté)

 

 

 

         Avant de parler, il faudrait recueillir dans l’obscurité des paumes refermées sur les yeux le goutte-à-goutte des mots pauvres, étrécis, des mots sans élan, peureux, le goutte-à-goutte des petits mots d’où s’absente toute grâce.

         Telle est ma croyance. Mais lorsque j’ôte les mains de devant mes yeux, je suis saisie de la lumière couchée au sol, dans l’encadrement de la fenêtre. 

(Automne)

 

 

 

« -bas, dehors un grand silence

comme un dieu qui dort »

il neige

toute la nuit, pendant que nous dormions,

pendant que je m’enfonçais chaudement

dans le silence immobile de la nuit

lentement, minutieusement

chutaient

des milliers de flocons

fins comme du duvet de poussin

venaient s’accoler, se recouvrir les uns les autres

sur l’herbe

la route

les arbres

les haies

le puits

la grille

la roue de la meule

les clôtures

les marches

sur les toits et les cheminées

ce matin tu m’as prise dans

tes bras, tu m’as portée comme

si j’étais un enfant

tu m’as amenée dans la pièce où les volets

étaient ouverts, tu m’avais dit

« garde les yeux fermés »

tu m’as dit « ouvre les yeux » et tu m’as fait cadeau

de toute l’étendue

cette pure mousse

blanche et de lumière

entre les rameaux noirs

 

(Et ma joie,…)

*Les Mots Pauvres. Cheyne Editeur.

Collection Grands fonds. 1996

 

PS Je conseille d’écouter les archives de l’émission Les Nuits de France Culture : La Nuit rêvée de Christiane Veschambre, avec le bel entretien de Geneviève Huttin et des documents passionnants, qui réfèrent à l’univers de Christiane Veschambre :

https://www.franceculture.fr/emissions/la-nuit-revee-de/la-nuit-revee-de-christiane-veschambre

 

 

 

Une vie, un poète

Christiane Veschambre (1), par Mireille Diaz-Florian

 

Francopolis septembre-octobre 2018