Je vais d’émotion en émotion. En
disant cela, je vois une rivière qu’on franchit à gué en sautant d’une
pierre à l’autre. Entre deux pierres, c’est le vide. Le pied perçoit
chacune dans sa forme différente, anguleuse ou ronde, plane ou inclinée.
Une arête ou une petite plateforme où se reposer. A
chaque fois se renouvelle le contact avec la fraîcheur née de l’eau, à
chaque fois quelque chose vit à la plante du pied, qui se propage à tout le
corps.
Je ne sais pas pourquoi c’est cette
image qui me vient pour dire les émotions qui s’emparent de moi à un rythme
irrégulier, imprévisible. Ce ne sont pas des mouvements superficiels, des
manifestations de l’émotivité, mais des moments où s’approche le sentiment
de la vie. Des moments vifs. Entre deux, c’est le temps mort.
(Hiver)
Je
ne peux plus commencer ma journée sans lire un poème. Avant, je ne savais
pas lire la poésie. Je me souviens que le poème se déroulait au-devant de
moi, comme de l’autre côté d’une infranchissable fenêtre. Au mieux, la
poésie m’impressionnait. Je pensais n’être pas suffisamment
intelligente pour elle.
A
présent, il me semble au contraire qu’elle est consentement à la
simplicité. Qu’elle ne demande, à celui qui la lit,
que de s’abandonner. De se quitter. Je choisis des textes de langue
étrangère. Sur la page de gauche est imprimé le poème dans sa langue, sur
la page de droite dans sa traduction. Et chaque matin, je lis un poème, ou
deux, à haute voix. Je veux dire : à haute voix intérieure et parfois
même, pour la langue du poème, en remuant mes lèvres et disposant ma bouche
comme pour le proférer. Car, même si je suis impuissante à la faire sonner,
la langue continue de vivre en moi. Et de sentir ainsi l’espace intérieur
de ma bouche varier suivant les sons de la langue étrangère, ceux qu’aucune
habitude ne m’a rendus familiers, me redonne, plus
fort qu’avant, le sentiment de la chair du langage. Après seulement j’en
viens au poème traduit. Le sens alors offert me semble l’enfant possible
parmi d’autres, de ma première et charnelle lecture.
Il m’arrive même depuis quelques
jours une chose étrange. J’ai entrepris la lecture de poèmes russes. Je ne
connais rien au russe et les vers sur la page de gauche, alignant les
lettres d’un alphabet qui m’est inconnu, étaient appelés à rester
entièrement silencieux pour moi. J’ai cependant obstinément commencé chaque
matin par parcourir des yeux, guidée par la longueur de chaque vers, la
coupe des mots et le signe de ponctuation, la page de gauche avant de me
rendre à celle de droite. Et peu à peu j’ai eu l’impression d’entendre le poème,
de le lire vraiment en russe, comme si faire ainsi confiance portait sa
récompense : sur la page de gauche, le poème m’ouvre à un secret dont,
sur la page de droite, je découvre une incarnation.
(Printemps)
La maison de l’enfance a les traits
de l’enfance, murs patauds et couleurs vives.
Ou bien elle sombre, enfouie dans
la terre, comme un navire naufragé, une portion de son toit incliné faisant
encore surface ; elle s’engloutit tranquillement dans le passé.
Ou bien encore elle flotte dans le
ciel, au-dessus du sol où elle ne laisse que la trace en losange de son
ombre portée ; elle ne pèse pas plus qu’un rêve…
Comme
celui que j’ai fait cette nuit dans lequel ces trois images de la maison
d’enfance étaient autant de dessins juxtaposés.
(Eté)
Avant de parler, il faudrait
recueillir dans l’obscurité des paumes refermées sur les yeux le
goutte-à-goutte des mots pauvres, étrécis, des mots sans élan, peureux, le
goutte-à-goutte des petits mots d’où s’absente toute grâce.
Telle est ma croyance. Mais lorsque
j’ôte les mains de devant mes yeux, je suis saisie de la lumière couchée au
sol, dans l’encadrement de la fenêtre.
(Automne)
« là-bas, dehors un grand silence
comme un dieu qui dort »
il neige
toute la nuit, pendant que nous dormions,
pendant que je m’enfonçais chaudement
dans le silence immobile de la nuit
lentement, minutieusement
chutaient
des milliers de flocons
fins comme du duvet de poussin
venaient s’accoler, se recouvrir les uns les autres
sur l’herbe
la route
les arbres
les haies
le puits
la grille
la roue de la meule
les clôtures
les marches
sur les toits et les cheminées
ce matin tu m’as prise dans
tes bras, tu m’as portée comme
si j’étais un enfant
tu m’as amenée dans la pièce où les volets
étaient ouverts, tu m’avais dit
« garde les yeux fermés »
tu m’as dit « ouvre les yeux » et tu m’as fait
cadeau
de toute l’étendue
cette pure mousse
blanche et de lumière
entre les rameaux noirs
(Et ma joie,…)
*Les
Mots Pauvres. Cheyne Editeur.
Collection
Grands fonds. 1996
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