Pour son anniversaire
1948, Cheng Chi-hsien, qui a lu en traduction beaucoup de
nos grands écrivains mais ignore notre
langue, arrive à Paris avec ses parents1
; il a 19 ans. Quand ceux-ci, plutôt que de rentrer dans un pays en
plein bouleversement, partent aux USA, il décide de rester en France – « le pays du milieu de l’Europe occidentale
». Misères de l’émigré, nostalgie, dénuement, solitude, perte de son identité –
pour ceux qu’il croise et qui le voient à peine, il est « le Chinois ».
Cependant il va persister dans son choix, lui donner de plus en plus de sens,
jusqu’à devenir, au terme d’une véritable métamorphose, un Français. Choisir la
France, cela signifiait dans son cas, non seulement apprendre le français mais,
au terme d’une délibération difficile sur laquelle il s’expliquera dans Le
Dialogue. Une passion pour la langue française2 , la choisir comme sa langue
d’écrivain et, plus précisément, de poète3 . Le défi était « insensé » :
apprendre, non « un ensemble de mots et de règles, mais une manière de sentir,
de percevoir, de raisonner, de déraisonner, de jurer, de prier et, finalement,
d’être ».
1971, naturalisé français, Cheng prend le prénom de François
(celui du « petit pauvre » d’Assise dont il se sent si proche) qu’il a choisi
lorsqu’il s’est fait baptiser. Nom chinois, prénom d’ici : l’association des
deux est à elle seule un symbole fort. Quelques années plus tard, pourvu de
diplômes brillamment acquis, le voici professeur à l’Institut national des
Langues orientales.
1977, François Cheng a commencé à écrire en prose française
: L’Écriture poétique chinoise est publié au Seuil, suivi en 1979 de Vide et
plein, le langage pictural chinois. Grâce à ces essais, d’inspiration
sémiotique4 , les Occidentaux peuvent enfin comprendre une poésie et une
peinture restées pour eux, malgré d’abondants travaux historiques, des énigmes.
Leur auteur devient ainsi, selon l’expression de Claude Roy, à la fois très
belle et aujourd’hui bien insuffisante, un « maître-passeur », mission qu’il
poursuit à travers d’admirables livres d’art : L’espace du rêve, mille ans de
peinture chinoise (1980) ; Chu Ta 1626-1705, le génie du trait ; Shitao, la
saveur du monde...
1989, après toutes ces années de vocation rentrée, de
frustration adoucie par la composition de poèmes en chinois et par des traductions
(de français dans sa langue maternelle et vice versa5 ), un premier recueil en
vers est publié chez Fata Morgana : De l’arbre et du rocher.
1998, Le Dit de Tianyi, en chantier depuis plus de dix ans,
paraît enfin. Ce grand roman, qui a pour principale toile de fond la Chine du
XXe siècle, reçoit le prix Femina. Il
est suivi, cinq ans plus tard, par L’Éternité n’est pas de trop, situé à la fin
de la dynastie Ming, et que l’on désignerait comme une ‘histoire d’amour’ si
l’expression était moins galvaudée.
2002, l’Académie
française procède à la cooptation de François Cheng. Son fauteuil, le 34e, fait
de lui le successeur de Jacques de Bourbon Busset, de Maurice Genevoix et, bien
plus haut dans le temps, de Fénelon, dont il tient, en un geste hautement
significatif, à relire le Télémaque : devenu un maillon d’une chaîne inscrite dans
l’histoire de la France, il se trouve enfin, cinquante-cinq ans après son
arrivée, ré-enraciné, non seulement dans une terre, mais dans l’être, dans son
identité profonde.
30 août 2009, François Cheng a 80 ans. La manie de l’appeler
« le Chinois » a fini par se perdre. Un nouveau recueil de poèmes6, Vraie
Lumière née de Vraie Nuit, est sous presse aux Éditions du Cerf. Un troisième
roman est en route, sur lequel il garde le secret, mais gageons qu’il y
reviendra aux questions qui hantent depuis fort longtemps son intériorité : «
Je suis Occidental maintenant, dit-il, mais en ce qui concerne la compréhension
du monde, les questions sont les mêmes de l’Est à l’Ouest ».
Des études sur la peinture et la poésie chinoises, des
romans et des recueils de poèmes jusqu’au récent Pèlerinage au Louvre7 et à l’essai sur Segalen8 , ces questions nous
donnent une des clés de l’œuvre de François Cheng, dans son unité, qu’elle soit
d’écriture (ce qui est impossible à expliquer en peu de mots) ou thématique.
Année après année, ce grand méditatif poursuit avec passion la même recherche :
comprendre le monde, comprendre ce qu’est l’homme dans le monde et quelle est
sa destinée. Aussi se tromperait-on en voyant simplement dans Le Dit de Tianyi
un roman d’initiation, un récit-témoignage ou un roman d’amour, ou encore le
roman de l’artiste, même s’il est tout cela à la fois : plaçant ses
personnages, sur fond de chair et de sang, au plus bas de l’homme, dans des
situations extrêmes (les plus révélatrices), l’auteur y pose les grandes
questions relatives à la condition terrestre ; il dévisage la mort, envisage le
pardon et l’amour, médite sur le mystère du parcours de l’être du fini à
l’infini …
À l’origine de cette interrogation existentielle, angoisse
et confiance mêlées, une double expérience :
peu après avoir découvert la beauté de la nature (le célèbre mont Lu) et
celle du corps féminin, Chi-hsien avait vu de ses yeux par les photos des
journaux, pendant la guerre sino-japonaise, les horreurs des massacres de
Nankin9 , première rencontre du mal que beaucoup d’autres ont suivie10 . Il ne
tarda pas à comprendre que « le mal et la beauté constituent les deux
extrémités de l’univers vivant » : « Je sais donc que, désormais, il me faudra
tenir les deux bouts », rappelle l’auteur des Cinq méditations sur la beauté11 .
Cet essai n’est pas un traité d’esthétique. Il nous invite à
partager – sur
l’association beauté-bonté, sur la différence entre vraie et fausse
beauté, sur la grande interrogation, héritée de Dostoïevski : la beauté sauvera-t-elle
le monde ? – le fruit de rencontres, de dialogues, d’échanges créatifs, avec un
groupe de proches. Les rencontres sont pour l’auteur les moments les plus
authentiques de la vie, ceux qui permettent à chacun, dans l’entre – là où
souffle, selon la tradition taoïste, le vide médian, qui permet l’interaction
du yin et du yang –, de donner sa meilleure part, ceux dont l’Avant-propos de
L’Éternité n’est pas de trop assure qu’ils sont « ouverts sur l’infini » ?
Ces
Cinq Méditations m’apparaissent comme le Dit (qui, comme celui de Tianyi, est
aussi le don) de François Cheng ; elles offrent la clé qui peut-être nous
manquait encore pour pouvoir, à notre tour, le rencontrer et nous en trouver –
j’ai eu cette chance – plus riches intérieurement, plus sereins peut-être.
Car l’itinéraire entamé il y a plus d’un demi-siècle n’est
qu’une suite de rencontres, appelées, désirées, méritées - Cézanne, Claudel,
Segalen… -, toutes placées sous le signe du Beau et du Vrai. De la poétique
chinoise de néantisation et de la voyance orphique (« Vraie Lumière née de
vraie Nuit »…), de l’intuition taoïste du Souffle qui anime toutes les entités
vivantes et de la « vérité incarnée » dans le Christ, bien absolu- amour
absolu, celui qui se désigne comme le pèlerin de l’Occident a su, sans renier
son fond premier, sans perdre une parcelle de son âme, faire une symbiose vivante,
aller de plus en plus vers la vie ouverte. Que ceux qui, tel Thomas, ont encore
besoin de preuves, ouvrent son Pèlerinage au Louvre !
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1.Son
père, universitaire, était expert en
sciences de l’éducation auprès de la naissante UNESCO, avec un contrat de deux
ans. Je ne peux dans ces pages que donner une idée simplifiée du parcours du
poète ; pour plus de précisions, sur l’homme et sur l’œuvre, on pourra se
reporter à mon ouvrage : François Cheng. Un cheminement vers une vie ouverte,
Paris, Hermann, mai 2009.
2. Desclée de
Brouwer-Presses littéraires et artistiques de Shanghai, 2002.
3. Sa vocation
poétique lui apparut alors qu’il avait quinze ans. Dans tout le texte, l’italique signale les
formules chères à François Cheng.
4. L’outil, qui
était à la mode et qu’il a ensuite
abandonné, convenait aux sujets traités, puisque l’idéogramme n’est autre chose
qu’un signe, et que dans la peinture traditionnelle orientale, qui n’était pas
mimétique comme l’occidentale, chaque trait était, lui aussi, un signe.
5. Cheng, Entre source et nuage. Voix de poètes dans la
Chine d’hier et d’aujourd’hui, Albin Michel, 1990.
6. Sa poésie n’est pas d’un abord facile. Mais il en a
composé une précieuse anthologie qui, organisée diachroniquement, facilite
beaucoup sa lecture : À l’Orient de tout, Gallimard, 2005.
7. Musée du
Louvre-Flammarion, 2008.
8. L’un vers
l’autre. En voyage avec Victor Segalen, Albin Michel, 2008.
9. 13 décembre 1937- début février 1938, les six premiers
jours étant les plus atroces.
10. Si Cheng n’a
pas vécu l’époque maoïste, il s’est remarquablement informé de ce qui se
passait là-bas, y compris pendant la Révolution culturelle, amassant des
documents qu’on ne trouve dans aucune autre bibliothèque que la sienne.
11. Albin
Michel, 2006, p. 20.
– Article paru dans:
Printemps 2010 de la revue
Traversées
** Francopolis
ajoute quelques liens vers ses oeuvres.
- Pèlerinage au Louvre
- Le Dialogue
- L’Éternité n’est pas de trop
-
Double Chant
-
A l'orient de tout (lire quelques extraits de poèmes)
- Vraie
Lumière née de Vraie Nuit
-
Cinq Méditations sur la Beauté