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rencontre avec un poète du monde

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ARCHIVES : VIE – POÈTE 


 

Une Vie, un Poète :

 

Hédi BOURAOUI - POÉTE AUX TROIS CULTURES

 

par Monique W. Labidoire

 
ViePoete-Dec2017

 

Hédi Bouraoui est né à Sfax (Tunisie). Éduqué en France, il enseigne et écrit à Toronto (Canada) Professeur Émérite, il a occupé plusieurs fonctions administratives à l’Université York, a créé un programme multiculturel, fondé le centre Canada-Méditerranée. Il a organisé de nombreux colloques internationaux sur la créativité-critique, la francophonie, les littératures maghrébines. Il est l’auteur d’une vingtaine de recueils de poésie, d’une quinzaine de romans, de plusieurs essais et de nombreuses lectures critiques consacrées aux poètes et aux romanciers.  Il est Officier dans l’Ordre des Palmes Académiques, Docteur Honoris Causa de l’université Laurentienne, élu à la société Royale du Canada en 1997 (Académie des Lettres et sciences Humaines). Homme aux trois cultures, la tunisienne, la française et l’anglo-saxonne il vit à Toronto mais vient régulièrement en France où il séjourne plusieurs mois afin de se ressourcer dans la langue. Il privilégie le français pour écrire ses poèmes, utilisant aussi bien l’anglais ou le français pour ses romans et ses essais critiques.

 

Il est également traduit en arabe mais n’utilise pas cette langue pour développer son œuvre. Hédi Bouraoui grâce à ses trois cultures, spécificités qui ont enrichi son identité si particulière et dont son parcours littéraire témoigne, nous interpelle sur des sujets qui nous tiennent à cœur : l’humanisme, la tolérance, la fraternité, la pluralité, le partage. 

 

Quelques repères bibliographiques de son œuvre poétique, mais pas exhaustifs :

MusocktailTower publications – 1966

Tremblé : SGP, Paris 1969

Eclate-Module – Editions Cosmos – Montréal -1972-

Echosmos : Losaic Press – Toronto – 1986-

Emigressence  Editions du Vermillon Ottawa- 1992-

Nomadaime : Editions du GREF Toronto – 1995 –

Illuminations Autistes (Pensées-Eclairs), Editions Aoulédouna, Sfax Tunisie 2003

Livr’Errance Editions D’ici et D’Ailleurs France - 2005 - Réédition à Toronto Editions CMC – 2013

 

Parmi ses dernières parutions on peut noter Transpoétiquement vôtre, anthologie bilingue en français et en italien (1966-2016) traduite par Mario Selvaggio et publiée aux Edizioni Universitarie Romana. (1)

C’est cette édition représentative de l’œuvre du poète qui nous donne l’occasion aujourd’hui de l’accompagner et d’approfondir cette manière si personnelle d’aborder les langages, d’inventer des mots, des formules et trouver sa propre écriture, sa propre vision poétique qui est l’apanage d’un « vrai » poète.

 

 

 

La transpoétique

Hédi Bouraoui invente la transpoétique qui comme le transibérien de Cendras ou le trans-Europe-Express ont fait rêver bien des voyageurs. Il nous entraîne le long des paysages nous fait franchir des frontières qui pour lui restent invisibles. Rien ne devrait séparer les hommes et les paysages. Il semble qu'il ait une nécessité impérieuse de mobilité, d'avance, de partage, poussé par une curiosité et un amour des autres, les hommes et les pays. Le poème s'installe dans un langage métissé traversé de ces territoires et de ces cultures différentes dans lequel le poème cherche son chant. Les frontières abolies, le poète rêve d’un territoire poétique d’où aucun mot ne connaîtrait l’exil, où les inventions et les néologismes rafraîchiraient constamment le poème, où le rassemblement pourrait avoir droit de cité, où l’obscur aurait partie prenante avec la lumière. Quant au temps, cette « matière » insaisissable, il permettrait finalement d’éclairer le monde.

 

Pour cela, Hédi Bouraoui voyage dans l’écriture et le poème. Ou mieux, il « nomade » sur la page et appelle au bivouac. Dans sa besace que l’on peut nommer BABEL, toutes les langues babillent des idiomes et s’exercent au dialogue. Koufique danse avec Arabesque, Hiéroglyphe chemine aux côtés de Cyrillique, Iambe devise avec Epsilon, Idéogramme avec Oméga et Créole trace ses marques sur les b a ba de la grande histoire. Mais le poète l’a écrit : « J’ai choisi de vivre dans les mots au cœur d’alphabets inconnus » (Emigressence). Non seulement le poète « nomade(z) sur l’arc-en-ciel des différences » un vers magnifique, mais il prend Ulysse comme compagnon de voyage. A deux, on est bien plus forts pour combattre le cyclope et résister aux chants des sirènes. A deux, on est bien plus forts pour revenir à Ithaque et faire reconnaître sa rose à sa propre tribu surtout si c’est une simple rose des sables.

 

   Pour cela il lui faut rêver un autre langage, être « malrêveur de (ses) effrois, le crâne bandé, alignez des mots dans l’interstice » des étoiles et accompagnant à la nuit l’allumeur de réverbères, surprendre les rêves des lecteurs. Heureusement, Hédi Bouraoui se dit « rafistoleur de rêves » aussi pouvons-nous rêver en toute quiétude et espérer avec ferveur que le poète pourra mettre sa pierre sur le chemin du monde. Et créer le trans/humanisme ou quelque chose qui lui ressemble, non pas au travers des sciences mais au travers des mots, des actions, du cœur. Poète utopique ? Peut-être. Mais ne serait-ce pas sa fonction ou sa raison ou son émotion que de croire au meilleur. Changer la vie par le poème, d’autres y ont renoncé et c’est dommage.

 

   Le but d’une anthologie c’est d’essayer de rendre au plus près les grandes caractéristiques de l’œuvre. Travail difficile et subjectif. Mais Mario Selvaggio, professeur, chercheur, traducteur et poète a parfaitement réussi son choix pour donner à voir l’essence même du travail du poète. Il nous faut souligner la qualité de cette traduction et gommer complètement de nos mémoires l’idée préconçue que toute traduction est une trahison. Ici, le traducteur n’accueille pas seulement le poème, il le crée de nouveau dans sa propre langue. Ainsi, le choix du poème inaugural de l’anthologie, tiré de Musocktail le premier recueil publié est aussi le premier poème choisi par le traducteur qui indique avec lucidité la situation du poète Hédi Bouraoui au tout début de son art :

 

Création

 

Je suis annulé par l’Écriture

J’ai atteint ce degré Zéro

Écrire c’est se trahir

Se dévoiler, crier trop haut :

   Abstraction

   Généralisation

   Simplification.

Je ressors canalisé

Réduit au commun dénominateur

Mon fluide et mes pulsions se sont figés

   En un Objet révélateur

D’un certain malentendu

   Dont j’ai été l’auteur.

 

   On peut être d’accord ou pas sur l’assertion du jeune poète à ses débuts qui nous dit dans le poème suivant : « La poésie est partout/ et Nulle part » et l’adjectif « nulle » peut prêter à confusion. C’est sans doute ce que recherche ce jeune poète fougueux quand il bouscule le sens des mots, qu’il malmène son lecteur afin de l’amener à s’interroger sur le poème et sur lui-même. Les mots peuvent être mis dans un shaker pour obtenir un cocktail poétique qui nous enivrera pour toute une vie. Beau programme ! Ce cocktail est sans doute mis en œuvre par le poète pour brouiller les pistes, pour ne pas imposer une unité de classe, de race, de religion, d’accéder à une identité sans identité et refuser « d’être classé/Même dans la famille des crustacés ».

 

   Cette volonté d’être un « simple mortel » parmi tous les hommes sans différences de couleurs, de langues et autres contingences qui l’amèneraient à prendre une position fixée par d’autres, Hédi Bouraoui s’y engage avec ferveur dans sa défense et illustration des poètes haïtiens qu’il reconnaît comme frères à plus d’un titre. « Je t’ai dans la peau HAÏTI/Parce que je crève de faim et d’amour » écrit-il dans Haïtuvois.

  

   Hédi Bouraoui ne se pose pas en poète combattant pourtant ce mot engagement que l’on considère au 21ème siècle comme un « gros mot » dans les cénacles poétiques parisiens lui sied parfaitement. Engagement dans la fraternité, dans l’humanisme, dans l’égalité sous toutes ses formes, valeurs qui donnent à ses poèmes une force particulière dont son cœur et sa main s’approprient pour tenir « la hache sur la mer gelée qui est en nous » (Kafka). La main ne se contente pas de tenir la hache, elle fend la mer gelée et brise la glace, quitte à nous faire souffrir de cette déconstruction. Mais le renouveau est à la porte.

 

   Regard lucide sur le monde, le poète n’est pas là pour larmoyer. Son regard se pose, témoigne, enquête. Les mots doivent dire tout cru ce monde, énoncer et dénoncer ne sont pas des concepts hors poésie. L’œuvre d’Hédi Bouraoui est abondante et les sentiments personnels/universels sont présents. L’amour de la mère, la terre natale, l’amitié, le passé et l’histoire. On n’est pas Tunisien sans Carthage et le poème griffe le passé grâce aux trois cultures dans lesquelles le poète peut puiser à ses différentes sources.

 

   Visitant le vieux cimetière juif de Prague, il peut revendiquer avec émotion et écrire : « J’habite les veines de l’univers » tant est prégnant son désir de trans/porter ici et là cet univers. Sfax où il est né, l’Italie qui l’a adopté (et qu’il a adoptée) Paris/Poésie qu’il revisite chaque année, Toronto où il vit et tous ces pays visités, partagés, ces visages amis, hommes et femmes qui suscitent d’amicales dédicaces. Sans oublier sa méditerranée :

 

« L’orageuse et sensible mer

Méditerranée nous métisse »

 

   Car tel est bien le nœud sensible de l’œuvre d’Hédi Bouraoui l’égalité entre tous ces êtres d’un monde qui se veut nouveau grâce au partage et à l’acceptation des différences et ce poème sur le vieux cimetière juif de Prague vénère l’ombre de tout un peuple même si ce cimetière n’a plus accueilli de morts depuis sa fermeture en 1787. Mais comme tous les visiteurs, le poète considère ce lieu comme le seul pouvant encore accueillir les âmes mortes de ces millions de Juifs massacrés dans les camps et restés sans sépultures et son choix de poser une pierre, selon la tradition juive, sur la tombe d’un inconnu et que cette pierre « retenue comme par un aimant » réponde à son appel profond d’égalité entre les hommes est un comme un signe d’évidence pour le poète en rapport avec ses valeurs.

 

   Passerelle donc, entre les peuples, entre les hommes, entre les arts, la poésie d’Hédi Bouraoui rassemblée dans cette anthologie bilingue ne nous donne pas tout ce qui fait l’œuvre du poète (les romans sont également importants) mais elle a le grand mérite de rassembler l’essentiel du désir de dire et de donner à voir du poète. Merci donc à Mario Selvaggio pour ce travail d’orfèvre. Merci à Hédi Bouraoui de nous donner à lire une œuvre qui continue son avancée sensible et nécessaire aux poètes et aux citoyens du monde que nous sommes.

 

(1)    On peut se procurer cette anthologie aux Edizioni Universitarie Romana (via internet)

 

 

                                        Monique W. LABIDOIRE

 

 

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MIRACLES VAINS

(3 poèmes inédits)

 

Comment liquider la famine

Ce désastre planétaire devenu

Cliché consommé à faire pleurer ?

 

Quand les affamés cèdent à la faim

Toute conscience doit se révolter

Et les mains graciles de s’ouvrir à autrui

 

Aucune goutte de rosée à l’horizon

Elle leur aurait rendu leur dignité

Et sauvé l’âme des moribonds

 

Détournée l’aide étrangère par les rassasiés

Qui ratissent oseilles et dépouilles

Pour fertiliser leurs miracles

***

 

Le Sida ravage Mère Afrique

Il ne la dégrade plus

Mais la tue par inadvertance

 

Il faut un miracle et les soins

Ne seront jamais à la portée de tous

L’étranger promet sans baisser les prix

 

L’amour se baigne dans l’aura qui le nourrit

 

D’urgence sortir de la lubricité mécanique

Et de la dépendance de l’Occident

Revenir à l’harmonie opaque de l’indépendance

***

 

Colonisés dans leur tête

Les néo-pourfendeurs du temps

Taraudent leur peuple et

Étouffent tout Naturel à naître

 

Paysage lapidaire de tout un Continent

 

Les enjambées grotesques foisonnent

Et apaisent seulement les moutons du Sillage

Bafouant mémoire originelle

Chants de la tribu et langues indigènes

 

Quand la tête du panier est pourrie

Qui peut assainir les tourments du bas-fond ?

Oh cette envie de béquiller pour les démunis 

À quêter l’ordre du renouveau !

 

Laisser les cils battre le tam-tam des larmes

Et la dignité reprendre ses droits d’oraison

 

©Hédi Bouraoui, Université York

 

 

Une vie, un poète

décembre 2017

recherche Dana Shishmanian