Une Vie, un Poète :
Hédi BOURAOUI - POÉTE
AUX TROIS CULTURES
par
Monique W. Labidoire

Hédi Bouraoui est né à Sfax (Tunisie). Éduqué en France, il
enseigne et écrit à Toronto (Canada) Professeur Émérite, il a occupé
plusieurs fonctions administratives à l’Université York, a créé un
programme multiculturel, fondé le centre Canada-Méditerranée. Il a organisé
de nombreux colloques internationaux sur la créativité-critique, la
francophonie, les littératures maghrébines. Il est l’auteur d’une vingtaine
de recueils de poésie, d’une quinzaine de romans, de plusieurs essais et de
nombreuses lectures critiques consacrées aux poètes et aux romanciers. Il est Officier
dans l’Ordre des Palmes Académiques, Docteur Honoris Causa de l’université
Laurentienne, élu à la société Royale du Canada en 1997 (Académie des
Lettres et sciences Humaines). Homme aux trois cultures, la tunisienne, la
française et l’anglo-saxonne il vit à Toronto mais vient régulièrement en
France où il séjourne plusieurs mois afin de se ressourcer dans la langue.
Il privilégie le français pour écrire ses poèmes, utilisant aussi bien
l’anglais ou le français pour ses romans et ses essais critiques.
Il est également
traduit en arabe mais n’utilise pas cette langue pour développer son œuvre.
Hédi Bouraoui grâce à
ses trois cultures, spécificités qui ont enrichi son identité si
particulière et dont son parcours littéraire témoigne, nous interpelle sur
des sujets qui nous tiennent à cœur : l’humanisme, la tolérance, la
fraternité, la pluralité, le partage.
Quelques repères
bibliographiques de son œuvre poétique, mais pas exhaustifs :
Musocktail – Tower publications – 1966
Tremblé : SGP, Paris 1969
Eclate-Module – Editions Cosmos – Montréal
-1972-
Echosmos : Losaic
Press – Toronto – 1986-
Emigressence Editions du Vermillon Ottawa- 1992-
Nomadaime : Editions
du GREF Toronto – 1995 –
Illuminations
Autistes
(Pensées-Eclairs), Editions Aoulédouna,
Sfax Tunisie 2003
Livr’Errance Editions D’ici
et D’Ailleurs France - 2005 - Réédition à Toronto Editions CMC – 2013
Parmi ses
dernières parutions on peut noter Transpoétiquement
vôtre, anthologie bilingue en français et en italien (1966-2016)
traduite par Mario Selvaggio et publiée aux Edizioni Universitarie Romana. (1)
C’est cette
édition représentative de l’œuvre du poète qui nous donne l’occasion
aujourd’hui de l’accompagner et d’approfondir cette manière si personnelle
d’aborder les langages, d’inventer des mots, des formules et trouver sa
propre écriture, sa propre vision poétique qui est l’apanage d’un « vrai »
poète.
La transpoétique
Hédi
Bouraoui invente la transpoétique
qui comme le transibérien de Cendras ou le trans-Europe-Express ont fait rêver bien des voyageurs.
Il nous entraîne le long des paysages nous fait franchir des frontières qui
pour lui restent invisibles. Rien ne devrait séparer les hommes et les
paysages. Il semble qu'il ait une nécessité impérieuse de mobilité,
d'avance, de partage, poussé par une curiosité et un amour des autres, les
hommes et les pays. Le poème s'installe dans un langage métissé traversé de
ces territoires et de ces cultures différentes dans lequel le poème cherche
son chant. Les frontières abolies, le poète rêve d’un territoire poétique
d’où aucun mot ne connaîtrait l’exil, où les inventions et les néologismes
rafraîchiraient constamment le poème, où le rassemblement pourrait avoir
droit de cité, où l’obscur aurait partie prenante avec la lumière. Quant au
temps, cette « matière » insaisissable, il permettrait finalement
d’éclairer le monde.
Pour cela, Hédi Bouraoui
voyage dans l’écriture et le poème. Ou mieux, il « nomade » sur
la page et appelle au bivouac. Dans sa besace que l’on peut nommer BABEL,
toutes les langues babillent des idiomes et s’exercent au dialogue. Koufique danse avec Arabesque, Hiéroglyphe chemine aux
côtés de Cyrillique, Iambe devise avec Epsilon, Idéogramme avec Oméga et
Créole trace ses marques sur les b a ba de la grande histoire. Mais le poète l’a
écrit : « J’ai choisi de
vivre dans les mots au cœur d’alphabets inconnus » (Emigressence). Non seulement le poète « nomade(z) sur l’arc-en-ciel des
différences » un vers magnifique, mais il prend Ulysse comme
compagnon de voyage. A deux, on est bien plus forts pour combattre le
cyclope et résister aux chants des sirènes. A deux, on est bien plus forts
pour revenir à Ithaque et faire reconnaître sa rose à sa propre tribu
surtout si c’est une simple rose des sables.
Pour cela il lui faut
rêver un autre langage, être « malrêveur de (ses)
effrois, le crâne bandé, alignez des mots dans l’interstice » des
étoiles et accompagnant à la nuit l’allumeur de réverbères, surprendre les
rêves des lecteurs. Heureusement, Hédi Bouraoui se dit « rafistoleur de rêves » aussi pouvons-nous
rêver en toute quiétude et espérer avec ferveur que le poète pourra mettre
sa pierre sur le chemin du monde. Et créer le trans/humanisme
ou quelque chose qui lui ressemble, non pas au travers des sciences mais au
travers des mots, des actions, du cœur. Poète utopique ? Peut-être.
Mais ne serait-ce pas sa fonction ou sa raison ou son émotion que de croire
au meilleur. Changer la vie par le poème, d’autres y ont renoncé et c’est
dommage.
Le but d’une
anthologie c’est d’essayer de rendre au plus près les grandes
caractéristiques de l’œuvre. Travail difficile et subjectif. Mais Mario Selvaggio, professeur, chercheur, traducteur et poète a
parfaitement réussi son choix pour donner à voir l’essence même du travail
du poète. Il nous faut souligner la qualité de cette traduction et gommer
complètement de nos mémoires l’idée préconçue que toute traduction est une
trahison. Ici, le traducteur n’accueille pas seulement le poème, il le crée
de nouveau dans sa propre langue. Ainsi, le choix du poème inaugural de
l’anthologie, tiré de Musocktail le
premier recueil publié est aussi le premier poème choisi par le traducteur
qui indique avec lucidité la situation du poète Hédi
Bouraoui au tout début de son art :
Création
Je suis annulé par l’Écriture
J’ai atteint ce degré Zéro
Écrire c’est se trahir
Se dévoiler, crier trop haut :
Abstraction
Généralisation
Simplification.
Je ressors canalisé
Réduit au commun dénominateur
Mon fluide et mes pulsions se sont figés
En un Objet révélateur
D’un certain malentendu
Dont j’ai été
l’auteur.
On peut être d’accord
ou pas sur l’assertion du jeune poète à ses débuts qui nous dit dans le
poème suivant : « La poésie
est partout/ et Nulle part » et l’adjectif « nulle »
peut prêter à confusion. C’est sans doute ce que recherche ce jeune poète
fougueux quand il bouscule le sens des mots, qu’il malmène son lecteur afin
de l’amener à s’interroger sur le poème et sur lui-même. Les mots peuvent
être mis dans un shaker pour obtenir un cocktail poétique qui nous enivrera
pour toute une vie. Beau programme ! Ce cocktail est sans doute mis en
œuvre par le poète pour brouiller les pistes, pour ne pas imposer une unité
de classe, de race, de religion, d’accéder à une identité sans identité et
refuser « d’être classé/Même
dans la famille des crustacés ».
Cette volonté d’être
un « simple mortel »
parmi tous les hommes sans différences de couleurs, de langues et autres
contingences qui l’amèneraient à prendre une position fixée par d’autres, Hédi Bouraoui s’y engage avec
ferveur dans sa défense et illustration des poètes haïtiens qu’il reconnaît
comme frères à plus d’un titre. « Je
t’ai dans la peau HAÏTI/Parce que je crève de faim et d’amour »
écrit-il dans Haïtuvois.
Hédi
Bouraoui ne se pose pas en poète combattant
pourtant ce mot engagement que l’on considère au 21ème siècle
comme un « gros mot » dans les cénacles poétiques parisiens lui
sied parfaitement. Engagement dans la fraternité, dans l’humanisme, dans
l’égalité sous toutes ses formes, valeurs qui donnent à ses poèmes une
force particulière dont son cœur et sa main s’approprient pour tenir « la hache sur la mer gelée qui est
en nous » (Kafka). La main ne se contente pas de tenir la hache,
elle fend la mer gelée et brise la glace, quitte à nous faire souffrir de
cette déconstruction. Mais le renouveau est à la porte.
Regard lucide sur le monde,
le poète n’est pas là pour larmoyer. Son regard se pose, témoigne, enquête.
Les mots doivent dire tout cru ce monde, énoncer et dénoncer ne sont pas
des concepts hors poésie. L’œuvre d’Hédi Bouraoui est abondante et les sentiments
personnels/universels sont présents. L’amour de la mère, la terre natale,
l’amitié, le passé et l’histoire. On n’est pas Tunisien sans Carthage et le
poème griffe le passé grâce aux trois cultures dans lesquelles le poète
peut puiser à ses différentes sources.
Visitant le vieux
cimetière juif de Prague, il peut revendiquer avec émotion et écrire :
« J’habite les veines de
l’univers » tant est prégnant son désir de trans/porter
ici et là cet univers. Sfax où il est né, l’Italie qui l’a adopté (et qu’il
a adoptée) Paris/Poésie qu’il revisite chaque année, Toronto où il vit et
tous ces pays visités, partagés, ces visages amis, hommes et femmes qui
suscitent d’amicales dédicaces. Sans oublier sa méditerranée :
« L’orageuse et
sensible mer
Méditerranée
nous métisse »
Car tel est bien le
nœud sensible de l’œuvre d’Hédi Bouraoui l’égalité entre tous ces êtres d’un monde
qui se veut nouveau grâce au partage et à l’acceptation des différences et
ce poème sur le vieux cimetière juif de Prague vénère l’ombre de tout un
peuple même si ce cimetière n’a plus accueilli de morts depuis sa fermeture
en 1787. Mais comme tous les visiteurs, le poète considère ce lieu comme le
seul pouvant encore accueillir les âmes mortes de ces millions de Juifs
massacrés dans les camps et restés sans sépultures et son choix de poser
une pierre, selon la tradition juive, sur la tombe d’un inconnu et que
cette pierre « retenue comme par
un aimant » réponde à son appel profond d’égalité entre les hommes
est un comme un signe d’évidence pour le poète en rapport avec ses valeurs.
Passerelle donc, entre
les peuples, entre les hommes, entre les arts, la poésie d’Hédi Bouraoui rassemblée dans
cette anthologie bilingue ne nous donne pas tout ce qui fait l’œuvre du
poète (les romans sont également importants) mais elle a le grand mérite de
rassembler l’essentiel du désir de dire et de donner à voir du poète. Merci
donc à Mario Selvaggio pour ce travail d’orfèvre.
Merci à Hédi Bouraoui
de nous donner à lire une œuvre qui continue son avancée sensible et
nécessaire aux poètes et aux citoyens du monde que nous sommes.
(1) On peut se procurer cette anthologie aux Edizioni
Universitarie Romana
(via internet)
Monique
W. LABIDOIRE
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