UNE
VIE, UN POÈTE
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Portrait du peintre en poète Aissa Ikken par Abdelhak Najib La
villa des Arts de Rabat et la Fondation ONA offre au public une
rétrospective de l’un des artistes plasticiens les plus accompli
du paysage créatif marocain. Aissa Ikken, ce sont d’abord le
poète et le peintre uni pour une approche pur de l’existant, une
lecture du signe, une plongée en spéléologue dans
la géographie des âmes.
Qu’est-ce qui distingue les hommes dans leur approche de la vie ? Dans leur lecture de l’existence dans son sens le plus ontologique du mot en tant que présence à l’espace et plissement du temps ? Devant les travaux de Aissa Ikken, nous sommes en droit de poser quelques substrats essentiels pour appréhender un univers qui affiche ses grilles de lectures, sa procession de signes, sa célébration du symbole, entre fluctuations contingentes et sinuosités furtives sur le sens, la sémantique, la sémiotique du signifiant entre celui qui donne à voir et l’autre, tous les autres, qui, chacun, à sa mesure, perçoit le monde, d’un point de vue individuel teinté de mémoire collective. Il faut
croire, devant cette haute présence humaine dans l’œuvre du
peintre, qu’un homme n’est pas plus qu’un autre, s’il ne fait plus
qu’un autre. Et pour être réaliste, il faut encore
demander l'impossible pour atteindre à une quelconque valeur
parmi les hommes. J’ai toujours eu l’impression que les signes d’Aissa
Ikken étaient en charge de grands travaux. Des espèces de
palimpsestes éparpillés qu’il nous faudra réunir,
rassembler, dans un travail de philologue, d’anthropologue,
d’archéologue, de géomètre de l’espace
intérieur pour en toucher quelques bribes sur le sens de soi
face au monde. Signes sortis de l’âge primal pour sillonner
l’espace en le remodelant selon les cheminements et leurs trajectoires.
Signes, enfin pour poser les jalons d’un retour amont où
l’originel n’est pas à découvrir en dehors de qui nous
sommes, chacun, dans sa nudité première, un individu dans
la foule du monde, une brindille, un point cunéiforme qui reste
à définir sur les grandes tablettes du cryptogramme du
temps. Aissa Ikken n’a pas choisi le signe, pas plus que le symbole ne
soit son souci premier ? Ce sont les écritures de pierre, les
traces, le dialogue secret des éléments qui apparaissent
en foultitude de point à définir. C’est finalement cela
un signe : ce qui viendra, ce qui sera à dire, ce qui appartient
à demain. D’où le mysticisme de cette peinture, une
sacralité qui se passe de confessionnal et dont la seule
expression reste l’interrogation du secret.
La valeur du signe Devant les travaux plastiques d’Aissa Ikken (ils sont nombreux ses supports de travail, autant d’expérimentations pour toucher à l’amorce de la création), on vérifie alors le poids de notre existence face à l’angoisse du vivant. L’angoisse de ce qui n’est pas clarifié, qui se retranche, se résorbe, fuit, échappe à l’étiquetage. L’angoisse est la disposition fondamentale qui nous place face au néant, disait Martin Heidegger. Alors que reste-t-il de la volonté des hommes ? Ou une certaine approche du vide. Ou une longue course derrière le sens caché des choses. Dans les deux cas, la peinture et les travaux d’Aissa Ikken sont au centre d’un double questionnement de soi : l’humain en tant qu’espace et sa temporalité. L’espace en tant que perception humaine, toujours assujettie au rythme du pendule. Et Chronos étant toujours le seul hôte valable et devant qui il faut, de temps à autre, quelques génuflexions. Ceci le peintre le sait, lui, qui quarante ans durant, n’a cessé d’entamer le même sentier de celui qui sillonne la signalétique de l’âme. A tel point que devant les tableaux du peintre, nous avons le net sentiment que ces formes n’existent que par leur rapport à la durée qui se confond à l’espace qu’ils peuplent. Aissa Ikken pourrait nous dire qu’il n'est jamais trop tard pour devenir ce que nous aurions pu être. Pour y arriver, il faudra s’appuyer sur la révolte, ce moment où l'on ressent la honte d'être un homme. C’est à cet instant précis que l’art devant l’absolu revêt son habit originel de réceptacle imaginaire. À mon sens, le peintre inscrit son œuvre dans cette optique qui va de l’interrogation sur l’être à la puissance du devenir. D’où l’importance du mouvement dans cette peinture. On ne peut imaginer ces formes en leurs signes lourdes de pathos (dans le sens de passion de vivre), aussi ancrées dans le temps que les premières traces de vie sur le globe. Et la toile se précise comme un terrain d’existence où toutes les places ne sont pas à prendre. Il faut bien laisser à l’inconnu une part de mystère comme dans un décodage à venir. Et c’est là l’une des grandes valeurs de cette réflexion en couleurs sur le sens de l’humain et de la vie. Les signes et les formes sont condamnés à créer des routes, des chemins de traverse, des transhumances entre creux et crêtes pour atteindre à l’absence du but. Parce que, il ne faut pas s’y tromper, ces signes ne sont pas des codes de lecture, mais des clefs alchimiques pour tester l’endurance de l’être. En conclusion, je pense que pour saisir une oeuvre d'art comme celle-ci telle qu’elle se perfectionne et se creuse devant nous, rien n'est pire que la critique. On ne peut aborder les travaux de Aissa Ikken avec des velléités de schémas critiques. Ces canevas n'aboutissent qu'à des malentendus plus ou moins heureux. Les choses ne sont pas toutes à prendre ou à dire, comme on voudrait nous le faire croire. Presque tout ce qui arrive est inexprimable et s'accomplit dans une région que jamais parole n'a foulée. Et plus inexprimables que tout sont les oeuvres d'art, ces êtres secrets dont la vie ne finit pas et que côtoie la nôtre qui passe. Une oeuvre d'art est bonne quand elle est née d'une nécessité. C'est la nature de son origine qui la juge. Et les nécessités créatives ont présidé à toutes les périodes créatrices de Aissa Ikken. L’homme habite poétiquement la terre On sent d’abord la fluidité des thèmes au fil des tableaux qui semblent porter en eux un poids imposant. C’est au regard que l’on mesure la densité de ce que l’on voit et plus on s’attarde sur une œuvre plus on s’imprègne de son poids. Littéralement, ce sont là des peintures solides dont l’ossature recouvre des couches et des souches entre un premier jet et d’innombrables écorchures sur l’arête des motifs. Dans cette rétrospective que propose la Fondation ONA, il est question de profondes introspections qui défilent comme des almanachs de soi dont les contours demeurent inachevés. Il est aussi très à propos de parler d’une lente plongée dans les tréfonds de son matériau pour en scruter les moindres détails avant de les coucher en larges palettes sur la surface accidentée de l’œuvre. Quand Aissa Ikken peint ou, devrions-nous dire, habite son tableau, il y met une grosse part de soi, une large portion de son être où l’on voit s’acheminer des pans entiers d’une histoire humaine, à la fois celle de celui qui triture son outil et celle, plus disparate, des autres, vous et moi, pour peu que l’on soit ouvert à recevoir cette multicolore vision du monde. Et la couleur est ici souveraine dont ce sens qu’elle marque d’abord la rétine avant de laisser l’esprit et partant le cœur se remplir de cette sève créatrice qui dit l’un, le multiple, l’ouvert et l’onirique. Comme dans un film de Bunuel, il y a une impression qui marque l’imaginaire, on la trimballe tout au long des bobines et on finit par se rendre compte à la fin que pour détail donné à un moment de notre cheminement visuel sur l’écran des faits, il y avait cet indice qui en disait long et qui était une clef de lecture. Non comme un trait subliminal, pas plus comme un passage furtif qui vise à distraire pour accentuer l’intérêt, mais comme une récurrence où le choix dit toute la symbolique de ce qui est peint. Dans cette peinture qui se ballade sur plusieurs registres où l’on exploite à la fois les sacro-saintes technicités du coloris en ses formes et de leurs empreintes, la sculpture et sa multidimensionnelle réfraction, le graphisme dans toute sa pléthore... , c’est comme un concentré de relecture des époques picturales, autant d’hommages et de clins d’œils, qui portent l’œil vers des sphères à la fois philologiques et métaphysiques sur la perception, le recul, l’analyse et la sensation. Aissa Ikken laisse ici se déployer une capacité élastique de dire le monde en peu de choses. Une faculté de condensation qui va à l’essentiel sans jamais laisser de côté les particularités du monde qui est le nôtre. Ces tableaux que l’on pourrait qualifier de variations sur le thème de la temporalité tentent chacun à son échelle une approche de la durée, de l’espace temporel, de la vie comme accointances avec ce qui nous entoure. Sans fioritures, sans remplissages, sans le moindre effet stylistique, avec juste ce qu’il faut de maîtrise de son art, Aissa Ikken laisse ici éclore une nouvelle lecture de notre dimension éternelle. Le peintre capte des instants, les incruste dans des atmosphères, puis les remodelle dans le moule de la perception, la sienne propre, de là jaillit un prisme, un kaléidoscope, qui offre à chacun une large possibilité de découverte de soi. On sent le peintre cheminer à travers des horizons multiples tous aussi riches et diversifiés les uns que les autres, mais en mettant dans chaque instant pictural une histoire humaine. C’est cela la force d’un tel travail, remplir les moments de vie de multitude de situations, de paysages humains qui sont autant de variantes de soi. Octroyer à l’humain une autre part de son humanité, celle qui habite à l’orée de la mémoire quelque part entre le souvenir et la volonté de l’oubli. Au-delà du dire Aissa Ikken est aussi poète. Une bi-paternité entre le mot, la couleur, le signe, la forme pour incarner le non-dit de la vie. Le passage du mot à la couleur n’est pas aisé, mais il est complémentaire dans le parcours de Aissa Ikken. L’automne infidèle, Itinéraire recomposé, gerçures de pierres, autant d’arrêts dans une carrière poétique où le pictural a toujours était en suspens comme un drap qui voile le mot. Et à l’approche des deux modes d’expression du poète-peintre, c’est cette universalité, à la fois poétique, métaphysique et philosophique, qui rend ce travail si enraciné dans nos vies. Si sa peinture est un haut témoignage de la force de l’Etre, elle est aussi une rage qui ne dit pas sa colère. Mais on sent que cette courbe humaine qui va au-delà des contours de la toile restera à jamais en colère, jusqu’au bout de la nuit. Elle déversera sa bile en la transmuant en art, en beauté. Comme ses teintes rougeâtres qui viennent délimiter sans le couper l’espace où l’humain selon Ikken décide de faire un pas. Comment est-il possible de rester cloué à un endroit sans faire partir le monde en mille éclats ? Mais c’est fait, rétorque le poète. Et à chaque instant, l’un de nous fait un pas de géant dans ce monde où la lumière n’est qu’intérieure. Mais est-ce suffisant de mener une course dans les tripes, de garder son haleine de marathonien ajournée pour des temps immémoriaux ? Non, elle est déployée dans le grand large des instants comme une rose dans un désert de sable noir… La véracité d’un tel amour de l’essentiel réside dans l’authenticité d’un parcours jalonné par la probité, des accointances avec le doute, une sérieuse remontée du temps, un retour amont primal qui en dit long sur l’humain qui habite poétiquement son monde. Du 7 février au 31 mars 2008 à la Villa des Arts de Rabat. ************** Texte de réponse à Najib Que dire d’un texte qui a embué mes yeux de larmes ? Sa sincérité ? Sa profonde analyse picturale et psychologique ? Sa générosité ? Son humanisme ? Sa transcendance de l’immédiat ? Son dépassement du visible ? Ses sondages à la recherche du sens caché par une démarche archéologique ? Ou sa beauté linguistique qui offre sa modestie à la lecture. C’est un texte de grande sincérité authentique où le mot se dégage de tout sens conventionnel pour se redéfinir, multiple, dans sa pureté la plus totale. Je me suis demandé pourquoi certaines personnes arrivent à percevoir ou à ressentir les pulsations ou le magnétisme d’une peinture, d’une poésie et que, par contre d’autres, se contentent d’un simple regard qui glisse sur l’œuvre, incapable de saisir la moindre nuance de ce qui leur est présenté. Pourrait-on rattacher cette faculté à l’intelligence, à la connaissance de l’être humain, à sa sensibilité, à son ouverture culturelle et artistique ? Certainement, toutes ces qualités sont nécessaires à cette perception, mais il doit y avoir autre chose. Le regardant est en communion avec l’artiste par un phénomène de médiumnité exceptionnelle. C’est ce que j’ai ressenti dans ton écrit. Les sentiments, les émotions, les messages, les dialogues internes comme tu le dis si justement, bien enfouis dans mon tréfonds et qui se trouvent étalés dans ma nudité picturale et poétique, étaient à la portée de celui qui saurait les déceler. Tu as su les retracer, non pas par les schémas habituels qui limitent la réflexion à la technique picturale, à la comparaison stérile entre tel courant et tel autre, à la prééminence d’un artiste sur un autre mais à ce qui constitue le véritable fondement de l’homme dans son expression consciente et inconsciente. J’ai retrouvé en filigrane de tes phrases certaines de mes préoccupations lorsque tu parles de l’angoisse. Il y a quelques années, j’avais réalisé quelques travaux ayant un rapport avec l’angoisse humaine depuis les temps les plus immémoriaux. L’angoisse, manifestation de la peur, du malaise, de la souffrance, la mienne, celle des autres. Ces travaux ont porté sur la crucifixion de Jésus et de Le Halaj pour leurs idées, Certains signes ressemblaient de plus en plus à des personnages, schématiques qui rappellent des corps décharnés ; à l’image des corps jetés dans les fosses communes. Je ne les ai pas encore exposés. Pourquoi ? La crainte qu’ils ne soient pas compris à cette époque où l’obscurantisme dévie toute pensée saine à des fins extrémistes. Pourtant, la souffrance humaine n’est pas exclusivement religieuse ou située dans le temps et l’espace. Elle est spécifique à l’homme et s’intègre dans sa vie. Elle peut être individuelle ou collective. Comme elle peut-être provoquée par l’homme, les idées, la maladie, la misère ou les catastrophes naturelles. Elle crée une angoisse démesurée qui n’épargne personne. Je ressens cette souffrance au plus profond de moi-même, car je souffre moi-même et je vois les autres souffrir. Mon contact avec ce mal résonne dans mon âme et se traduit par certaines œuvres qui, soit ne sont pas bien saisies, soit donnent lieu à de fausses interprétations. Mon engagement contre la souffrance humaine est absolu pour raisons simples et contradictoires. J’ai moi-même souffert durant mon enfance et j’ai fait souffrir des personnes de mon entourage . **** * Aissa Ikken, né en 1937 à Khenchela, vit et travaille à Rabat. Un peintre poète, qui, tel un sculpteur, juxtapose les mots dans des vers chargés d’émotion et de sensibilité, comme autant d’objets esthétiques. L'Automne infidèle. Rabat, Al Asas, ISBN 9981-9885-1-0 90 p. 1996 Poésie. * voir aussi l'entretien dans francosemailles Abdelhak Najib
pour francopolis juin 2008 recherche Ali Iken Vous voulez nous envoyer vos commentaires ... |
Créé le 1 mars 2002
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