rencontre avec un poète du monde

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ARCHIVES : VIE – POÈTE 

 

Une Vie, un Poète :

 

Jean-Louis Bedouin

 

présenté par François Minod

avec une sélection de poèmes

(*)

« Il aimait les femmes, les chats, les arbres, le vin, les pierres. Il détestait les flics, les curés, les commerçants, les imbéciles. Il savait la peinture, les arts primitifs, la poésie. Il s’honorait d’avoir été l’ami de Breton, de Benjamin Péret et de quelques autres poètes qui étaient de grands amis » (Claude Courtot).

 

Jean-Louis Bédouin (1929-1996), poète, critique, cinéaste et artiste, a été un des principaux animateurs du groupe surréaliste parisien d’après-guerre. Auteur d’une anthologie de la poésie surréaliste (Seghers, 1964), il est également l’auteur de nombreuses études critiques et d’ouvrages de poésie. Entre autres : André Breton (Seghers, coll. Poètes d’aujourd’hui, 1950), Benjamin Péret (Seghers, coll. Poètes d’aujourd’hui, 1961), Victor Segalen (Seghers, coll. Poètes d’aujourd’hui, 1963), Les masques (PUF 1961), Vingt ans de surréalisme (Denoël, 1961).

Recueils personnels : Libre espace (Seghers, 1967), L’arbre descend du singe (Collection du BLS, 1975), L’épaule du large (Collection Bois & Charbons).

 

Jean-Louis Bedouin et Benjamin Peret

 

F.M.

Pour mieux connaître cet auteur, voir aussi la notice biobibliographique dans Les hommes sans épaules, et surtout, l’anthologie de son œuvre publié en 1998 par les éditions Syllepse : Libre espace et autres poèmes.

 

 

Libre espace

Pour passer outre

Pour déhaler

Qu'un arbre neige en plein

soleil

Il suffira d'une parole dite

D'un mot juste

A l'écoute parmi les rumeurs

Et que tout simplement il fasse beau

Un beau matin

 

Il suffira

Pour t'éclairer de l'intérieur

La terre qui s'arrondit

Le monde où tu dors comme un œuf

Moucheté d'avenir

De rompre

Avec ces attitudes ces habitudes

D'acteurs coupés en deux mais qui s'efforcent

Sur la scène d'une ville frontière

D'entretenir l'illusion d'un commerce d'idées

Entre les poses fatales

Et le volubilis qui se cramponne au bastingage

 

Images du temps qui a couru

Qui désormais est hors de course

Il suffira que tu les souffles

Pour que s'ouvre la maison du large

D'où les mammifères marins

T'adressent des signes de bienvenue

Alors que tu n'es encore qu'un enfant

Aux jardins sous la mer

Comme aux chevets des grandes orgues

 

Il suffira d'une porte

Découpée en forme de clé

Et battante

Pour que l'oubli ne s'y reconnaisse plus

Et parte à sa recherche

Le long d'une grève bordée de palais dédorés

Où la lézarde glisse

Sur la pointe des pieds

La jambe fine et le corps souple

Dans son fourreau de fumée leste

 

Fumée des lèvres qui se joignent

Filet des prénoms enlacés

Qu'importe si la saison n'est pas fidèle

Il suffira toujours d'un pétale envolé

Pour qu'à l'écueil coure le navire

Le chant des sirènes en ses voiles

 

Il suffira d'un seul désir

 

De l'inconnu

De tout ce qu'il faut d'inconnu sous la quille

De tout ce qu'il faut à la proue d'innocence

Pour passer

 

Il suffira d'un seul désir

 

Pour que renaisse

Du cristal introuvable dans les cendres de l'air

La fontaine

Celle qui tient son pouvoir de la fée

Comme d'un gant oublié

Jaillit la main de l'inhumaine

Si belle et douce

Aux doigts pairs

Qui de ses veilles étreint la coupe

 

Il suffira

Et il suffit d'y boire

Pour que l'ancien et le nouvel amour

Les yeux mi-clos de l'un dans la lumière des yeux de l'autre

T'emportent

Au galop d'un cheval invisible

Vers la forêt dont je suis l'âme errante

Pour t'accueillir

Pour t'envelopper

Présence mystérieuse

Force en marche

Force du profond avenir qui s'ébranle

Et dont je me souviens

 

 

Grandes lignes

Parlez-moi de ces silences tramés de mots de passe

Le secret n'est pas réductible à une formule simple

Parlez-moi de ce visiteur qu'amène le vent

Un soir de premier quartier de lune

Parlez-moi de cette femme gréée d'étincelles

Qui sont la semence du phénix et l'espoir en l'amour

Parlez-moi de cette femme que j'aime

Et de la fatalité d'un tel amour

 

Parlez-moi de ces pierres de foudre

Si rares emmaillotées de soies à franges

Qu'il faut s'enfoncer deux à deux en forêt

Pour atteindre le lieu où s'étoile la vie

 

Parlez-moi de langues légères

Rompues aux politesses exquises

A l'éloge du front qui brûle

Contre la joue fraîche de la fenêtre

Parlez-moi de langues faites au murmure

Au babil des sources qui lèchent le sorbet bleu du ciel

Parlez-moi de la canne des verriers

Quand il faut souffler quelques mondes

Un peu dansants

 

Parlez-moi de tout perdre

C'est le commencement d'une énigme

Dont tu détiens le dernier mot

Toi qui sais quel écorché vif

Tient le couchant

A cette heure ancienne où je ploie

Sous le faix de la vie sans toi

 

Parlez-moi de chercher l'issue d'une rue barrée

D'une vie barrée

Au bout de laquelle un arbre

En est réduit à se débiter lui-même en planches

Et parlez-moi à la rigueur d'un beau suicide

La balle a été tirée de l'intérieur de la tête

 

Mais toi

Toi qui sais qu'il n'est pas plus vrai

Plus irrésistible

Que tes mains dans les miennes

Pour ouvrir toutes les cages

Toi

Parle-moi de la colline

Celle qui craque comme une pomme sous les dents des crécelles

A midi

Quand le soleil pose son ballot de colporteur

Et fait halte

 

Parle-moi d'un pays d'où nous ne reviendrons jamais

De cette plage de l'île perdue

Où l'oiseau de tes jambes fait son nid

Ses œufs d'ivoire sont tes genoux

 

Parle

Mais parle bas

De peur d'effaroucher les perles

De déranger le beau drapé du sable sur les gisants

 

Parle-moi de la nuit sans couture

Bien close comme un fleuve sous la glace

Un fleuve ardent qui coule dans nos veines

Sous l'haleine froide des étoiles

 

Parle-moi sans paroles

Nous sommes seuls

Avec la pluie dans la terre

Avec les animaux puissants et doux

Nous n’en sommes plus à nous chercher

Entre la roseraie des feux de gare et l’hôtel de l’espérance

Nous sommes bien loin

Très loin d'une heure d'un jour quelconques

De ces ombres qui se brisent comme des vitres

Et qui dégringolent dans un bruit de galop qui décroît

 

Tu ne dis rien

Je t'entends

Je te vois venir vers moi du fond de notre avenir

Je vois les deux versants du temps

Creux comme un lit

De ce poste que j'occupe au centre d'une place vide

Où se dresse la statue d'un génie

Qui n'attend plus que toi pour naître

 

 

C'est demain le printemps (extrait)

Il fait bleu dans tes yeux noirs

Petite fille

Petite rivière gelée au profil de pervenche

Au rire de clé

A la taille de flûte

Qu'on brise après boire

Petite fumée de hutte à la bouche des bois

Où je me cache avec les grands chemins

Avec les vagabonds du souvenir et de l'avenir

Pour te voir monter les marches de pages blanches

Qui mènent à la planète fixe du nid

Où s'arrondissent trois notes

Mouchetées de vert

Sur la portée de lumière seul fil qui te relie à toi-même

A l'image que je garde de toi

Quand tu étais à venir

À naître

Avec les pierres enfant les lunes du torrent

 

Tu n'as pas encore de corps

Seulement ce rire aux yeux

Cet écureuil du rire qui file au long des cuisses

Et s'y blottit

Pour tourner sans fin sa roue

Tu n'as que ce rire

Il tremble au bord du précipice

Au fond duquel se love la terre

Ce rire ce rêve

Qui de si loin me hante et qui te porte

Bien au-delà du cirque

Où la tresse me lie

Petite fougère bordée de velours sombre

De gouttes aux corselets de verre

Petite flamme qui toujours a froid

Qui toujours plonge tes pieds nus dans la flaque tiède de mes mains

Au cœur du tronc qui clôt ma vie

Sur sa propre courbe

Imprévisible comme un galet mal roulé par la vague

 

Tu n'es pas encore et déjà tu n'es plus

Celle qui dénouera le bouquet

Que je compose pour toi

De tout ce que j'ai voulu

De tout ce que je n'ai pas su vouloir

De l'éclat de ce jour

Du miroir de ces nuits

Et dans la balle qui l'étoile ce couple qui s'efface

Lentement dévoré par les aigles

C'est le nôtre celui que nous formons que nous avons formé

En d'autres temps

                             – On frottait souviens-t-en la nuit noire contre la nuit

                                L’herbe du feu s’éveillait

                                L’herbe folle jaillira des jachères…]

 

 

 

(*)

Extraits de Libre espace, Seghers, 1967 (ouvrage tiré à 350 exemplaires)

 

 

Une vie, un poète

Jean-Louis Bedouin

Francopolis novembre-décembre 2020