Libre espace
Pour passer outre
Pour déhaler
Qu'un arbre neige en plein
soleil
Il suffira d'une parole dite
D'un mot juste
A l'écoute
parmi les rumeurs
Et que tout simplement il fasse beau
Un beau matin
Il suffira
Pour t'éclairer de l'intérieur
La terre qui s'arrondit
Le monde où tu dors comme un œuf
Moucheté d'avenir
De rompre
Avec ces attitudes ces habitudes
D'acteurs coupés en deux mais qui s'efforcent
Sur la scène d'une ville frontière
D'entretenir l'illusion d'un commerce d'idées
Entre les poses fatales
Et le volubilis qui se cramponne au bastingage
Images du temps qui a couru
Qui désormais est hors de course
Il suffira que tu les souffles
Pour que s'ouvre la maison du large
D'où les mammifères marins
T'adressent des signes de bienvenue
Alors que tu n'es encore qu'un enfant
Aux jardins sous la mer
Comme aux chevets des grandes orgues
Il suffira d'une porte
Découpée en forme de clé
Et battante
Pour que l'oubli ne s'y reconnaisse plus
Et parte à sa recherche
Le long d'une grève bordée de palais dédorés
Où la lézarde glisse
Sur la pointe des pieds
La jambe fine et le corps souple
Dans son fourreau de fumée leste
Fumée des lèvres qui se joignent
Filet des prénoms enlacés
Qu'importe si la saison n'est pas fidèle
Il suffira toujours d'un pétale envolé
Pour qu'à l'écueil coure le navire
Le chant des sirènes en ses voiles
Il suffira d'un seul désir
De l'inconnu
De tout ce qu'il faut d'inconnu sous la quille
De tout ce qu'il faut à la proue d'innocence
Pour passer
Il suffira d'un seul désir
Pour que renaisse
Du cristal introuvable dans les cendres de l'air
La fontaine
Celle qui tient son pouvoir de la fée
Comme d'un gant oublié
Jaillit la main de l'inhumaine
Si belle et douce
Aux doigts pairs
Qui de ses veilles étreint la coupe
Il suffira
Et il suffit d'y boire
Pour que l'ancien et le nouvel amour
Les yeux mi-clos de l'un dans la lumière des yeux
de l'autre
T'emportent
Au galop d'un cheval invisible
Vers la forêt dont je suis l'âme errante
Pour t'accueillir
Pour t'envelopper
Présence mystérieuse
Force en marche
Force du profond avenir qui s'ébranle
Et dont je me souviens
Grandes lignes
Parlez-moi de ces silences tramés de mots de
passe
Le secret n'est pas réductible à une formule
simple
Parlez-moi de ce visiteur qu'amène le vent
Un soir de premier quartier de lune
Parlez-moi de cette femme gréée d'étincelles
Qui sont la semence du phénix et l'espoir en
l'amour
Parlez-moi de cette femme que j'aime
Et de la fatalité d'un tel amour
Parlez-moi de ces pierres de foudre
Si rares emmaillotées de soies à franges
Qu'il faut s'enfoncer deux à deux en forêt
Pour atteindre le lieu où s'étoile la vie
Parlez-moi de langues légères
Rompues aux politesses exquises
A l'éloge du
front qui brûle
Contre la joue fraîche de la fenêtre
Parlez-moi de langues faites au murmure
Au babil des sources qui lèchent le sorbet bleu
du ciel
Parlez-moi de la canne des verriers
Quand il faut souffler quelques mondes
Un peu dansants
Parlez-moi de tout perdre
C'est le commencement d'une énigme
Dont tu détiens le dernier mot
Toi qui sais quel écorché vif
Tient le couchant
A cette heure
ancienne où je ploie
Sous le faix de la vie
sans toi
Parlez-moi de chercher l'issue d'une rue barrée
D'une vie barrée
Au bout de laquelle un arbre
En est réduit à se débiter lui-même en planches
Et parlez-moi à la rigueur d'un beau suicide
La balle a été tirée de l'intérieur de la tête
Mais toi
Toi qui sais qu'il n'est pas plus vrai
Plus irrésistible
Que tes mains dans les miennes
Pour ouvrir toutes les cages
Toi
Parle-moi de la colline
Celle qui craque comme une pomme sous les dents
des crécelles
A midi
Quand le soleil pose son ballot de colporteur
Et fait halte
Parle-moi d'un pays d'où nous ne reviendrons
jamais
De cette plage de l'île perdue
Où l'oiseau de tes jambes fait son nid
Ses œufs d'ivoire sont tes genoux
Parle
Mais parle bas
De peur d'effaroucher les perles
De déranger le beau drapé du sable sur les
gisants
Parle-moi de la nuit sans couture
Bien close comme un fleuve sous la glace
Un fleuve ardent qui coule dans nos veines
Sous l'haleine froide des étoiles
Parle-moi sans paroles
Nous sommes seuls
Avec la pluie dans la terre
Avec les animaux puissants et doux
Nous n’en sommes plus à nous chercher
Entre la roseraie des feux de gare et l’hôtel de
l’espérance
Nous sommes bien loin
Très loin d'une heure d'un jour quelconques
De ces ombres qui se brisent comme des vitres
Et qui dégringolent dans un bruit de galop qui
décroît
Tu ne dis rien
Je t'entends
Je te vois venir vers moi du fond de notre avenir
Je vois les deux versants du temps
Creux comme un lit
De ce poste que j'occupe au centre d'une place
vide
Où se dresse la statue d'un génie
Qui n'attend plus que toi pour naître
C'est demain le printemps (extrait)
Il fait bleu dans tes yeux noirs
Petite fille
Petite rivière gelée au profil de pervenche
Au rire de clé
A la taille de flûte
Qu'on brise après boire
Petite fumée de hutte à la bouche des bois
Où je me cache avec les grands chemins
Avec les vagabonds du souvenir et de l'avenir
Pour te voir monter les marches de pages blanches
Qui mènent à la planète fixe du nid
Où s'arrondissent trois notes
Mouchetées de vert
Sur la portée de lumière seul fil qui te relie à
toi-même
A l'image que
je garde de toi
Quand tu étais à venir
À naître
Avec les pierres enfant les lunes du torrent
Tu n'as pas encore de corps
Seulement ce rire aux yeux
Cet écureuil du rire qui file au long des cuisses
Et s'y blottit
Pour tourner sans fin sa roue
Tu n'as que ce rire
Il tremble au bord du précipice
Au fond duquel se love la terre
Ce rire ce rêve
Qui de si loin me hante et qui te porte
Bien au-delà du cirque
Où la tresse me lie
Petite fougère bordée de velours sombre
De gouttes aux corselets de verre
Petite flamme qui toujours a
froid
Qui toujours plonge tes pieds nus dans la flaque
tiède de mes mains
Au cœur du tronc qui clôt ma vie
Sur sa propre courbe
Imprévisible comme un galet mal roulé par la
vague
Tu n'es pas encore et déjà tu n'es plus
Celle qui dénouera le bouquet
Que je compose pour toi
De tout ce que j'ai voulu
De tout ce que je n'ai pas su vouloir
De l'éclat de ce jour
Du miroir de ces nuits
Et dans la balle qui l'étoile ce couple qui
s'efface
Lentement dévoré par les aigles
C'est le nôtre celui que nous formons que nous
avons formé
En d'autres temps
– On frottait
souviens-t-en la nuit noire contre la nuit
L’herbe du
feu s’éveillait
L’herbe
folle jaillira des jachères…]
(*)
Extraits de Libre
espace, Seghers, 1967 (ouvrage tiré à 350 exemplaires)
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