FAUX-FUYANT, L’INSTANT
par
Mohamed Loakira
Interpeller
un ami disparu, intellectuel encyclopédique de surcroît,
c’est se remémorer des moments privilégiés
à travers dires, faits, gestes et balbutiements du rêve
intense des textes à achever ou à écrire; c’est
également évoquer l’intimité réciproque et
faire durer le droit à l’éveil et à la souvenance.
Pour ce faire, j’aborde en premier lieu ton cheminement. Singulier de par sa diversité, sa richesse et ses
fréquentes transhumances. Tu ne cesses de voyager dans les paris
de tes propres défis, au tréfonds, dans/ou en dehors des
géographies tant lointaines qu’inclusives, changeant de
boussole, de relais, de regard.
Quand on te rejoint, tu es
déjà ailleurs.
Y dominent en particulier la constante
remise en question des évidences, la marginalité, la
dissidence et le fragmentaire des désirs nomades.
Avec
le même intérêt pluriel et le besoin de s’ouvrir sur
des cultures et des civilisations, tu as su bousculer les
frontières entre les genres littéraires, les disciplines,
décloisonner les modes d’écriture, les rites de la
réception, voire le repli et la douteuse autonomie de chaque
expression.
Mais demeure le poète, vu que ta ″formation de base est poétique″, que ″la parole (t)’exile là où l’origine se déchire″
et que te lire reste sans conteste le summum du plaisir changeant et
étoffé. Quel travail d’orfèvre. Quel
envoûtement et quelle pertinence !
Comme
tu le sais, j’ai un goût prononcé pour le retour du
souvenir sur lui-même. Je me projette à rebours. Un saut
dans le temps irrévocable et nous voici à l’orée
des années 70. Du dehors. Confrontés au ″vent (qui) arrache les blessures du rêve″.
Période
d’effervescence, de contestation et du jusqu’au-boutisme dans les
certitudes de nos illusions. Période de tous les risques et
périls aux dépens de notre maturité
précoce, lors nous fûmes emportés par la fougue de
nos idéaux, le bien-fondé de notre révolte, le jeu
subtil avec la censure et le plaisir de passer sous le manteau et de
lire les livres interdits. L’intensité de la soif aidant, nous
fûmes des architectes inventifs, empressés à faire
et défaire le monde. Ce monde même que, plus tard, nous
nous contenterons de subir ; au mieux d’interpréter.
Inutile de s’attarder sur les décombres.
Savourons alors les moments de franche amitié et les souvenirs à jamais ancrés dans la chair :
Dès
la tombée de la nuit, quand je laisserai ma porte grande ouverte
pour accueillir des amis écrivains, poètes et autres
artistes, ponctuel que tu es, tu seras le premier à choisir
l’angle du tapis en laine écrue, entouré de coussins
multicolores. Quasi soliloquant, tu construiras un discours sur la
poétique de cet espace nu, dépouillé, ″à la qualité suggestive d’un presque rien″, à la manière de ton beau texte sur ″Ombres japonaises″ où tu sembles dialoguer avec toi-même, prenant pour prétexte Tanizaki, l’auteur de ″L’éloge de l’ombre″.
Tu mettras de l’ordre dans tes feuilles perdues à propos de
l’écriture, du théâtre, de la musique, des arts en général, de la
survie dans l’expansion de la technique et de la pensée de
l’ombre. Tu seras encore ailleurs. Comment te suivre ?
Avec peine, j’arpenterai à tes côtés l’itinérance de ta "mémoire tatouée″,
jusqu’à vivre en direct ton séjour au lycée Sidi
Mohammed et tes errements dans les ruelles de ma ville natale ; sur ce,
des petits détails surgiront et te ramèneront à
mon premier texte sur Marrakech-poème pour enfin me dire en aparté
à travers un semblant de timidité :
- tu sais Mohamed, tu es bon conteur. Tente le récit…
Je réaliserai ton conseil amical, plus de 30 ans plus tard.
Des
fois, en fin de matinée, nous entamerons notre marche en circuit
fermé, dans la rue des jacarandas, aller-retour incessants
le long de l’allée que les chevaux de la Garde Royale empruntent
matinalement pour se dégourdir les jambes ; de la fac des
lettres à la modeste Villa du Prince au point que les gardes
seront intrigués par nos confidences et nos mots secrets. A la
longue, ils comprendront la raison de la flamme qui nous habite et se
préoccuperont peu de nos ombres.
En biais à l’Institut
de Sociologie où tu as assuré les fonctions de directeur
avant d’assister impuissant à sa fermeture, tu viseras le toit,
à chaque passage, presque le cœur en larmes. Mais point d’exil,
ni de démission. Car tu auras ta revanche en dirigeant, plus
tard, l’Institut Universitaire de la Recherche Scientifique (IURS),
rageant en douceur :
- J'appartiens à un pays magnifique […] Je lui dois ma naissance, mon nom, mon identité initiale.
Je lui dois mon histoire, sauf le récit de ma liberté
d'esprit, celle d'avoir à inventer un espace et une relation de
dialogue avec n'importe quel être venant vers moi.
Et nous irons flâner sur les pentes de l’océan. Encore à l’état sauvage.
Là,
je te confierai les caprices de la première phrase, du
déclic se faisant désirer, de l’intempérance de la
page blanche qui suggère la mort. Pour toi, ″elle est plutôt un signe entre la pénombre et la mémoire″.
Chemin
faisant en boucle, tu useras de l’approche maïeutique pour me
mettre sur l’itinéraire de tes fouilles, faisant semblant de
tâtonner ou d’avancer des idées de l’instant, au
gré du papotage.
Ainsi, feras-tu entrevoir ta conception de l’aimance, ″différents degrés de plaisirs de l’amour et de l’amitié″,
mot que tu dépoussières et enrichis, à l’adresse
des êtres qui s’aiment ou qui croient s’aimer. Déjà
la bilangue prend racine dans ″la liberté de l’autre en moi″,
la pensée autre, l’identité, la différence. Ceci,
non pour imposer tes certitudes, plutôt pour entonner des
répons.
Qu’importe l’apparent décalage entre l’écrit et l’oral
à mi-chemin de la compréhension et de l’illisible.
T’écouter,
c’est découvrir l’oralité d’entre-plusieurs
significations, terminer en moi tes phrases inachevées,
jusqu’à me construire peu à peu dans mon ignorance et mes
suppositions ; c’est combler le vide entre le début de
l’énoncé, le secret suspendu et la retenue des
idées à formuler.
Qui m’aime, me devine, semble
rétorquer ton air malicieux.
Et je te suivrai...
Jusqu’à
transfigurer l’insaisissable, me reconstituer et admettre ″l’identification simulée″ ou ″la répartition graduée du clair et de l’obscur″.
Puis
la marche en circuit fermé, le voyage dans l’indicible se font
de plus en plus rares malgré l’estime et l’amitié sans
nuage. Une brève rencontre par-ci, des remarques constructives
sur la dernière parution ou sur le menaçant silence
par-là, les échos que tout près un ami continue à vivre, toujours…
Jusqu’à cet après-midi à l’avant-goût
printanier où je t’ai rendu visite. Hôpital Cheikh Zeyd
à Rabat. Chambre n° 3113.
A
même la joie des retrouvailles, j’ai hâtivement noté que les
chiffres de la chambre sont impairs.
Le 1 invoque l’unicité et révèle l’absolu de
l’origine, en regard du complément ; le 3 conseille la
prudence et la présence nécessaire de l’autre pour
entrevoir la transcendance et témoigner de la
dualité. Du bout à l’autre, ces chiffres
s’agencent, se transforment et se référent à une
pratique communément admise. Cependant, l’amorce diffère
du final malgré la similitude de forme et de mouvement.
Serait-ce, peut-être, le fondement de ton approche
réflexive autour du même et de l’autre, de
l’identité et de la différence.
Là,
dans cet espace, tu maîtrises l’éclat du soleil par un
voile séparant les volumes, opérant le voilement et le
dévoilement comme tes textes parallèles sur l’art, sur
l’esthétique du silence de la calligraphie. Je me suis
installé près de toi et nous avons partagé la
sincérité et « la prière : tout intérieure »,
la passion et l’écriture par-dessus l’épaule. Comme de
coutume, ton sourire séduisant communique une large
amabilité, s’enquérant des miens, de ma santé, du
texte à venir.
Feignant
le départ pour ne pas te fatiguer, j’ai été retenu
par ton désir discret de prolonger ce moment à
éterniser. J’ai été ravi de te constater plus fort
que la fatalité du départ, décidé à
continuer ton cheminement, allant au-delà des limites du mot, du
corps, de la virtuosité et, encore et toujours, bousculant
genres et frontières.
- Ce n’est qu’un incident passager, à oublier très vite. Les médecins traitants sont confiants.
Je rentre chez moi incessamment. Passe me voir, m’as-tu rassuré.
Pour
marquer ta certitude, tu t’enflammes à énumérer
tes projets, tes voyages dans le futur à même la justesse
et l’inédit. La certitude de durer a pris les devants et j’ai
été heureux de vivre, à tes côtés, la
passion et l’intemporalité du créateur.
Loin d’entrevoir, même par mégarde, que cet instant fuyant sera celui du ″veilleur d’avant la veillée″.
Il ne se renouvellera plus au hasard des rencontres.
Le ″à bientôt, l’ami″, échangé entre nous deux au seuil de la chambre n° 3113, fut le dernier.
Il est douloureusement orphelin.
(Rabat, le 16 mars 2010).
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