rencontre avec un poète du monde

ACCUEIL

ARCHIVES : VIE – POÈTE 

 Septembre-Octobre 2021

 

 

Une Vie, un Poète :

 

 

Léon-Gontran Damas

 

Présenté par Michel Herland

 

 

 

                                                                                                   .

Léon Gontran Damas (1912-1978) fut l’un des trois pères de la Négritude à côté de Léopold Sédar Senghor (1906-2001) et d’Aimé Césaire (1913-2008)1. Né en Guyane, passé par le lycée Schœlcher en Martinique, Damas poursuivit à Paris des études plutôt éclectiques (du droit au japonais en passant par l’ethnologie). Ses positions anticolonialistes, conformes à celles de ses deux amis, lui valurent d’être brouillé avec sa famille et de connaître les conditions d’existence d’un « travailleur précaire ».

Son premier recueil de poèmes, Pigments, parut en 1937 (soit deux ans avant le Cahier d’un retour au pays natal de Césaire).

Missionné par le Musée de l’Homme en Guyane, il en rapporta une étude trop critique pour ne pas être censurée. En 1943, il publiait un recueil de contes guyanais, Veillées noires. Résistant pendant la deuxième guerre mondiale, député de la Guyane en 1948-1951, il fut un adversaire de la départementalisation des quatre « vieilles colonies » (Guadeloupe, Guyane, Martinique, Réunion) pourtant portée par Césaire. Après ce bref épisode parlementaire, il remplit diverses missions d’ordre culturel pour le ministère des Affaires étrangères puis pour l’UNESCO. En 1970, il s’installa à Washington où il enseigna la littérature d’abord à l’Université Georgetown puis à l’Université Howard. Entre temps, deux autres recueils, Black Label et Névralgies, étaient parus en 1956 et 1966.

Dans l’étude commanditée par le Musée de l’Homme publiée sous le titre Retour de Guyane (1938), Damas fustigeait l’incompétence de l’administration pénitentiaire (responsable des bagnes de Guyane) comme de l’administration coloniale en général (« l’imprévoyance y fait des morts dont le nombre est terrifiant »)… et la laideur des constructions. On notera que, contrairement à maints Guyanais d’aujourd’hui qui poussent des cris d’orfraie face à tout projet concernant les gisements aurifères, il était partisan d’une exploitation « rationnelle ».

Dans un dossier des Dalhousie French Studies consacré à Damas, Alan Warhaftig rend compte d’un entretien qu’il eut avec le maître quelques mois avant sa disparition2, « The Last Interview » réalisé (en anglais) en 1976. Damas s’y réclame des influences de Poe (via Baudelaire), de Mallarmé, du Martiniquais Etienne Léro (bien oublié de nos jours), de l’Américain Langston Hugues. À propos d’Haïti, il prononce un vigoureux plaidoyer en faveur de la langue française au détriment du créole. Concernant les conséquences de la traite négrière, il réfute le terme de « diaspora » qu’il réservait aux juifs qui ont pu, eux, préserver leur foi, leur identité, à la différence des esclaves transportés de l’autre côté de l’Atlantique. À propos, enfin, de la Négritude, il rappelle le mot d’ordre de Senghor : « assimiler – non être assimilé ».

Les poèmes de Damas expriment sa difficulté de vivre et d’aimer quand ce n’est pas simplement de la rage contre tout ce qui l’entoure. Ce qui ne signifie pas que la légèreté y soit absente, ou l’humour. Certains des poèmes posthumes rassemblés dans le recueil Mine de rien (2012) laissent entrevoir des souffrances intimes – enfance abusée, homosexualité latente –, autant de pistes pour cerner une personnalité bien plus complexe que celle du dilettante élégant présentée habituellement.

Plus généralement, sa poésie, bien que rédigée en français, est imprégnée par sa culture guyanaise et par la langue créole, au point qu’on a pu parler à son égard d’une écriture « épilinguistique »3 qui serait due à sa diglossie originelle.

Le poème reproduit à la suite est tiré de Mine de rien, le recueil dans lequel Damas a pu se livrer plus librement que dans les textes publiés de son vivant. Derrière les images surréalistes, certains interprètes repèrent non seulement la critique de la religion et la dénonciation du prêtre abuseur mais encore l’évocation de caresses homosexuelles4. La scène est située dans deux lieux de Cayenne (préfecture de la Guyane), le Casino-théâtre et le Petit Balcon (« Ti-Balcon »), où les danseurs (les « Touloulous ») étaient entièrement masqués et couverts de vêtements les dissimulant entièrement, pratique qui persiste encore de nos jours en d’autres lieux. Quant aux « vidés » qui « partaient de Casino et de Ti-Balcon » (voir le texte), ce sont les défilés à pied des carnavaliers.

 

Notes

[1] Le terme « négritude » fut introduit en 1935 par Césaire dans un article de l’Etudiant Noir : « … planter notre négritude comme un bel arbre jusqu’à ce qu’il porte ses fruits les plus authentiques… ».

2 « The Last Interview », Dalhousie French Studies (DFS), n. 116, summer 2020.

3 Sandrine Bédouret-Larrabu et David Bédouret à propos de Black Label dans le numéro précité des DFS.

4 Kathleen Gyssels, dans le même numéro. Notons que cette dernière se trompe en voyant dans « Ti-Balcon » un jeune homme qui aurait des relations avec Nika, alors qu’il s’agit en réalité, comme précisé plus haut, d’une salle de bal concurrente du Casino-théâtre.

 

©Michel Herland

 

 

POINT TROP N’EN FAUT 

  

Point trop n’en faut

 n’en faut point trop

 à l’extrême

 à l’extrême-onction

 

Point trop n’en faut

 n’en faut point trop

 de secula

seculorum

sous peine

pour l’homme de corvée de ciboire

 à la soutane un rien frangée

effilochée

la bedaine avancée

la voix de fausset sucrée

la mine à la fois réjouie et éplorée

le regard torve

de voir

Zotobré

alias Pétépié

alias Nika jouer à Lazare au tombeau

que ressuscite en projection d’un an l’autre

 le grand écran du Ciné-Théâtre-Bouffes

de Dame Paul-Pierre Endor

Habitant-Propriétaire

de terrains terres

fonds achalandage

commerce étalage

enseigne montre

magasin boutique

vitrine échoppe

devanture attirail

bazar barraque (sic)

vivier resserre

grenier chai

écurie grange

dépôts hangards (sic)

greniers mansardes

poulaillers et réduits à cette misère sans

omettre

foncière

meublée

garnie

Casino

Ti-balcon

Casino

Ti-balcon

 la serre

Casino

Ti-balcon sert-à-tout

Casino

Ti-Balcon fourre-tout

Casino

Ti-Balcon fait-tout

Casino

Ti-Balcon faitout

Casino

Ti-Balcon dansé-dansé

Casino

Ti-Balcon souépié

 Casino

Ti-Balcon roumin

Casino

Ti-Balcon frotté

Casino

Ti-Balcon contré

Casino

dans le danser du danser

du frotté frotté

du frotté

frotté sans contree

contré ouéye

 nika nikatafia à dilo

Casino

Ti-Balcon

D’où partaient les vidés

ceux des haut-parleurs

ceux des beaux parleurs

ceux masques du Carnaval de bastringues en rut

de l’Epihanie (sic) au Boibois du Mercredi

des Cendres

 

Point trop n’en faut

n’en faut point trop

 à

l’extreme

 à l’extreme-onction

de secula

Seculorhum

sous peine

de voir Zotobré alias Petépié alias Nika se

refusant à rendre

l’ame

 s’en revenir à contre –

 poil bride abattu

à mi chemin déjà du Grand Bordel de Ciel-Purgatoire-Enfer-Paradis

dont il eut trouvé assurément porte close

sans le pagara marqué

 et le quarteau de bon Vieux Pipi-des-Sœurs

 et le flacon enrubanné

de sueur de nègre en

sirop de la batterie

et le poids et mesures

et la recette

et la prière à faire

et dire avant

et la prière à faire

et dire après

seul viatique

valable et vrai à même le pagara marqué

à mettre au pied du connaisseur de Saint-Pierre

flanqué de Lucifer son Ange Gabriel

beaux lurrons de larrons en foire

au boire-sec et cul de même

à la hussarde

et la santé

de tous les Zotobrés de Pétépiés de Nikassur le qui-vive

que resuscite

toujours resucitera (sic)

tout secula

seculorum

 

Car dit rum dit rhum et rhum à boire sans ajout

sans sirop

rhum

sec

tout bien considéré

pour que Dieu bénisse

l’homme de corvée de ciboire

 

Extrait de Mine de rien,

recueil d’inédits publiés sur le site academia.edu

par Christian Filostrat

 

 

Une vie, un poète

Léon-Gontran Damas présenté par Michel Herland

Francopolis septembre-octobre 2021

Recherche Dana Shishmanian

 

R