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MOHAMED LOAKIRA, poète marocain
par
Mohammed Chraïbi


Mohamed Loakira est l'un de nos plus grands poètes marocains de langue française, qui a beaucoup travaillé et qui travaille toujours pour la défense de la lecture, de l'écriture, de l'art en général. Il n'a jamais cessé d'interroger la langue, ne s'est jamais lassé de l'enfanter en parole, en poésie pour attirer l'attention de la lecture et du public sur l'humain, le profondément humain. Car l'essentiel demeure dans la parole du poète. Celle-ci est irremplaçable, irréductible. C'est cette voix-là qu'il faut entendre.
Depuis longtemps, Marrak'h est sa ville natale. Tous deux se sont vu grandir. Elle l'écrit comme il l'écrit. Tous deux se sont engendré durant des années, durant des décennies, à travers des parents et des arrières parents, jusqu'à cette non limite où une remémoration peut se souvenir. Mieux encore, Mohamed Loakira est un Marrakchi vrai. Quelqu'un qui aime de près sa ville natale, qui sait l'aimer, comme on aimerait une mère, un père, un enfant, une femme. De manière peut- être ambivalent, mais authentique, intérieurement, intiment. De manière juste. À la fois passionnée et patiente. Non pas comme si elle était un cordon ombilical sacré, un espace-durée figé dans l'absolu, mais plutôt comme une source d'énergie dynamique. Comme un champ à la fois physique et symbolique, méritant de toujours grandir, et vers le meilleur de ce qu'il peut donner.
Loakira crie Marrak'ch, à la fois bonne et mauvaise, fière et honteuse, lucide et aveugle, prometteuse et prisonnière, séduisante et offerte ; hésitante, eu seuil d'une schizophrénie davantage déprimante qu'éclairante. Quand on aime bien, n'est ce pas qu'on châtie bien ? Aimer, ce n'est pas dormir sur ses lauriers, c'est à l'inverse s'éveiller, demeurer lucide, garder le sens de la responsabilité. C'est comprendre (co-prendre). Aimer, c'est aimer que ça aille toujours mieux.

Loakira, poète de la ville
Loakira est, par excellence, un poète du lieu, de la ville. La ville comme un espace identitaire. Comme un repère à la fois référentiel et sémiotique. La ville qu'il chante et qu'il déchante est une ville-texte, une ville-écriture. Marrak'ch est poétisée. Elle à la fois ce qu'elle est, la cité ocre du sud, avec ses murailles, ses remparts, sa grande place, ses palmiers, ses saints…
Mais elle est en même temps ce qu'elle ouvre comme perspective métaphorique : Marrak'ch-ville-pays, devenant, par le travail de l'écriture, un espace qui dépasse les limites du local. C'est de toute la société Marocaine qu'il s'agit. Une société en mutation, en même temps en régression par rapport à la communauté solidaire d'antan. Marrak'ch-poème, Marrak'ch-utopie, ville rêvée, fantasmée, transformée par les mots. Libéré, l'espace est en quête de sa nostalgie (passée et future). Aimé par le Désir et le souffle du langage poétique. Le poète aime sa ville. En même temps qu'il lutte pour défendre sa mémoire culturelle (dans le sens large du terme), ses acquis historiques, son nomadisme, son errance, sa rébellion et sa soif de liberté, il n'oublie pas de rejeter, cette volonté de la folkloriser, de la vendre aux enchères, de l'offrir à des touristes avides de sa peau et de sa "nonchalance exotique". Le poète rend hommage à la beauté de sa ville. Il la chante, la met en exergue. Mais pas de manière inconditionnelle ; car ce serait se moquer d'elle. Il reste juste et vigilant. En dehors du slogan publicitaire "La meilleure ville du monde", repris à leur compte par tous ceux qui n'ont pas pu couper le cordon avec le sein maternel. Le poète regarde sa ville avec tendresse, mais la regarde également en face. Il la voit en train d'abandonner progressivement son horizontalité, ses lieux de mémoire au nom d'un urbanisme quelquefois  sauvage, d'un tourisme mondialisé; au nom d'une modernisation pas toujours réfléchie, bouffeuse des cultures locales et des belles valeurs

Loakira et l'identité
Quand Loakira évoque la question de l'identité pour mette en valeur les aspects culturels positifs de sa ville, il le fait dans une perspective ouverte, débarrassée de tout attachement phobique aux mythes des origines. Encore une fois, Marrak'ch n'est pas seulement la ville ocre du sud, mais c'est tout le pays. L'identité de Loakira n'est pas un cas pathologique. Elle est une identité ouverte, qui vise à l'élargissement de l'esprit humain, et à son orientation vers le global, voire vers l'universel. Loakira est le poète de la ville. Comme un Baudelaire (Spleen de Paris) et comme beaucoup de poètes maghrébins de sa génération. La ville dont il parle est une ville qui a du mal à conserver son identité (al houwiya), et qui risque d'aller vers la dérive (al hawiya). La ville se "verticalise" se mondialise, se dépersonnalise et perd de son âme. Le poète tire le signal d'alarme, lui le rêveur prémonitoire, qui a vu juste il y a plus de trente ans. Son cri est celui de quelqu'un qui veut qu'on garde la mémoire des choses, des lieux et des êtres. Car, en effet, quand on perd sa culture, ses valeurs nobles et humanitaires, on devient la proie facile des uniformisateurs du globe. Son cri - et ceci n'est nullement une contradiction - est également celui d'un citoyen du monde qui aspire à l'homme universel et multidimensionnel. Loakira est à la fois un arbre et un oiseau ; des racines et des ailes. Il est le poète d'un ici et d'un ailleurs.

Loakira et la langue
Loakira est un grand travailleur de la langue. Un véritable ciseleur. Un poète-potier qui sculpte de langage, le transforme au gré de ses désirs profonds pour en faire un objet d'art. C'est le poète à la fois artiste et artisan, qui sait qu'il n'y a jamais de contenu sans forme. Qui sait que pour prendre forme, tout projet esthétique doit aiguiser son outil, c'est-à-dire son langage. Notre poète manie la langue, la modèle (comme une pâte), la transforme en langage, puis en une parole libre et singulière. Il crée des formes-sens, drainant à la fois et dans le même mouvement interactif, le quoi et le comment, le dire et le faire. D'un autre côté, la manière qui inspire le poète est variée, multidisciplinaire. Àcôté des mots et à l'aide des mots, le texte se fait discours, et ouvre, à l'intérieur d'un mouvement dialogue sur le monde de la musique et sur celui des arts plastiques. Les sons et les lumières font partie de la procession. La marche est polyphonique, et la perspective plurielle. La poésie de Loakira est un chant nourri de malhoun ("de harba"; refrains, reprise, d'un même schéma syntaxique, métrique, rythmique / structures binaires ou ternaires, tout particulièrement, où signifié et signifiant se confondent), de jazz, de musique africaine, donc remplie de rythmes, de mesures et de sonorités. Elle est également une poésie visuelle, qui aiguise le regard et qui ouvre sur la lumière. Elle essaie de rendre visible l'invisible, ou du moins, de le dessiner à l'entre-deux du clair et de l'obscur. Le long poème avance comme un ensemble de tableaux ; tantôt paisible, tantôt en irruption, intimement régi par la loi du Désir. Sont également présents, dans le "discours poétique" de Loakira, le théâtre et le conte. Sa poésie est en effet inlassablement nourrie de narration, d'oralité, de mise en scène (espace d'écriture), de récits, de chronique, de mythe… C'est un puzzle où viennent valser différentes formes d'expression artistique. Poésie nourrie également d'ironie et d'humour, deux armes de dérision massive, qui permettent d'éloigner le désarroi et de sublimer le réel.

Loakira et la modernité
L'écriture de Loakira s'inscrit sans équivoque dans la modernité. Elle opère au-delà des schémas classiques de la langue et de la rhétorique. Sur le plan de ce qu'on appelle "contenu", elle véhicule des valeurs philosophiques et étiques en adéquation avec les représentations cartésiennes et post-cartésiennes, fondées sur la raison, en tant que démythification des archaïsmes de tout genre. C'est une écriture qui trace sa voie à contre-courant de tout ce qui s'oppose à la liberté, à la dissidence et à la responsabilité de l'esprit humain. C'est également une écriture marquée par le tragique, dans le sens nietzschéen du terme (primauté du corps et de la vie) et par le souffle freudien (primauté du désir et de la mémoire inconsciente). Mais il s'agit d'une modernité lucide mesurée, dans la mesure où elle ne rompt pas de manière catégorique avec certaines de nos valeurs socioculturelles spécifiques. Il est question d'une modernité positive et constructive, qui participe d'une manière saine et sereine au dialogue entre les différentes cultures. Sur le plan, maintenant, de ce qui est appelé - forme -, c'est une écriture qui s'inscrit en droite ligne dans le sillage de "la révolution du langage poétique" (J.Kristeva), en ce sens qu'elle opère une véritable coupure épistémologique d'avec la syntaxe normative et la grammaire scolastique qui caractérisent le discours de la métaphysique classique. Il s'agit ici d'une langue, au contraire, libérée, ancré dans le corps du sujet et dans celui du monde ; circulant entre ordre et désordre, à l'intersection du diachronique et du synchronique, sans prétention de maîtrise. Une écriture aventure (dans le sens noble de terme) qui navigue sans projet prédéterminé dans l'océan de l'inconnu.
En effet, l'écriture de Loakira est une "forme-sens" (Meschonnic) qui évolue comme un corps sémiotique d'une interrogation permanente et d'un éternel retour (y compris sur lui-même).

Une écriture en dehors du discours dominant
Il peut sembler que le discours poétique de Loakira soit un discours au degré Zéro de l'écriture ; une écriture d'effacement et de neutralité. Bien que cela ne soit pas entièrement faux, du moment où, en effet, nous trouvons devant une œuvre qui ne veut ni directement témoigner, ni clairement prendre position pour ou contre telle ou telle idéologie, on remarquera que, malgré tout, il s'agit d'une écriture pourvue de vision et d'engagement.
L'écriture de Loakira est loin d'être un manifeste nihiliste, l'expression d'une indifférence socioculturelle caractérisée. Au contraire - il suffit simplement de bien ouvrir les yeux -, c'est une écriture qui ne manque ni de désir ni d'engagement. Un lecteur attentif, c'est-à-dire non pressé, ne manquera pas, grâce à son écoute bienveillante, à sa vigilance et à son esprit éveillé, de reconnaître ici et là, parsemés parmi les mots, les traces/signes d'une insatisfaction existentielle par rapport à notre réalité sociale. Il suffit, pour le comprendre, de ne pas prendre en otage cette notion "d'engagement", ni de l'enfermer dans le carcan d'un militantisme politique pur et dur ; car le faire serait faire preuve de naïveté politique, aussi paradoxal que cela puisse paraître, ainsi que de paresse intellectuelle.
Quand Loakira écrit ses poèmes, il ne rédige pas un traité de morale ni des articles de presse; ni ne s'érige comme le défenseur attesté de telle ou telle chapelle culturelle ou idéologique. Ce qui l'intéresse avant tout, me semble-t-il, c'est de montrer, de décrire, de raconter, de dénoncer, de détourner, de démythifier, de subvertir, de fantasmer, de projeter, d'ironiser, de sonder, de mettre à nu, d'esthétiser, d'aiguiser des mots contre des maux… et c'est peut-être là le vrai sens de l'engagement. Un engagement par la transformation de la langue. La langue qui est un réservoir d'idées archaïques et de valeurs aliénantes. On ne peut véritablement rien changer si on ne passe pas par la langue. Il faut que la langue y passe. Dans la poésie de Loakira, il y a un engagement pour la liberté de l'individu (L'individu n'est-il pas le pivot de la société ?). Liberté qui est la voie royale qui mène à la solidarité collective. Il y a un engagement pour la défense des valeurs humanistes, qu'elles soient individuelles, locales ou universelle. Et c'est un engagement total et entier, qui se construit à l'intérieur de cet outil majeur qu'est le langage. Écrire est un "acte de parole", un choix, une décision qui font partie de "l'agir communical".
La poésie de Loakira chante l'amour, le corps, la mémoire, la joie et la peine, comme elle chante la vie et la liberté. Elle le fait dans/avec un langage nouveau, éclaté et fragmentaire (comme l'est notre univers d'aujourd'hui), éveilleuse de sens, d'imagination et d'intelligente.
Donc en dehors du discours dominant.

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Parmi les publications de Mohmed Loakira :

 
L(horizon est d'argile(1971), Marrakech-poème (1975), Chants superposés (1977), L'œil ébréché (1980), Moments (1981), Semblable à soif (1986), Grain de nul désert (1994), Marrakech : L'île mirage (1997), N'être (2002), Contre- jour (2004), L'esplanade des saints & Cie-récit(2006), A corp perdu – récit(2008), Marrakech : L'île mirage, Folio d'art accompagné d'œuvre de Nabili, (2008).



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Mohammed Chraïbi
publié revue MENSUEL (N:11août/septembre)
pour francopolis septembre2008
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Créé le 1 mars 2002

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