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ARCHIVES : VIE – POÈTE 

 

Une Vie, un Poète :

 

Paul Valet

 

présenté par Dominique Zinenberg

 

Paul Valet est né en 1905, à Lodz (Pologne) sous le nom de Grzegorz Szwarc. Il passe son enfance à Moscou. Il apprend très jeune plusieurs langues dont le français. Il commence à jouer du piano à l’âge de cinq ans. Il devient concertiste à quinze ans. Après la révolution russe, sa famille s’exile en Pologne, puis en 1922, son père et lui s’installent en France. Il vient d’écrire son premier poème en polonais, qu’il traduira en français : Fracas.

En France, il cesse de jouer du piano et décide d’entreprendre des études pour devenir médecin. En 1936, il devient médecin généraliste à Vitry-sur-Seine. Entretemps, il a épousé en 1930 Chaïa Tenenbaum, dite Hala, biologiste.

En 1941, il devient résistant, sous le nom de Seguin et Sicard, il sera l’un des pionniers de la résistance en Haute-Loire et dans le Cantal.

À la Libération, Hala et lui reviennent vivre à Ivry-Sur Seine. Ils découvrent l’existence des camps d’extermination, du génocide. Paul valet apprend que son père, sa mère et sa sœur ont été gazés à Auschwitz.

Il devient exclusivement médecin homéopathe après l’avoir étudié de façon approfondie.

En 1947, il commence à écrire, sous le pseudonyme de Paul Valet. Il dessine aussi, peint, reprend le piano.

En 1948, il publie son premier recueil de poèmes, Pointes de feu. En 1949, il lie amitié avec Guy Lévis Mano, Andrée Chedid, Georges Schénadé, Vilato, Jacques Prévert, Paul Éluard, Yvonne Verneuil et René Char.

De 1955 à 1984, il publie un grand nombre de recueils : Poings sur les i, Lacunes, Table rase, La parole qui me porte, Paroles d’assaut, Poème de l’extase, Soubresauts, Solstices terrassés, Que pourrais-je vous donner de plus grand que mon gouffre ?

Il meurt le 8 février 1987, à Vitry, après de très longues années de souffrance dues à la maladie de Charcot. Sa femme Hala meurt en 1992. 

 

D.Z.

Pour mieux connaître Paul Valet lire aussi quelques excellentes présentations en ligne : sur La pierre et le sel (article de Pierre Kobel, 2011), sur poezibao-2007 et poezibao2008, sur le site de François Bon (2008), ainsi que Marc Schweitzer, Figures légendaires du tout Paris (2016), repris sur apophtegme.com, qui cite cette extraordinaire caractérisation : « Ce maudit exilé au Paradis », disait de lui Cioran…

La parution en février cette année chez Gallimard d’une anthologie de l’œuvre de ce grand poète méconnu, La parole qui me porte, est un acte de juste restitution.

 

 

 

Ma part

 

Enfant de tous les siècles

Je les ai tous traversés

 

Et j’ai gardé intacte

L’horreur de ce passage

 

Je n’ai jamais grandi

Je n’ai jamais vieilli

 

Je vois mon propre regard

Ne se poser nulle part

 

J’entends ma propre parole

Se taire quand je l’appelle

 

Et quand j’appelle mon cri

Il sombre dans le langage

 

Depuis des millénaires

Je tisse le même tissu

 

Depuis des millénaires

Je brode le même ouvrage

 

Depuis des millénaires

Je pense la même pensée

 

Je pense contre la pensée

J’espère contre l’espoir

 

J’attends contre toute attente

J’avance contre toute avance

 

J’ai oublié la fin

De tous mes moyens

 

J’ai saturé le livre

De toutes mes apparences

 

J’ai broyé radieux

Jusqu’à ma propre substance

 

Depuis des millénaires

Je mâche le même refrain

 

Depuis des millénaires

Je ronge le même refus

 

J’ai gaspillé l’argent

De toutes mes certitudes

 

J’ai détourné les fonds

De tous mes héritages

 

J’ai repoussé le plat

De toutes mes platitudes

 

J’ai renversé la coupe

De tous mes avantages

 

J’ai égaré la clef

De tous mes tabernacles

 

J’ai confondu les prix

De toutes mes marchandises

 

De tous mes entrepôts

Des siècles d’or et de sable

 

J’ai retenu Zéro

L’inépuisable Zéro

 

Chiffre étranger

Parmi les chiffres sacrés

 

Racine de tout ce qui monte

Sommet de tout ce qui meurt

 

C’est d’un péril extrême

Que vient ma survivance

 

Empreinte de l’inouï

Sur la trace familière

 

J’épelle dans le Chaos

Ma liberté première

 

Ma poésie

Riposte à l’existence

 

Mon existence

Riposte à l’infamie

 

Dernier rempart vivant

De l’insécurité

 

Puissant contrepoison

De toute prédication

 

 

Virus insupportable

Pour le néant souriant

 

Je suis ce grain de sable

Mortel pour l’engrenage

 

Je suis cette lettre scellée

Où buttent les écritures

 

D’un bout à l’autre souillé

D’un bout à l’autre intact

 

Plus seul que solitude

Quand elle pétrit sa mort

 

Je suis ce piège tendu

Devant la horde en marche

 

Fléau pour les troupeaux

Sinistre pour les bergers

 

Plus homme que tous les hommes

Plus loup que tous les loups

 

Surgi d’un sombre non lieu

D’un non lieu intouchable

 

J’écris

C’est un mystère

 

Je vis

C’est un miracle

 

Perpétuel brûlot

La guerre est mon repos

 

J’aime la lumière sacrée

Des ombres écartelées

 

Et la faiblesse qu’on perce

Et la puissance qu’on mate

 

Et l’angoisse qu’on brise

Et le frisson qu’on viole

 

 

Quand la raison s’effondre

Devant la juste parole

 

 

 

Extrait de La parole qui me porte,

Poésie/Gallimard, 2020

 

 

Une vie, un poète

Paul Valet

Francopolis mars-avril 2020