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rencontre avec un poète du monde

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ARCHIVES : VIE – POÈTE 


 

Une Vie, un Poète :

Philippe Jaccottet

 

par Mireille Diaz-Florian

 

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(photo reproduite du site Alchetron)

 

Paysages avec figures absentes

 

Si au moment où il s’est agi de vous parler d’un poète français contemporain, le nom de Philippe Jaccottet s’est présenté comme une évidence, m’est apparue aussitôt la difficulté de ce choix. La fréquentation régulière de ses textes constitue certes un point d’appui nécessaire, mais reste un enjeu de taille : trouver les termes justes pour partager l’intimité d’une lecture sans pour autant trahir l’essentiel de cette œuvre riche et complexe.

 

J’ai décidé de situer mon propos, non dans le cadre d’une analyse critique universitaire mais de le circonscrire dans l’univers de mes lectures, en essayant de rendre compte au mieux de cet univers poétique. Je tenterai de me dégager de ma posture de lectrice silencieuse pour tracer un chemin, en m’appuyant sur quelques textes, notamment Paysages avec Figures absentes qui à mes yeux condense, sans en épuiser tous les aspects, les traits essentiels de la poésie de Jaccottet.

 

Quelques dates associées à des lieux, des rencontres, des parutions, nous permettront de situer Jaccottet comme de cerner l’étendue de l’œuvre qui révèle le traducteur, l’essayiste et le poète. Trois lieux dessinent le trajet de l’écrivain qui naît à Moudon en Suisse en 1925. Il rencontre à l’âge de 18 ans, l’écrivain Gustave Roud qui lui fera notamment découvrir deux œuvres essentielles les poèmes d’Hölderlin et Le Partage de Midi de Claudel « geste d’un relais presque initiatique : dans l’une et l’autre œuvre, j’allais goûter à une saveur spirituelle qui me nourrirait ma vie durant ».

 

Il fait des études de lettres à Lausanne : philosophie, philologie grecque et allemande, rédige des notes de lecture pour des revues. Le 4 juin 1944, son poème versifié « Pour les Ombres » est lu en public lors d’une réunion de la société de poésie et signe son entrée en littérature. Puis en 1945 aux éditions Les Portes de France, il publie un recueil qu’il écartera de sa bibliographie jugeant « par trop adolescente son écriture pleine d’emphase » : Trois poèmes aux démons.

Il rencontre en 1946, l’éditeur prestigieux de Suisse romande : Henri Louis Mermod, qui publie Ramuz, Roud, Cingria Michaux, Gide, Claudel, Ponge. Il est chargé de traduire Mort à Venise qu’il remettra en mains propres à Thomas Mann à Zurich en 1947. Cette même année, il quitte la Suisse pour Paris où il rencontre Francis Ponge à une terrasse de St Germain des Prés.

En 1947, il publie Requiem : dédié à Gustave Roud, recueil en vers libres inspirés par des photographies de jeunes maquisards abattus dans le Vercors. Il découvre la même année l’œuvre de Musil, alors totalement ignorée : L’Homme sans qualités. Il écrit à sa veuve : « je mettrais à d’éventuelles traductions de l’œuvre de Monsieur Musil beaucoup plus qu’un simple souci de traducteur : le respect de son œuvre, le respect et la compréhension de toute parole de poète. » La traduction, due souvent à des raisons alimentaires, toujours assumée avec le respect de l’écrivain et la maîtrise du poète, sera une constante dans la vie de Jaccottet. Il sera notamment le traducteur de Rilke, Homère, Platon, Gongora. De nombreux prix récompenseront ce travail. Il signale non sans humour, que sa traduction en vers de l’Odyssée sera « le seul best-seller auquel (son) nom sera lié »

1953 marque le début de sa collaboration à la NRF. Il propose des poèmes du manuscrit de l’Ignorant, des proses, des chroniques de poésie, des traductions, des notes de lectures et notamment des essais sur Claudel, Ponge, Supervielle, Char, Aragon, ses aînés, et sur ses pairs : Bonnefoy, Dupin, Du Bouchet, Oster (150 contributions jusqu’en 1991) Il publie l’Effraie chez Gallimard dans la collection Métamorphoses fondée par Jean Paulhan. C’est enfin cette même année, que le couple Jaccottet s’installe à Grignan dans la Drôme. Motivée par le besoin de s’éloigner du milieu littéraire parisien et par des raisons économiques, cette installation « aura un effet inattendu mais considérable ». « Le poète se tourne vers la prose pour interroger le visible, expérience dont témoignera Promenade sous les arbres » (José-Flore Tappy,  Pléiade) : « je fus saisi, plus violemment et plus continûment surtout qu’autrefois, par le monde extérieur. Je ne pouvais plus détacher mes yeux de cette demeure mouvante, changeante, et je trouvais dans sa considération une joie et une stupeur croissantes ; je puis vraiment parler de splendeur, bien qu’il se soit toujours agi de paysages très simples, dépourvus de pittoresque, de lieux plutôt pauvres et d’espaces mesurés. »

 

Durant ces années, s’élaborent les notes qui seront recueillies dans La Semaison dont les divers recueils paraîtront au cours des années 80/90. Il collabore à la Gazette de Lausanne, non seulement avec des articles sur la poésie mais aussi sur des romans dont Jaccottet est grand lecteur. L’aventure de Musil prend forme. Le Seuil accepte la traduction qui représentera 30 ans de travail.

Diverses parutions chez Gallimard jalonnent ces années : L’Ignorant publié en 1958   dont deux poèmes évoqueront l’insurrection de Budapest de 1956 qui a suscité de vives réactions dans le monde intellectuel, L’Obscurité et Éléments d’un songe. En 1960, la lecture de l’anthologie du Haïku de Blyth représente une découverte fondatrice. Il transcrit de nombreux haïkus à partir de l’anglais dans les cahiers où s’élabore Airs, qui paraîtra en 1967.

 

C’est en avril 1971 que la collection Poésie/ Gallimard fait paraître un volume anthologie de 1946 à 1967 des œuvres de Jaccottet où « la préface de Jean Starobinski marque un tournant dans la réception critique » (José-Flore Tappy. Pléiade) Par des parutions régulières, Jaccottet désormais reste au cœur de la création contemporaine, aussi bien dans le domaine des chroniques littéraires que dans son écriture. Son entrée dans la Pléiade depuis 2014 permet aujourd’hui de mesurer l’étendue et la portée de l’œuvre et nous incite naturellement à nous concentrer sur certains aspects pour tenter d’en cerner la spécificité.

 

***

 

« Je n’ai presque jamais cessé, depuis des années, de revenir à ces paysages qui sont aussi mon séjour. Je crains que l’on ne finisse par me reprocher, si ce n’est déjà fait, d’y chercher un asile contre le monde et contre la douleur, et que les hommes, et leurs peines (plus visibles et plus tenaces que leur joies) ne comptent pas assez à mes yeux. Il me semble toutefois qu’à bien lire ces textes, on y trouverait cette objection presque toute réfutée. Car ils ne parlent jamais que du réel (même si ce n’en est qu’un fragment), de ce que tout homme peut saisir (jusque dans les villes, au détour d’une rue, au-dessus d’un toit).

 

Ces propos liminaires de Paysages avec figures absentes, texte que je privilégie ici, tant il représente une sorte d’« art poétique », renvoient à l’idée du poète coupé du monde. Son retrait dans la Drôme a pu encourager cette vision, comme certains commentaires du poète lui-même, évoquant une création qui laisse agir en lui « les forces anonymes ».  Affirmer qu’au contraire ces textes « ne parlent jamais que du réel » demande d’en justifier le sens. Le titre du recueil emprunté au vocabulaire pictural, nous permet d’approcher ce qu’est dans l’écriture de Jaccottet la relation au paysage. Il s’agit d’une expérience fondamentale qui confère au texte ce qu’André Dhôtel caractérise ainsi dans une lettre à l’auteur « ce quelque chose qui ne se nomme, ni ne peut être saisi - avec une évidence qui devient ici l’essentiel de la vie et de la poésie. » Vie et poésie, voici les termes qui s’associent dès l’origine, dans la création de Jaccottet.

 

Le poète est ouvert, disponible, impliqué dans son regard sur le monde et il entraîne le lecteur, par une sorte de contagion, à s’engager dans le mouvement du regard et de l’émotion, puis dans le retrait où le texte prend forme, dans le creuset où la langue s’élabore. Il n’est pas question de supprimer l’auteur, d’accéder à l’abstraction, de laisser au texte sa propre énergie. Jaccottet est présent. Il fait entendre sa voix qui, sans excès, sans lyrisme démesuré, permet de le suivre. Sa voix, dans la retenue, cherche l’ajustement, l’accord avec les signes perçus dans le paysage.

 

Le terme de justesse qui semble particulièrement convenir à sa démarche est ainsi explicité par Fabio Pusterla, auteur de la préface de la Pléiade. Il évoque « la    dimension éthique de l’écriture qui peut se résumer d’un mot : justesse. » Confronté à la difficulté d’une définition de ce terme polysémique, il déclare : « on peut énoncer les idées qu’il véhicule – d’abord l’idée d’exactitude, de précision expressive, d’harmonie des éléments du texte, à la fois entre eux et avec leur objet, dans la tentative de recréer un ordre sur la page et, un instant, dans le monde ; l’idée de mesure et de grâce qui éloigne toute velléité exhibitionniste, toute attitude excessive, l’idée de vérité, bien entendu, une vérité qui aimerait réunir la beauté et la justice, le beau et le bon ; l’idée de lumière, enfin, une lumière capable d’éclairer l’expression et la représentation. »

 

Il s’agit de partager avec le lecteur une approche du réel où le poète fait surgir la vérité toujours fragmentaire du réel : celle du lieu et de l’instant. Il le guide par les figures privilégiées de l’analogie, de l’oxymore, « ce besoin de dire comme », sur les chemins mouvants du paysage, conscient de ses doutes, de la fragilité, exigeant de la forme, qu’elle assume la disparition, de la lumière, qu’elle transcende l’ombre. La poésie devient « Feu qu’on allume au-dessous du miroir froid du ciel : comme cette buée qui assure qu’on est encore vivant. » (Ce peu de bruit. 2008)

 

Le poète est investi dans son rôle de veilleur. Il le formule ainsi dans un poème, dès les années 50, justement intitulé Le travail du Poète : L’ouvrage d’un regard d’heure en heure affaibli / n’est pas plus de rêver que de former des pleurs, / mais de veiller comme un berger et d’appeler / tout ce qui risque de se perdre s’il s’endort. Il tente, conscient de la limite des mots, de « garder ce qui scintille et va s’éteindre. »  Il est « comme un homme à genoux qu’on verrait s’efforcer / contre le vent de rassembler son maigre feu… Son regard qui discerne l’ombre doit inscrire dans le texte, le fugitif passage de la lumière.

 

Lectrice, j‘entre dans le paysage du texte. Familière des lieux de la Drôme, terre de calcaires durs et de combes herbeuses, je suis le rythme de la marche, je saisis la force d’un instant que m’octroie, sur la page, la halte. Une des proses du recueil, lue, relue, intitulée Travaux au lieu-dit l’Étang, m’absorbe toute entière. Je suis au cœur de la fabrique poétique où Jaccottet révèle dans une mise en abyme, le patient travail du poète, assumant pleinement l’étymologie du mot. Si dans un premier temps, il « laisse aller les images », ose la figure baroque de l’étang « miroir que l’on aurait tiré, au petit jour, des armoires de l’herbe », si la silhouette sensuelle d’une femme dévêtue au bord de l’étang pourrait suggérer le madrigal, c’est pour   dénoncer la facilité de l’image, » Le texte alors, « cherchant à dépouiller le signe de tout ce qui ne serait pas rigoureusement intérieur ; mais craignant aussi qu’une fois dépouillé de la sorte, il ne se retranche que mieux dans son secret ».se déploie, se dérobe dans les tâtonnements et l’exigence de l’écriture.

 

Nous voici, me semble-t-il dans le secret de la poésie de Philippe Jaccottet. Les lieux, les moments, saisis, filtrés, transformés dans la langue, ouvrent « la magique profondeur du Temps ». Soutenus par le rythme des vers comme de la prose, arrêtés parfois dans le blanc de la page pour capter un souffle, marcheurs immobiles dans l’espace poétique, nous sommes conduits à regarder, fût-ce dans « l’interminable ténèbre », l’éclat du jour. Nous saurons « qu’en fin de compte, la meilleure réponse qui ait été donnée à toutes les espèces de questions que nous ne cessons de nous poser, est l’absence de réponse du poème (…) Parce que dans le poème la question est devenue chant et s’est enveloppée dans un ordre sans cesser d’être posée. »

 

©Mireille Diaz-Florian,

Conférence donnée en espagnol

au festival Letras en la mar au Mexique, mai 2017

 

Grignan (d’après le site de tourisme de la Drôme)

Voir l’interview avec le poète de Grignan sur dailymotion.

 

Passages

 

J’ai deviné dans le ralenti du train les hautes terres de Grignan. J’ai su qu’il était là-bas, un instant arrêté sur la terrasse. Il a suffi de regarder le paysage perdu dans le glissement de la vitesse pour que je devine sa présence, pour que je reconnaisse ses gestes et la voussure des épaules que les deuils ont accentuée.

 

C’est le matin. Les rues sont désertes. En contrebas du château, les pierres des maisons agrippées à flanc de falaise ont la froideur de l’aube. Il aura regagné lentement son bureau. D’avoir si longuement traversé les combes et les bois, il garde en lui les brouillards et l’ombre portée des arbres dans le jour.

 

Il a longuement côtoyé les strophes de l’épopée dans le moule compact des mots à traduire. Il peut désormais, dans l’encadrement de la fenêtre, arracher au réel son masque, nommer chaque fantôme qui glisse entre les lavandes et le buis. Il n’a plus besoin de lire les poèmes du solitaire de Muzot dont il entend le souffle des élégies.

 

Il écoute les poèmes inscrits en lui. Il est là debout, au moment où le train laisse une traînée de lumière vite effacée.

 

Je porte en moi cet effacement à proportion du désir d’en arrêter la fuite. Je quitte le solitaire de Grignan. Il a posé ses mains sur la table de travail. J’aime ce mouvement puisque j’ouvre les pages qui sont siennes, pour aborder les miennes, toutes les pages à écrire, à relire, à corriger. J’interroge son regard de poète pour me placer dans le jour et la nuit des mots.

 

Le TGV fuit à grande allure dans ses éclats de métal. Les terres de Grignan se sont éloignées. Je me suis glissée dans une faille de vitesse pour en déjouer les lignes trompeuses.  Je sens la vibration du passage et la certitude de l’arrêt.

 

Il est rentré. Il est assis. Je peux deviner le lieu, sa façon d’y installer le silence qui initie la plongée en écriture, le hiatus du temps où se meut le geste. Il franchit de ses regards lucides, de ses mots simplement ajustés, les seuils successifs de la vieillesse. Il a lutté pied à pied avec le monstre dont aucune mythologie n’a incarné la sournoise violence. Il a assisté à la lutte qui rendait soudain l’aube et la nuit semblablement grises.

 

Il devine les traces de l’absente en lui et dans la maison qui fut sienne. Il est depuis plus sombre. Lorsque le soleil au zénith arrache à la terre un ultime souffle, il se réfugie dans l’ombre verte de la terrasse. Il lui faut encore un peu de temps pour accepter de regarder le bleu intense du ciel et l’éclat des pierres.

Il a choisi de dépouiller les mots, d’être seulement le garant de la présence des êtres disparus dans les syncopes du temps. Peut-être ne sait-il plus rien de l’œuvre en amont où je puise ma force d’écrire.

 

Le chant des mots est une offrande dévorée.

 

Il accomplit en lui l’exigence souveraine de vivre.

 

 

©Mireille Diaz-Florian (inédit)

 

 

 

Une vie, un poète

mai 2017

Philippe Jaccottet, par Mireille Diaz-Florian