UNE VIE, UN POÈTE

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Une Vie, un Poète

Jean-Pierre Rosnay
« Il s'est consacré depuis son enfance à ce qu'il considère
comme l'essentiel : l'amour et la poésie »


Un poète essentiel qu’il est urgent de découvrir ou redécouvrir, au-delà même de sa légende, et certainement, des formules sous lesquelles on a pensé l’étiquetter.

D’abord, pour les lecteurs qui le connaissent peu, quelques éléments biobibliographiques extraits, pour l’essentiel, du site du Club des poètes, qui regorge de pépites dont une belle sélection de poèmes.

Nous ferons honneur par ailleurs à ce magique lieu de rencontre et de partage, que Jean-Pierre Rosnay a fondé en 1961 et qu’anime actuellement son fils, le poète Blaise Rosnay.

Ensuite, je vous proposerai une sélection personnelle des deux derniers volumes de poèmes de Jean-Pierre Rosnay, édités dans sa colllection Club des poètes1
et pratiquement introuvables ailleurs.

(bien sûr, dans ma séleciton j’ai évité les poèmes qu’on peut lire sur le site).


Dana Shishmanian


Jean-Pierre Rosnay2 

le poète du combat pour « rendre la poésie contagieuse et inévitable », est né le 8 avril 1926 à Monplaisir La Plaine, quartier ouvrier de Lyon, comme fils de Violette
(dont il prendra le patronyme) et de Gabriel Roméas.

Un oncle l'initie à la poésie à l'âge de quatre ou cinq ans, il ne cessera plus d'écrire.



(1941) Il entre dans la Résistance à l'âge de quinze ans et demi, pour prendre la relève de son père, disparu, combat en Haute Savoie, est fait prisonnier et torturé à Lyon en 43 (par la Gestapo de Klaus Barbie), s'évade et reprend le maquis dans le Vercors jusqu'à la Libération. C'est à cette période qu'il rencontre Louis Aragon (qu'il escorte avec des camarades de combat.)

(1950) Fonde le mouvement des J.A.R. (Jeunes Auteurs Réunis) qui défraie la chronique en organisant un certain nombre de manifestations-scandales (enlèvement de Julien Gracq, enterrement de l'Existentialisme, interruption de la remise du Prix Goncourt) pour redonner un peu d'allant à une actualité poétique un peu endormie depuis que les Surréalistes ont pris leur retraite.

(1952) Rencontre sa Muse, Tsou l'Alexandrine – Marcelle, sœur de Georges Moustaki –, qui sera désormais à ses côtés dans tous ses combats poétiques et qui lui donnera les plus beaux enfants du monde, puisque "Tête brune, tête blonde, tous les enfants du monde sont les plus beaux enfants du monde."

(1954) Se lie d'amitié avec Queneau et Cocteau, qui parrainent ses premiers recueils de poèmes chez Gallimard (Le treizième apôtre, Comme un bateau prend la mer, Les Diagonales)

De 1958 à 1982, il réalise des émissions de radio puis de télévision au cours desquelles il reçoit entre autres Elsa et Louis Aragon, Pablo Neruda, Henri Michaux, Octavio Paz, Ana Blandiana, Vinicius de Moraes, Saint-John Perse, etc.

(1961) Crée le Club des Poètes où il anime chaque soir un spectacle de poésie. Il y reçoit entre autres : Louis Aragon, Raymond Queneau, Pablo Neruda, Ana Blandiana, Vinícius de Moraes, Ma Desheng, Michel-Georges Micberth, …

(1978) Organise le premier Festival International de Poésie de Paris à laquelle participeront des poètes de 37 pays différents.

(1986) Crée un réseau d’amis autour du Club des poètes avec comme organes d’expression la Collection Club des poètes qui publiera plusieurs dizaines de recueils, une riche revue trimestrielle Vivre en Poésie, et État d’urgence : la Radio Libre des Poètes, le 1er réseau de Poésie par minitel ; des recueils et des poèmes peuvent se lire en ligne sur le site du Club des poètes, sous l’onglet La vigie.

(1995) Publie Fragment et Relief, recueil regroupant des poèmes inédits de la période 1960-1994.

(1996) Crée le Cyberclub des Poètes.

(2001) Publie Danger, Falaises Instables, recueil regroupant des poèmes inédits de la période 1960-2000.

(2009, le 19 décembre) Prend congé de nous pour honorer un rendez-vous qu'il avait pris avec les étoiles, tenant dans sa main la main de Tsou.


Découvrir / redécouvrir : sélection de poèmes de Jean-Pierre Rosnay

Sans titre

Vertige de l’écriture — un mot pour un autre — partir à la montagne — partir avec la montagne, avec la mer — se quitter un moment — se réveiller osier, nacre, poêle à frire — se retrouver dans les entrailles de sa mère — ne jamais avoir existé, ne pas avoir été compromis par la vie, par les autres, par soi.

Il me faudra du temps pour oublier cette fâcheuse et tortueuse affaire, l’existence humaine. Qu’aurai-je vu ? Qu’aurai-je rencontré ? Pas même Dieu, me serai croisé à peine — trop pressé pour me reconnaitre.

Toujours comme une marée ce flot de sentiments brisés sur l’écueil, toujours cette réalité sans harmonie ni délicatesse, cette chute sans ailes dans un escalier sans marches, ce fond sans fin — je crois que j’en sortirai meurtri, marqué pour l’éternité.

*
Ondes courtes
                        À Pierre Antonio

Renoncer au poète-messie, à la fatalité des images. Désormais, le poète c’est nous, lancés à la poursuite de la beauté. Les chemins de l’écriture sont peu sûrs et mal fréquentés.

Je suis en cours de négociations avec un grammairien redoutable, mort en 1884.

Tel mot accentue exagérément le malaise du sentiment que je m’efforce d’exprimer — celui-là fond sur la page ; à la rigueur il peut être dit, non écrit.

Rien n’est plus facilement ridicule que la poésie. Un mot de trop et elle chante, comme après-boire.
Une femme passe entre deux lignes. C’était à prévoir. Presque toutes les femmes considèrent la poésie comme un héritage de droit divin. Si je ne me défends pas, celle-là va répandre tout un lyrisme de bazar, des fleurs, des lunes, des soleils.

Je me fréquente le moins possible, j’hésite, j’en arrive à feindre de ne pas me reconnaitre.
Il y a des siècles que les ordres me furent donnés. Je me sens chargé

d’une sorte de mission délicate. Mais quelle mission? Et qui me l’a confiée?

Je m’entends très bien avec la mer – la montagne me cache quelque chose.

C’était, je crois, le message de reconnaissance. Je devais glisser cette phrase dans un poème : je m’entends très bien avec la mer – la montagne me cache quelque chose.

*
Intimité du Christ

                            À Blaise

Jésus se fait deux œufs sur le plat. Il n’est pas coiffé, pas rasé ; pieds nus, il a laissé sa croix dans un coin. Aussitôt qu’il a un moment, il dessine des enfants, des enfants, des enfants. Parfois, il lit les journaux et hausse les épaules. Ce que l’on colporte sur son compte l’irrite, accentue sa fièvre.

Jésus répare sa bicyclette, il doit aller livrer du poisson, il y a une éternité qu’il n’a pas eu le temps de téléphoner à sa mère. La dernière fois qu’il l’a vue, c’était au Golgotha, peu avant son décès. Il a des fins de siècles difficiles.

Gardien des eaux et des forêts de l’âme, il va, il va, opiniâtre, friand d’innocence. Les pauvres le rassemblent, il a toujours un visage pour les vaincus. Il évite les cathédrales comme la peste, il fait un grand détour à cause d’un rendez-vous qu’il a dans les yeux d’un aveugle. Tout à l’heure il se fondra à nouveau dans la foule, puis, après avoir escorté des révolutionnaires qui se déplacent nuitamment, par prudence, il recommencera à dessiner des enfants, des enfants si petits qu’il faut une loupe ou un cœur de mère pour les voir.

Je le salue distraitement, car il n’apprécie guère les démonstrations, car il doute, car il est mon ami. Je prends congé, je me rejoins dans ma vie, si provisoire, si bâclée, si chaotique, que je n’y aurai pris, à vrai dire, qu’un intérêt limité.

*
A lire lentement

Tant bien que mal
Passent les mots,
les idées suivent
Que veut l’écluse ?
Il pleut sûrement quelque part. Les morts viennent d’arriver. On se bouscule. Réveillez les musiciens. La parole est au poète ce qu’est l’eau à la source. Un mot chasse l’autre.
N’interrompez pas les idées à tout bout de chant. Laissez tourner le kaléidoscope, laissez chanter en vous les oiseaux de passage.
Le Président de la République vous attend
Quel Président ? Quelle République ?
Qu’il attende. Je suis en conférence avec un papillon.
Nos instants sont comptés.
En quelques pas, la chatte vient de me reconduire à un ordre de priorité où un Président doit céder la place à un mendiant — et Dieu attendre qu’on l’invite pour exister.

(du recueil Fragment et relief, 1994)


*
Si vous voulez on va attendre ensemble

Mon père était très doux
Et vous votre père
Comment était-il ?
Ma mère est morte à vingt ans
Et la vôtre ?
Mon père est encore très doux
Et vous le vôtre
Comment est-il ?
Ma mère est toujours morte
Et vous la vôtre ?
Bon Dieu de Bon Dieu
À moi, les gars !
Ô mères mortes dites quelque chose
Notre mère c’était la plus belle tout de même
Elle avait les yeux noirs la mienne
Et les cheveux noirs
Elle était belle ma mère
Et vous, la vôtre ?
Je n’ai jamais quitte ma mère
Et vous la vôtre ?
C’est cela qui nous donne cet air ridicule.
On a toujours la main dans sa main.
On attend toujours qu’elle nous tire
Et les autres n’en savent rien
Et comme on ne veut pas leur dire
On reste à côté du chemin
Je ne suis jamais entré à l’école
Parce qu’elle ne m’y a pas conduit
Je suis resté devant la porte
Très tard après il faisait nuit
Et j’ai attendu qu’elle me reconduise à la maison
Mais elle n’est pas venue
Il me semblait qu’elle m’avait dit
Attends-moi là et sois sage
Et j’ai attendu
Et j’attends toujours
Ma petite mère aux yeux noirs.
Si vous voulez les gars
On va attendre ensemble
Elles ne vont pas nous laisser là
nos mères aux yeux noirs
devant l’école.

*
Larrial

Je me suis vu passer
sous ma fenêtre
parmi les autres
Nous étions jeunes
et fiers de l’être
J’ai revu le cerisier
à la branche duquel
dansait la balançoire
J’ai revu le prunier
qui saigne un peu
J’ai revu le puits la margelle
le petit mur la rivière où je
m’étais blessé le pied avec un tesson de bouteille
mon sang tout neuf fuyant dans l’eau
J’ai revu la brune sœur de mon camarade
qui aimait tant être traitée comme un garçon
J’ai revu le pont
Mais qu’est-ce que cela peut vous faire
si ce n’est réveiller en vous une part de votre propre enfance
Les cimetières sont pleins de passés de toutes sortes
rires et larmes mêlés
Projets
Ah ! les projets !
Nous irons à Valparaiso
Pourquoi pas à bicyclette
ou sur le dos des hirondelles
On a beau être progressiste
on sait apprécier au passage et saluer
la petite église au bout du village
Mais qu’est-ce que cela peut faire ?
Faisons confiance à ce bout de crayon
qui a toujours quelque chose à dire
pour se rendre intéressant et s’arrête au bas de la
page comme si c’était naturel
comme si nous avions rendez-vous là
de toute éternité.

*
Voici

Voici. Je suis mort. Cela devait bien m’arriver. Cela ne vous épargnera pas, mon cher lecteur. La vie m’aura distrait. Sans la poésie, je l’aurais trouvée insupportable.
Des oiseaux, des oiseaux virevoltent autour de ce poème débutant. Mon crayon, qui aura toujours écrit ce qui lui passait par la mine, sans souci de mes états d’âme, sauté d’un mot et d’une ligne à l’autre.
Quelle bêtise, la vie humaine ! Lorsque j’étais jeune, je pensais sans cesse à l’Avenir. Rendu où je suis, la part d’avenir qui me reste à espérer est si maigre que je n’y songe même plus.
Dieu aura été mon premier sujet de réflexion.
Maintenant, il ne me reste plus que moi et des idées pauvres, si pauvres que je ne les interroge même pas, de crainte qu’elles ne me contredisent. D’ailleurs, voyez comme ma plume est devenue vide. Je suis las de moi. Je ne me supporte plus. Vivement la mort. Hélas, il n’y a dans cette phrase aucun excès, d’où il résulte quelle n’a aucun intérêt, comme la plupart de celles que j ai commises dans une existence où j’avais fini par croire que la poésie me tenait lieu de raison d’être et me situait en haut de l’échelle, lorsque je me suis aperçu que l’échelle n’avait pas de barreaux.
Mon Dieu ! La vie, quelle farce.

(du recueil Danger falaises instables, 2002)

Bibliographie sélective
Recueils personnels
SOS, essai avec Isidore Isou, 1950 (éditions IPO)
Rafales, poèmes, 1950 (éditions IPO), réédition 1951 (éditions des Jeunes auteurs réunis - JAR)
Coup de tête, récit / roman, 1951 (JAR)
Les Décalcifiés, pamphlet, 1951 (JAR)
Les Cheveux dans les yeux, roman, 1951 (JAR)
Lettre ouverte au public, pamphlet, 1951 (JAR)
La Foire aux ludions, poèmes, 1952 (JAR)
Le Jarivisme ou Introduction à un nouveau système de pensée, essai, 1952 (JAR)
Avec les Francs Tireurs des Lettres, anthologie de jeunes auteurs, 1952 (JAR)
Le Treizième apôtre, essai, 1954 (Gallimard)
Comme un bateau prend la mer, poèmes, 1956 (Gallimard), réédition 2006 (Collection Club des poètes)
Les Diagonales, poèmes, 1960 (Gallimard), réédition 2006 (Collection Club des poètes)
Fragment et relief, poèmes, 1994 (Collection Club des poètes)
Femmes, poème, illustré par Robert Petit-Lorraine (Collection Club des poètes)
Ab imo pectore, choix de poèmes et 7 inédits, 1995 (Alberto Tallone)
Danger falaises instables, poèmes, illustré par Sacha Putov, 2002 (Collection Club des poètes)

Ses textes dans des anthologies et traductions
- Anthologie des jeunes auteurs, Hervé Bazin, Louis Calaferte, René Fallet, Yves Gibeau, Maurice Raphaël, Jean-Pierre Rosnay, avec une introduction par Raymond Queneau, Paris: Éd. JAR, 1955 (p. 246 : R. Queneau y commente un large extrait du Treizième apôtre).
When A Poet Sees A Chestnut Tree, choix de poèmes, bilingue anglais-français, traduction et présentation de Jim Kates, 2010 (Green Integer)

Anthologie sous sa direction
- Croisière du Club des poètes, Anthologie poétique (diverses époques et pays), 1976 (Jean Grassin)


Jean-Pierre Rosnay
recherche Dana  Shishmanian
janvier 2015

 


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