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*(reproduit
de son blog Le temps bleu1, 23 avril 2015)
les poèmes adultes arrivent debout
mais des quatrains comme les miens
arrivent à quatre pattes
comme l'agneau, l'âne, ou l'enfant
in Le Poète Jan Skácel, par Reiner
Kunze, éditions Calligrammes 2014, p.64 (*)
Les
éditions Calligrammes, par l'intermédiaire du
poète allemand, Reiner Kunze et des traducteurs Gwen Darras
et Alena Meas, viennent de permettre aux lecteurs français
d'accéder à la poésie de Jan
Skácel, poète tchèque, né en
Moravie du Sud en 1922 et décédé le 7 novembre
1989, peu avant la chute du mur de Berlin.
Le livre nous donne à lire deux des conférences
données par Reiner Kunze à propos de Yan Skácel,
en 1995 et 1996, avec de nombreux extraits de son œuvre.
Ils ont de nombreuses affinités, et leurs vies furent
similaires, tous deux ayant connu dans leurs pays respectifs,
l'Allemagne de l'Est et la Tchécoslovaquie, l'interdiction de
publication et ses lourdes conséquences.
Le poème qui suit Ligne de nuit,
(est tiré d'un recueil écrit après la
répression du bref Printemps de Prague)
Pris par
la bouche à la ligne de nuit comme un poisson
j'attends jusqu'au
matin l'arrivée des pêcheurs
qui cherchent dans
l'herbe les cordes entassées
Longue cette nuit,
de toutes la plus longue
Et l'eau coule, et
coulent la nuit et les étoiles
les rives
éclaboussées s'écroulent au printemps
la terre s'effondre
en de sombres méandres
Longue cette nuit,
de toutes la plus longue
Dans la fraicheur
les petits ventres des pierres promettent
l'arrivée du
jour et l'aube se perd au bord des bois
les chevreuils
s'enfuient
Longue cette nuit,
de toutes la plus longue
Douloureusement pris
par la bouche comme un poisson
j'attends jusqu'au
matin les bons pêcheurs
qui vont chercher
sur la rive des signes
Longue cette nuit,
de toutes la plus longue
(ibid. p.59)
Les
quatrains présentés ici ont été
écrits par Jan Skácel, tandis qu'il était
condamné au silence durant douze années. Ils
proviennent de deux séries de cents poèmes, de quatre
vers chacun, rédigés sans réel espoir d'être
publiés. Deux recueils, contenant une centaine de quatrains,
paraîtront cependant sous forme de tapuscrit entre 1975 et 1976.
L'éditeur,
Yvan Guillemot, écrit dans la préface du livre:
« Par dessus tout, ce qui peut rendre ses poèmes
inestimables pour un lecteur du XXI° siècle, c'est leur
inattaquable intégrité, comme si la grande Histoire avait
atteint les couches intermédiaires mais non les couches
profondes, là où le poète rencontre les absents et
le monde au delà des apparences. »
la toute
dernière porte
si on regarde
au-delà
une larme d'enfant
revient
qui roule sous la
paupière
En lisant les
poèmes de Jan Skácel, une plénitude grave
s'instaure comme un apaisement ou un réconfort mais toujours "à
travers une petite douleur".
Que sa voix nous soit parvenue grâce à l'amitié de Reiner
Kunze est un don immense.
Oppressé,
au bord des larmes
Et soudain, je ne
sais rien
Voici donc quelques uns de ces quatrains:
les
crapauds de leur cri rauque chantent
(le matin restait
impassible)
la voix pleine de
rosée ils prient
pour ceux qui dans
leur cœur sont pieds nus
//
les gens se marient
pour le silence
que l'on entend
seulement à deux autrement non
autrement il les
accable, autrement l'homme
s'effondre dans le
silence
//
ce n'est pas rien se
laisser couvrir d'une pluie de pierres
sans avoir
l'âme blessée
et toute la vie il
pleut du granit
une pluie qui nous
trempe jusqu'à l'os
//
si tu ne veux pas te
pétrifier
sois une pierre dans
ton cœur
ils auront
pitié de toi
on ne jette pas la
pierre à une pierre
//
laissons leur la
honte
la sueur sur le
visage qui salit l'âme
nous attendrons
à coté du violon
sans être
invité ni reconnu
//
on n'invente pas de
poèmes
il y a des
poèmes sans nous quelque part
quelque part
derrière ils sont de toute éternité
le poète
trouve le poème
(ibid. pp.62, 63,
64, 65)
Qu'une
vie commencée sous le régime du troisième Reich
tombe ensuite sous la menace policière d'un parti unique, qu'une
existence faite de misère, vexations et persécutions
engendre une écriture si pleine de douceur, fierté et
dépassement semble un cadeau inestimable.
Homme
interdit
Je suis inaudible
tel la lumière encore
Je médite sur
le silence
jusqu'à
tordre le cou à la peur
Celle de l'autre et
la mienne intime
Ainsi, on dirait que
je suis
comme les aveugles
qui se retournent
En secret nous
glissons dans les ténèbres par le chas de l'aiguille
(ibid. p.60)
Imprégnons-nous
de l'âme de chacun de ces poèmes, transmettons-les autour
de nous afin qu'ils rayonnent et circulent "au milieu de la foule",
selon le propre désir de leur auteur:
"
Je n'ai jamais écrit un vers dans mon appartement, j'ai besoin
de marcher, de la pluie..., la poussière des routes en terre, le
balancement des feuilles dans les arbres, j'en ai besoin, ainsi que de
rencontrer des gens inconnus pour les évaluer et de passer parmi
eux, d'entendre quelques mots, d'autres mots à dire à
haute voix, se débarrasser de la sagesse et de la
perception rationnelle pendant un certain temps, me trouver seul
au milieu de la foule."
(ibid. p.11)
***
À signaler un bel article de Jacques Josse, à propos de
cette parution :" le poète Jan Skácel", sur
remue.net2 (**), et relayé également par le
scoop-it de Poezibao.
***
1.tiré
du Blog Roselyne Fritel
2. À signaler un
bel article de Jacques Josse, à propos de cette parution :" le
poète Jan Skácel", sur Remue.net (**), et relayé
également par le scoop-it de Poezibao.
3. (*) Reiner Kunze : Le poète Jan Skácel, traduit de
l’allemand et du tchèque par Gwenn Darras et Alena Meas, éditions Calligrammes
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