UNE VIE, UN POÈTE

rencontre avec un poète du monde




ACCUEIL

Vie-Poète -  ARCHIVES
Abdelkébir Khatibi, Christina Castello - Jorge Luis Borges - Hélène Dorion... et plus

Une Vie, un Poète

Tristan Tzara, l’antiphilosophe


par Dana Shishmanian




Marcel Janco, Portrait de Tzara,1919, assemblage de papier, carton, toile de jute, encre et gouache, 55 x 25 x 7 cm, Paris, Centre Pompidou.
 
« S’il y a un système dans le manque de système – celui de mes propositions – je ne l’applique jamais. » C’est ainsi que s’exprime Monsieur AA Antiphilosophe, alias Tristan Tzara, l’inventeur du DADA et de l’« aaisme », dans son troisième manifeste, lu le 26 mai 1920 à la Salle Gaveau. Le texte a suscité lors de ce « Festival Dada » une telle agitation dans le public, que Tzara raconte, amusé, à quel point les « dadaistes » se tenant sur la scène étaient devenus les témoins d’un spectacle se déroulant plutôt dans la salle… Or, à regarder de près ce jeune homme qui à ce moment-là, avait depuis quatre ans déjà embrasé l’Europe intellectuelle et artistique, en créant ce mouvement d’avant-garde à 20 ans à peine, et alors qu’il sortait de nulle part, on ne comprend guère ce qu’il avait de « révolutionnaire »… Le visage doux et mélancolique d’un ancien enfant sage nous fixe de derrière un monocle bourgeois qu’accompagnent la canne, le nœud papillon et le costume redingote, rappelant le désuet XIXe finissant plutôt qu’illustrant le tumultueux « après-guerre » 1920… et rien ne permet de supposer que je jeune Tzara «posait» avec un masque !… Au contraire, bien qu’entièrement conscient de son angélique apparence, il se livre en toute sincérité : c’est lui, au cœur enfantin et à l’âme délicate, qui assume bien cette rébellion à toute philosophie, à toute idéologie, à toute politique, lui qui est l’inventeur du sens dessus-dessous, lui qui nous interpelle, avec constance et une sorte de gravité d’outre-monde, à travers ces photos et ces nombreux portraits que lui ont dédiés tant d’artistes frappés par l’expressivité paradoxale de son visage (Marcel Janco, mais aussi Francis Picabia, Robert Delaunay, Man Ray, André Kertész et bien d’autres).




Man Ray : « Le groupe Dada », 1921.
Au premier plan, de gauche à droite : Paul Eluard, Jacques Rigaut, Mic (Suzanne) Soupault, Georges Ribemont-Dessaignes. Au second plan, de gauche à droite : Paul Chadourne, Tristan Tzara, Philippe Soupault, Serge Charchoune.
© MAN RAY TRUST/ADAGP PARIS, 2015


 
Il venait de cette Roumanie de toutes les contradictions, qui, dirigée par un roi de souche prussienne, s’accrochait néanmoins, en pleine guerre et avec les Allemands et les Austro-hongrois à ses portes, à son option francophone et francophile et allait en payer le prix fort. Mais à l’automne 1915, quand le jeune Samuel Rosenstock (pas encore 19 ans) quitte définitivement le pays pour un vague projet d’études universitaires à Zürich, le royaume de Ferdinand I, fils de Charles I de Hohenzollern-Sigmaringen, le premier roi des Roumains, n’est pas encore en guerre ; il allait y entrer, du côté de l’Entente, en 1916, l’année de l’invention du DADA… Or l’avant-garde poétique s’y préparait déjà depuis 1912, avec les revues Simbolul (Le Symbole) et trois ans plus tard, Chemarea (L’Appel), créées et investies par des adolescents délurés comme le futur Tristan Tzara, qui signait S. Samyro, Marcel Iancu, futur Janco, et le grand Ion Vinea, de son vrai nom Ion Eugen Iovanaki, le seul de la bande qui resta confiné jusqu’à sa mort dans son pays d’origine, et que l’Occident devait découvrir bien plus tard, au travers d’une très récente traduction de son œuvre poétique de jeunesse (signalée dans Francopolis d’avril 2015).

Ce n’était en fait que la première vague ; la deuxième devait arriver à partir de la première moitié des années 20, avec les revues Contimporanul, Punct, Urmuz, Unu, Integral, 75 HP, Alge (Algues), et les poètes et artistes Saşa Pană, Stephan Roll, Jules Perahim, Victor Brauner, Gherasim Luca, Ilarie Voronca, Boris Fundoianu (futur Benjamin Fondane), ainsi que, encore et toujours, Ion Vinea… La France allait en récupérer le plus grand nombre, à l’exception, dans cette nouvelle génération, de Saşa Pană, celui qui honora son prédécesseur, l’inventeur du DADA, en publiant, en 1934, les poèmes roumains de Tzara. Ainsi les deux générations, reliées, scellèrent-elles l’alliance entre les avant-gardes qui essaimèrent en Europe…

Revenons au point de départ. Voici le jeune Tzara, une fois installé à Zürich pour des études de philosophie qu’il ne finira jamais, qui, depuis ce Cabaret Voltaire suisse qu’avec Hugo Ball, Hans Arp et Marcel Janco, il érige dès février 1915 en quartier général de la neutralité anarchique, vient déclarer la guerre de l’inconvenance à cette vieille Europe qui se déchirait en proie à une folie meurtrière, à coups de canons et de slogans patriotiques dans tous les sens :

« DADA reste dans le cadre européen des faiblesses, c'est tout de même de la merde, mais nous voulons dorénavant chier en couleurs diverses pour orner le jardin zoologique de l'art de tous les drapeaux des consulats. »

Se moquer du politiquement correct, est depuis le début un levier essentiel pour l’artiste Tzara et sa mouvance. Il n’y a pas d’art dans, avec, pour la convention, aussi bonne, bénéfique, sympathique, humaniste qu’elle aime se vanter d’être, et quelle que soit son domaine d’exercice – national, social, idéologique, politique, artistique, scientifique, religieux. Tous ces ministres des bons sentiments bien pensants bêlés en chœur sont renvoyés dos à dos, avec un sain coup de balai :

« Puis vinrent les grands ambassadeurs du sentiment qui s'écrièrent historiquement en chœur :
Psychologie Psychologie hihi
Science Science Science
Vive la France
Nous ne sommes pas naïfs
Nous sommes successifs
Nous sommes exclusifs
Nous ne sommes pas simples
et nous savons bien discuter l'intelligence.
Mais nous, DADA, nous ne sommes pas de leur avis, car l'art n'est pas sérieux, je vous assure, et si nous montrons le crime pour dire doctement ventilateur, c'est pour vous faire du plaisir, bons auditeurs, je vous aime tant, je vous assure et je vous adore.
»

(Extrait du premier manifeste DADA lu le 14 juillet 1915 au Cabaret Voltaire, d’après Tristan Tzara: Œuvres complètes, Flammarion, 1975, pp.357-358).




Le dessin qui domine l’affiche de l’exposition « Tristan Tzara. L’homme approximatif » (Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg, 24 septembre 2015 - 17 janvier 2016) est extrait du livre Parler seul, poèmes de Tristan Tzara illustrés des lithographies en noir et en couleur de Joan Miró, Paris, Maeght, 1950 (117 p.)

Une exposition exceptionnelle, la première qui lui soit dédiée, s’est ouverte à l’automne 2015, comme pour honorer le centenaire du début de son aventure, dans une des capitales européennes, Strasbourg… L’extraordinaire Musée d’Art Moderne et Contemporain de cette ville, qui recèle nombre de trésors de l’avant-garde roumaine et européenne, nous révèle un Tristan Tzara non seulement père du DADA mais au centre de tous les courants artistiques et culturels pendant plusieurs générations, étant intimement impliqué dans tout, lié d’amitié avec tous, de Arp à Chagall, de Miró à Picasso, d’Éluard et Aragon à André Breton, de Pierre Reverdy à René Char, de Max Jacob à René Nelli ; critique averti et grand collectionneur d’art, y compris d’art africain qu’il est parmi les premiers à découvrir, dramaturge, poète, revuiste, animateur, résistant, révolutionnaire… Il s’enrôle en Espagne pour combattre la dictature de Franco l’arme à la main, mais refuse de s’encarter dans le surréalisme… Il appelle de ses vœux l’arrivée des Soviétiques (la plaquette acrostiche Une Route Seul Soleil le prouve) pour faire reculer l’Allemagne nazie, mais dénonce, le premier, le régime stalinien et scandalise son entourage de gauche, qui refuse de publier son témoignage issu d’une visite à Budapest à la veille de l’insurrection hongroise de 1956… Et il brave encore les consignes de son milieu littéraire affilié au parti communiste, en adhérant, au risque de se faire traduire en justice pour trahison, au Manifeste dit des 121, ou Déclaration sur le  droit à l’insoumission et l’appel à la désertion, en pleine guerre d’Algérie… Il s’engage, et il rejette la « poésie engagée » ! Il crée des courants, et il combat les écoles… Il déconstruit, fait du bruit, provoque, scandalise, tout en se vouant au silence et à l’absence, souriant comme un sage chinois à la parole avare, consignée uniquement dans ses recueils.

Le comprendre ? Pas si difficile que cela… si on sait percevoir l’intention intacte derrière ces apparents paradoxes. Donnons-lui la parole, une fois de plus, en citant sa réponse à Jean-Paul Sartre qui ouvrit, au lendemain de la Libération, un débat sur la littérature engagée : « Le terme de “poésie engagée” dont il a souvent été question, n’a de sens que si l’engagement du sujet-poète à l’objet-événement dépasse la discipline morale et spirituelle pour devenir l’engagement total du poète envers la vie, son identification avec la poésie. C’est seulement à ce prix que la poésie peut prétendre à devenir moyen de connaissance et ne pas rester, ce qu’elle est trop souvent, une vague occupation d’ordre esthétique, un plaisir des sens. C’est le poète qui a une signification dans l’échelle des  valeurs humaines, le poème écrit n’étant qu’une de ses manifestations occasionnelles, un témoignage, un jalon. » (extrait du Surréalisme et l’après-guerre, cité d’après la préface de Henri Béhar, Tristan Tzara. Poésies complètes, Flammarion 2011, p. 29).

En fait, c’est que la poésie qui compte. « Je considère que la poésie est le seul état de vérité immédiate. La prose par contre est le prototype du compromis envers la logique et la matière. Reconnaitre le matérialisme de l’histoire, dire en phrases claires même dans un but révolutionnaire, ceci ne peut être que la profession de foi d’un habile politicien : un acte de trahison envers la Révolution perpétuelle, la révolution de l’esprit, la seule que je préconise, la seule pour laquelle je serais capable de donner ma vie, parce qu’elle n’exclut pas la sainteté du moi, parce qu’elle est ma Révolution, et parce que pour la réaliser je n’aurai pas besoin de la souiller à l’aide d’une lamentable mentalité et mesquinerie de marchand de tableaux. » (lettre de 1927 à Ilarie Voronca, citée d’après la préface de Henri Béhar à l’ouvrage susmentionné, p. 25 ; mon soulignement).
Sinon, « Il fait si noir que seules les paroles sont lumière », comme je jeune Samuel le savait déjà, en 1915… (voir ici même mon « coup de cœur »). Et à revisiter son œuvre, on acquiert la conviction que Tristan Tzara, le poète, est l’un des plus grands illuminateurs du XXe siècle.

***

Tristan Tzara - Bibliographie sélective de l’œuvre poétique
Vingt-cinq poèmes, Zürich, coll. Dada, 1918 (52 p.)
De nos oiseaux, Paris, éd. Kra, 1923 (120 p.) h
Mouchoir des nuages, Paris, éd. de la Galerie Simon, 1925 (80 p.)
Indicateur des chemins de cœur, Paris, éd. Jeanne Bucher, 1928 (36 p.)
L’Arbre des voyageurs, Paris, éd. de la Montagne, 1930 (102 p.)
L’Homme approximatif, Paris, éd. Fourcade, 1931 (166 p.)
Où boivent les loups, Paris, éd. des Cahiers libres, 1932 (178 p.)
L’Antitête, Paris, éd. des Cahiers libres, 1933 (194 p.)
Grains et issues, Paris, éd. Dénoël et Steele, 1933 (322 p.)
Midis gagnés, Paris, éd. Dénoël, 1939 (136 p.)
Une Route Seul Soleil, Toulouse, Comité National des écrivains 1944 (16 p.)
Vingt-cinq et un poèmes, Paris, éd. de la Revue Fontaine, 1946 (70 p.)
Le Cœur à gaz, Paris, éd. G.L.M, 1946 (44 p.)
Entre-temps, Paris, coll. Calligrammes, éd. du Pomt du iour 1946 (64 p.)
Le Signe de vie, Paris, éd. Bordas, 1946 (64 p.)
Terre sur terre, Genève, éd. des Trois Collines, 1946 (82 p.)
La Fuite, Poème dramatique en quatre actes et un épìlogue, Paris éd Callimard, 1947 (104 p.)
Sans coup férir, Paris, éd. jean Aubier 1949, (40 p.)
Parler seul, Paris, éd. Maeght, 1948-1950 (120 p.)
De mémoire d’homme, Paris, éd. Bordas, 1950 (128 p.)
La Face intérieure, éd. Pierre Seghers, 1953 (64 p.)
À haute flamme, Paris, Imprimerie Jacquet, 1955 (48 p.)
Miennes, Paris, Caractères, 1955 (46 p.)
Le Fruit permis, poèmes, Paris, Caractères, 1956 (60 p.)
Juste Présent, Paris, La Rose des vents, 1961.
Vigies, Paris, A. Loewy, 1963 (36 p.)
Lampisteries, précédées des Sept Manifestes Dada, Paris éd Jean-Jacques Pauvert, 1963 (156 p.)
Les Premiers Poèmes de Tristan Tzara, suivis de cinq poèmes oubliés, présentés et traduits du roumain par Claude Sernet Paris Seghers 1965 (88 p.)
Quarante chansons et déchansons, préface de Claude Sernet, Montpellier, Fata Morgana, 1972 (46 p.)
Henri Béhar, Tristan Tzara. Poésies complètes, Flammarion 2011 (1741 p.)


Dana Shishmanian

***


Tristan Tzara, Roumanie/France  
décembre 2015
Dana Shishmanian

 


Créé le 1er mars 2002
visiteurs
depuis le 15 mars 2005

A visionner avec Internet Explorer