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Pour une Culture Politique Critique

à travers les livres et la lecture de fiction

 

par Yves Heurté


« Je ne peux rien pour qui ne se pose pas de questions.» Confucius.

  • Du récit comme
    déconditionnement

Du récit comme déconditionnement

Ceci dit , que pourrait être l'écriture de fiction dans ce projet de résistance? Son pouvoir ne resterait-il pas dérisoire? Le bon vieux livre peut-il encore aider à retrouver la lucidité en aidant le mental à marcher au pas de l'homme et en préservant ce qui restera toujours à la fois le plus fondamental moyen de compréhension de la condition humaine réelle, le meilleur régulateur des pulsions et potentiellement le plus rebelle au mensonge social et au conditionnement: le rêve intérieur et l'imaginaire.

Le message et le pouvoir de la lecture, contrairement à celui des médias, passe par des mots dont on contrôle le défilement, et c'est déjà un pas vers la possibilité de devenir critique. On peut arrêter le cours d'une lecture pour une réflexion, contrairement à l'envoûtement de l'image toujours plus fuyante et mécanique. L'accession au réel en bien comme en mal, contrairement au discours soi-disant réaliste, se fait encore et toujours par le symbole et dans le subconscient, longtemps représentés en littérature par toutes sortes d'allégories. On n'ira jamais chercher un sens à sa vie dans les supermarchés ou sur un ordinateur.

Ce constat est si évident qu'il est systématiquement utilisé par les sectes mais malheureusement, leurs but et leurs moyens sont calqués sur notre société.

Il ne serait donc pas question de considérer comme littérature de retrouvailles politiques pour la jeunesse celle qui se contenterait d'un simple état des lieux de sa condition ou de la consommation de best-sellers en général préfabriqués pour ne rien déranger du système. Ce livre miroir, toutes les jeunes générations l'ont connu et aimé, et moi bien entendu comme tout le monde. Il restera nécessaire à la diversité et au plaisir de la lecture, même s'il est aussi rare qu'autrefois de le voir s'attaquer en profondeur aux racines de l'inhabitabilité du monde qui nous est imposée, quelle que soit la forme de gouvernements. Or déconditionner c'est bousculer l'essentiel et non la mode précédente. C'est tenter de se poser les questions fondamentales pour en discuter.

Un réel questionnement politique par le livre a toujours dérangé tous les pouvoirs surtout s'il se fait par le moyen surprenant et inattendu d'imaginaires et de fables qui, transposées à l'époque seront difficiles à attaquer. La simple incitation au "penser autre" par une forme originale de questionnement est hautement politique quoique non-idéologique.

Car il est possible dans le roman délirant, le conte contemporain, la fable universelle mise à jour, de démonter les rouages d'un système de l'intérieur. On ne se place plus sur le terrain de la démonstration ni même de la critique. Un peu comme en poésie on retrouve l'essentiel sans le nommer ni le montrer du doigt. N'oublions pas que le rêve nocturne reste paradoxalement l'outil de notre remise en ordre psychique.

Je donnerai comme exemple mon livre L'horloger de l'Aube utilisé dans des pays à régime autoritaire. Les censeurs ne sont pas allé y chercher la contestation. Pensez donc, un livre pour les jeunes. Et les jeunes, eux, ne s'y sont pas trompés. Derrière la fable c'était bien à leur système politique qu'on s'attaquait. Il en est de même pour mes romans Le phare de la vieille (Seuil), Le Passage du Gitan (épuisé), ou à plus forte raison L'atelier de la folie (Seuil) qui se déroule dans une des pires prisons sud américaines.

Pourraient donc être utilisés comme moyens littéraires d'un déconditionnement : le retour au symbole, au récit sous forme de parabole, à l'image qui rapproche les contraires, au retournement, au paradoxe, à l'humour, à la caricature, au discours métaphysique ou poétique, à la dérision des "Big Brother" et des "Big Gates". Bref développer une littérature qui soit le complément à un niveau différent d'un roman miroir qui se contente souvent de renvoyer, au même titre que les médias, l'image narcissique du jeune regardant sa jeunesse comme on veut bien la lui représenter. Car le conte, l'allégorie, font mauvais ménage tant avec la morale traditionnelle qu'avec les évidences du "mondialement correct". Mais pour en arriver à ce genre de lecture, tout ou presque est à réapprendre et un tel courant littéraire a bien peu de chance de devenir dominant, bien que dans d'autres mode d'art communicatifs comme le cinéma, des films comme le Titanic ou Le Tableau noir montrent qu'il reste une large place pour de grands mythes collectifs. Mais la lecture est un acte autrement plus solitaire et redoutable que le spectacle. A ce genre de livres il faudrait des lecteurs et c'est là que le bât blesse.

J'ai partout été frappé par les grandes difficultés qu'ont les jeunes adultes contemporains pour accéder à d'autres moyens de communication entre eux et en eux-mêmes que les déraisonnements primaires et les pseudo évidences auxquelles la société de consommation et les médias les ont formés. Je ne suis pas spécialiste de la lecture mais j'ai été parfois stupéfait de discuter avec des jeunes qui, de façon paradoxale ont les apparences de bons lecteurs et sont en réalité des illettrés. Ils comprennent le mot à mot, certes, mais ne savent pas ce qu'ils ont lu, ayant perdu les clés nécessaires pour déchiffrer le sens réel de ce qui est écrit. S'ils ont la gymnastique mécanique de la lecture courante, ils ont perdu celle de la pensée en général et surtout de ses approches allégoriques et de ses sens cachés. D'autres parmi les plus jeunes n'arrêteront pas de feuilleter des albums sans en garder le moindre souvenir comme ils regardent défiler les images de la télé sans interpréter et s'approprier ce qu'ils ont vu.

A tous ceux-là, malheureusement, le genre de livres que j'écris sera difficile sinon impossible à déchiffrer, non à cause d'une complication intellectuelle ou d'un vocabulaire abscons, mais parce beaucoup de jeune lecteurs ne fonctionnent plus que sur un seul système primaire. Les autres leur sont étrangers. Je me souviens d'une réflexion terrible d'une bibliothécaire me disant avec tristesse: "vous ne ferez jamais le plein d'enfants vides."

J'ai mémoire par exemple d'avoir envoyé L'Horloger de l'aube à un grand éditeur catholique qui me l'a refusé, prétextant que mon récit en forme de parabole ne passait plus dans la mentalité des jeunes actuels. Cela ne manquait pas d'humour, sans doute bien involontaire, pour les tenants d'un enseignement fait d'une suite ininterrompue de paraboles d'un certain Evangile.

C'est cependant cet esprit de "provocation utile" que j'ai souvent tenté dans mes romans ou mon théâtre, du moins quand j'ai pu trouver un éditeur prêt à se risquer dans ce genre d'ouvrage, ce qui n'est pas toujours évident. Ce que j'ai pu proposer dans mes romans le plus souvent allégoriques reste très loin d'une rêverie mythologique hors du temps car j'y transpose mon expérience d'adolescent en guerre avec ses peurs et ses visions d'horreur, suivies de mes propres illusions idéologiques pratiquées en aveugle, de mes visites pédestres à travers le tiers monde, de ma fréquentation professionnelle de jeunes toxicos ou de boat people, enfin de mon usage habituel des technologies de pointe.

S'agissant de casser des conditionnements, un livre vraiment politique doit commencer par casser l'image qu'on se fait de soi-même dans sa propre société, ce qui est devenu difficile. Sa finalité serait de questionner et d'entraîner à la gymnastique du doute et non de remplacer un modèle par un autre. Deux récits successifs pourront défendre des points de vue différents voire même opposés. Le politique de l'écriture allégorique et de son irruption dans le mental n'est ni de convaincre ni même d'analyser mais de faire entrevoir ce qu'il y a dans l'arrière magasin en commençant par casser la vitrine. De tourner autour de la statue. Elle est irrespectueuse et peut faire soupçonner par exemple derrière ce qui papillote et qui semble démocratique et bénéfique un totalitarisme mondial sournois dont la marée montante agit par l'entremise de la mise au pas de l'information, du conditionnement insidieux des masses et des élites à une vision unique, et bientôt en viendra au contrôle du contenu des lectures dans la grande distribution, donc dans l'édition.

Qu'on me permette de faire référence ici à mes propres bouquins:

  • Le petit paysan du Passage du Gitan pose à sa manière peu recommandable il est vrai mais efficace, la question d'une violence nécessaire. Il ne pourra mettre à mal l'ordre social rigide de son village qu'en devenant incendiaire. Question posée.
  • A l'inverse, dans l'album Le livre de la Lézarde, un vieillard forcé de regarder un mur toute sa vie parce qu'il a mal enseigné le Prince trouvera dans cette seule contemplation assez d'arguments poétiques pour abattre le pouvoir qui l'y a condamné. Question posée. De cette dernière histoire de six petites pages, peintres, musiciens, comédiens, et bientôt conteurs signeurs (sourds) se seront servis et des enfants de quartiers difficiles d'Arles en ont fait un site Internet. Mais ma jubilation a été de trouver dans l'écriture libre de certains de ces enfants de quartiers difficiles une attaque bille en tête de la vision que je leur proposais. Mon conte avait déclenché une réflexion réellement politique qui ne serait jamais advenue avec un discours rationnel.
  • Quand une vieille toquée réfugiée dans un phare d'une île de la mer du nord veut dans Le phare de la vieille créer et propager l'idéologie de la prise de pouvoir mondial par les vieilles femmes, au démontage son idéologie délirante tient aussi bien la route que d'autres.
  • Dans la parabole de L'Horloger de l'aube, soutenu par Amnesty, un homme insignifiant, par sa résistance de fourmi, (il va simplement remonter un coq pour l'horloge de son clocher) peut renverser le cours de l'histoire.
  • Dans L'Atelier de la folie une petite bourgeoise enfermée par erreur dans une des pires prisons politiques d'Amérique du Sud sera capable de faire patiner les rouages de la terreur. En conservant sa simple humanité elle devient à son insu une révolutionnaire.
  • Mémoire du mal, poèmes récemment parus en Allemagne sur le totalitarisme en général m'ont valu Outre-Rhin des polémiques. Il fallait, selon certains, dépasser le passé. Comme s'il ne nous avait pas déjà rattrapé en Autriche et en Suisse…



Est-il encore politique de dire et de montrer aux jeunes que des volontés même solitaires en s'additionnant et en agissant avec lucidité ont encore le pouvoir que donne la liberté de conscience et que la résistance individuelle et tranquille contre les conditionnements triomphants dont la puissance semble sans limite est possible en les pervertissant? Bref peut-on encore espérer en la résistance, voire même la révolte de l'homme libre ? Il n'est pas sûr que ce soit là une utopie.

Le livre est encore en Europe un des médias relativement épargné. Profitons en tant qu'il reste une petite place pour cette littérature de refus critique et de démystification patiente qu'on sent heureusement pointer ici et là, jusque dans les discours officiels des politiques

Si l'on a pu dire que le prochain millénaire serait spirituel, cela ne signifie pas à notre avis qu'il sera religieux ou idéaliste mais qu'il arrivera peut-être à trouver en l'homme dès sa jeunesse assez de liberté d'esprit pour résister à des pouvoirs qui s'annoncent bien inquiétants.

Qu'il pourra ainsi s'avérer profondément politique.


Yves Heurté,

Intervention au colloque d'Aspe sur jeunesse et politique

yves.heurte@free.fr




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Créé le 1er mars 2002

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