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Eliette Vialle  sélection avril 2008

Elle se présente à vous

   MA  HAINE


Lundi 15 Mai 1979 : Le mal a encore recommencé. C'est un sursaut qui me jette tout d'un coup hors du lit. Des nausées me tordent l'estomac. Je respire mal et je souffre atrocement des heures durant. Je n'en peux plus. Une onde de violence me secoue comme une décharge électrique, un besoin s'impose à moi : ‘’ II faut’’ que je tue quelqu'un; je le sens au fond de mes entrailles comme une nécessité vitale, comme le remède suprême: un meurtre ! Je’’ les’’ hais et je souffre. Je « les » hais ! « les » tuer, « eux » tous ! « Les » tuer lentement, en expliquant longuement mes griefs mille fois ressassés. Cette’’ haine’’ intangible, je l'aperçois et la rencontre par intermittence dans ma médiocre vie d'éternelle bafouée. Elle s'incarne différemment, mais agit: toujours dans le même but : m'écraser toujours plus, alors je rêve, je vis ce meurtre. Mes doigts se crispent et mon corps tremble, j'éructe ma haine comme un juron, tétanisée à la limite de la paralysie... Finalement, les tranquillisants m'ont assommée mais j'ai toujours cette douleur dans la tête et je vois mal..
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Dimanche 17 Mai : Douleurs... Douleurs... Je n'en peux plus. Ma tête explose en fragments lumineux. Je ne sais plus où je suis... Seule l'obscurité me soulage... Je hais la lumière... Dormir. Oh oui dormir quelques jours ou pour l'éternité...

Mercredi 23 Mai : Ça y est, je l'ai vue, je l'ai reconnue, "ma haine". J'ai eu peur qu'elle ne me voit aussi, mais elle avait l'inconscience due au vide de son âme...
Je l'ai reconnue à cause de l'indifférence de son regard et aussi de quelque chose de particulier que je puis, seule, discerner. Elle s'était camouflée sous le visage de l'innocence. Heureusement je suis toujours en alerte. Aussi, lorsque je vis une jeune fille descendre d'une petite Fiat toute neuve, je sentis que c'était elle.
"Elle" fermait la portière et se dirigeait avec une nonchalance insolente vers la boucherie. Je me cachais derrière le platane du trottoir et vainement fouillais mon sac à la recherche d'un objet tranchant, mais je n'avais rien. Impulsivement, j'eus le désir de crever ses pneus, mais comment m'y prendre sans couteau ni ciseaux ?
Je tournais autour de la voiture, en proie à des passions contradictoires, partagée entre le désir de lui faire du mal et la peur d'être vue par un passant. Soudain, j'eus une idée que je trouve encore extraordinaire: faisant tomber mon sac, je ramassai un gravier bien aigu et le poing collé à la hanche, je frôlai la carrosserie comme quelqu'un qui hésite à traverser. Les bords tranchants dessinaient sur la peinture brillante de fins sillons. J'appuyais plus fort. Je rayai successivement les quatre portières. Personne ne faisait attention à moi. Quelle jouissance ! Mon estomac se dénouait, mon cuir chevelu était parcouru d'ondes glacées et la douleur de ma pauvre tête s'estompait.
J'ai bien dormi cette nuit. J'imagine sa tête en voyant le beau saccage. Qui ne soupçonnerait un gamin ? Je suis satisfaite. Très satisfaite.

30 Juin : Je l'ai revue! Aujourd'hui, elle avait pris un autre corps. Celui d'une femme de trente-quarante ans, petite, boulotte, énergique. Elle n'a pas fait attention à moi. Son indifférence m'a exaspérée et aussi soulagée. Je suis rentrée très excitée. Je viens de manger de délicieux gâteaux au chocolat pour tenter de me calmer. Je vais prendre un tranquillisant. Je sens une mauvaise nuit en perspective !

3 Juillet : Je n'ai pu écrire. Les journées ont été pénibles. Je ne sors plus sans un couteau de scout que j'ai acheté. Cela peut être utile. Je ne l'ai pas revue. Je guette. Elle prendra peut-être une autre forme; mais je sais que je la reconnaîtrai. Je suis prête!

5 Juillet : Non décidément le couteau ne va pas. Je ne sais que trouver pour la faire souffrir. Il faut que j'innove, sinon elle comprendrait.
Je l'ai revue. Elle sort à 17 heures 15 des bureaux d'une agence. Elle ne m'échappera pas.

7 Juillet : Je sais pourquoi ils ne veulent pas de moi: ils me haïssent parce que je suis différente d'eux. Je le comprends maintenant que je la vois régulièrement. Son air assuré jusqu'à l'obstination aveugle, me donne le frisson. Elle est persuadée de détenir la vérité. On s'en aperçoit aisément à sa démarche. Ce n'est pas quelqu'un qui flâne ou qui va à l'aventure. Toute action chez elle a un but. Mais quel but ? Le bureau, la cantine, le pain, la viande, la maison et le lundi, les halles d'où elle ressort avec deux cabas pleins de légumes. Elle a un petit air satisfait qui la rend haïssable: elle a choisi ce qu'il y avait de mieux et de moins cher. La ménagère parfaite, quoi! Quels buts dérisoires ! Cela peut-il s'appeler "vivre" ? Elle n'est pas la seule. Je m'en aperçois chaque jour, c'est comme une contamination, ils ont tous la même assurance : des robots humains. Sommes-nous envahis par une nouvelle race d'êtres bien-pensant, bien-agissant, toujours marchant sur la droite ligne de leur vérité ? Mais pourquoi ne réagissons-nous pas ? C'est un danger que cette force aveugle d'une humanité auto-satisfaite. Le monde bascule dans une médiocrité autoritaire qui tuera 1'original, le génie, le marginal et qui s'auto détruira d'elle-même. Plus je la vois, plus je la hais. Mes tempes éclatent en ondes douloureuses qui me brouillent la vue et l’ouïe.

10 Juillet : Je l'ai guettée au parking. J'aime ces souterrains immenses parcourus de tuyauterie, quadrillés comme de vastes marelles. Les flèches, les sens interdits ou obligatoires, la lumière artificielle assez faible donnent au cadre une laideur inquiétante semblable à celle de la société. Je me suis cachée derrière un pilier. Elle est sortie, a verrouillé sa voiture et s'est éloignée son sac sous le bras, d'un air conquérant qui m'a bouleversée. Sans réfléchir, j'ai bondi de ma cachette et me suis plantée devant elle! Elle n'a même pas eu peur. J'ai pu lire du mépris dans ses yeux. J'aurai voulu faire quelque chose : lui serrer la gorge, la frapper, la piétiner, mais une étrange faiblesse m'a saisie. Je l'ai laissée passer hautaine et blasée. Alors, je me suis accroupie près du pilier que j'avais quitté et j'ai pleuré...     J'ai dû m'endormir, car lorsque je revins à moi le parking était vide et j'avais faim. C'était midi.

15   Juillet : Quelle pénible semaine ! La migraine me taraude. Je me frappe la tête contre les murs jusqu'à ce que je m'assomme. Je n'ai pu sortir. J'ai fini mes provisions. J'ai trop bu. Personne ne s'est soucié de moi. Le téléphone est muet, la boite aux lettres vides… Mais, je suis bien dans ma chambre obscure à l'abri de tous ces gens cruels qui me jugent et me rejettent.

16    Juillet : Miracle ! Oui, j'ai trouvé ! - par hasard- comme toutes les découvertes. Une tache indélébile sur ma robe m'exaspérait, on aurait dit du goudron. Après avoir essayé toutes les sortes de détergents, je songeai à l'acétone. Ma mère me mit en garde et je pris soin de faire une touche d'essai sur 1'ourlet, car ma robe est en tissu synthétique. La goutte de dissolvant tomba sur le tissu qui lentement se recroquevilla, se tordit comme un corps qui brûle, puis demeura tout racorni, sec et dur. Cet anodin événement me remplit d'effervescence et j'ai passé ma journée dans tous les grands magasins à accumuler les flacons de dissolvant.
On vend des tubes de verre pour lampes à pétrole, longs et larges. Le verre est si fragile qu'une pression un peu forte le brise. J'en bouchais les extrémités hermétiquement après avoir rempli le tube de dissolvant. Il y en avait bien un 1/2 litre, peut-être. Je jetais discrètement les bouteilles vides dans différentes poubelles. J'étais remplie d'une joie bizarre, d'une gaieté incontrôlable. Je me sentais légère, je flottais comme une bulle irisée et fragile, mais si légère, comme une pensée qui s’élève vers les cieux. Je dormais mal, l'excitation me perturbait.

17 Juillet : Voilà, c'est fini. Soulagement et angoisse m'écartèlent. Ai-je réussi ?
Il était tôt lorsque je me postai derrière le pilier du parking 5. Dans mon sac, j'avais posé délicatement le verre de lampe, ma main le caressait doucement comme un animal dressé que l'on va lâcher sur la proie. Elle arrivait, garait sa voiture, prenait son cabas, verrouillait sa portière. Je trépignais, mon cœur battait en accéléré et ses coups de gong résonnaient dans ma tête jusqu'à m’assourdir et brouiller ma vision. Elle arriva à ma hauteur, j'hésitai, mais son air d’assurance tranquille fit exploser en moi un éclair de haine. Je saisis la bouteille et la lançai ! Elle s'écrasa sur la monture rigide de son sac et le contenu se répandit sur le bas de sa robe. Elle sursauta avec un petit cri ridicule, passa sa main sur la robe, étalant le liquide. Elle jura car elle devait sentir l'effet du dissolvant sur le tissu. Elle ne s'occupait que de son vêtement gâché, sans chercher à comprendre, sans regarder ailleurs, sans me voir. Alors, une brusque intuition me propulsa vers elle. Ce n'était pas assez! Je saisis mon briquet, l'allumai et le jetai sur la robe. Elle leva la tête et poussa un cri. M'avait-elle vue seulement ? Elle s'affolait, tentait avec ses mains enduites de solvant d'éteindre les flammes qui s'élevaient de son vêtement.
Je m'enfuis à l'étage supérieur poursuivie par ses cris qui devinrent très tôt des hurlements de souffrance atroce. Ah! Comme ils étaient semblables aux miens ! Des larmes de plaisir coulaient de mes paupières closes, ma bouche s'entrouvrait dans une espèce de sourire extatique. C'était bon ! Je n'avais jamais joui si fort, si violemment. Arc-boutée contre une voiture, les jambes écartées, je haletais et gémissais doucement. Mes ongles griffaient rythmiquement ma poitrine. C'était à la fois si doux, si violent, si profond. C'était indescriptible. Je n'avais jamais rien ressenti de semblable. Je repris mes esprits mais je me sentais lasse, engourdie. Je rentrai chez moi épuisée. Pendant cette longue agonie de plaisir, j'avais perçu dans un lointain très flou des piétinements, des appels; une sirène, puis le silence.

25 Juillet : Je suis bien. Je flâne chez moi, en proie à un sentiment très doux de paix, oserai-je dire de sérénité ? Incapable de lire, d'agir, je traîne lentement. Tout me parait beau et calme, je me sens si bien intégrée à mon cadre, parcelle étincelante d'un tout harmonieux.

27 Juillet : Le bonheur est court. Déjà, la paix que j'ai connue fait partie du passé: l'angoisse est revenue. Je sens qu'elle n'est pas morte. Mais mon appréciation est confuse, je ne peux plus me fier à ces sortes d'idées qui s'imposaient à moi comme des certitudes. Alors, peu à peu, le doute me ronge, salit l'harmonie pastel qui m'enveloppait. Je sens renaître cette haine, qui croît comme une herbe mauvaise et m'étouffe l'esprit. Ses ramifications dardent leurs pousses
aiguës comme des aiguilles à l'intérieur de mon crâne. Contre qui ?Contre quoi ?
Cette haine impulsive comme une bête sauvage qui n'a plus d'ennemi et qui grogne, s'arc-boute et feule dans le vide. Ma vie est devenue un néant. Cette haine qui me tendait comme la flèche de l'arc, cette haine est partie, mais a raté son but. Mon carquois est vide. Je veux mourir, mourir! Mon dieu, faites que je meure!

10 Juillet 1980 : II fait chaud. Je me sens mal. L'an dernier; j'ai moins souffert de l'impitoyable soleil. Une oppression nouvelle me serre l'estomac. Un an est passé, peu à peu le calme est revenu. Elle ne sort plus des bureaux, j'ai longtemps fait le guet. Je me sens fatiguée, mais non apaisée.

 20 Septembre : La chaleur s'est adoucie. Je sors beaucoup mais toujours sur mes gardes, craignant et espérant je ne sais quel événement, qui ; remettrait en cause ma vie et ma souffrance.

25 Septembre : Une prescience mystérieuse m'avait inquiétée ces derniers jours. Je me sentais en alerte, tous mes sens exacerbés par l'attente. Oui, elle est revenue, réincarnée sous une autre forme, dans un autre corps. Je l'ai immédiatement sentie et mon regard s'est porté sur lui, car la réincarnation était masculine. Un frisson violent m'a secouée et écartant les passants indifférents qui me gênaient, je me suis précipitée vers lui. Mon couteau s'est enfoncé dans la chair molle du ventre avec une étonnante facilité. J’ai recommencé plusieurs fois mon geste, son regard hébété était fixé sur moi et je le soutenais puis il devint vitreux. Je compris que j'avais gagné.
Que s'est-il passé ensuite? Je me suis retrouvée à la terrasse ombragée d'un café, sur une petite place ensoleillée et calme. Une étrange sérénité m'avait envahie. Je sortais lasse et heureuse d'un cauchemar qui avait duré plus d'une année. Rien ne subsistait de cette lutte acharnée qu'un entrefilet laconique dans le journal local à propos d'un quidam assassiné en pleine rue...

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Créé le 1 mars 2002

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