L'ATTENTAT ( Yasmina Khadra )
Comment
vivre heureux dans un pays où l’on vous rappelle sans cesse que vous
n'avez pas la figure de l'emploi. Alors qu'à quelques encablures de
chez vous, vos frères se battent et des enfants meurent contre des
chars pour la reconnaissance d'un État ? Deux solutions extrêmes.
Celle de l'exemplarité, telle que l'a choisie Amine, talentueux chirurgien
arabe de Tel-Aviv devenu israélien, qui vit dans un quartier huppé,
reconnu de tous. Aucun faux pas ne lui est autorisé, car il incarne
la réussite de la politique d'intégration israélienne.
L'autre solution, tout aussi extrême, est celle choisie par la kamikaze
qui se fait exploser dans un restaurant de la ville, portant la mort au lieu
de la vie sous sa robe de grossesse. L’existence bien ordonnée d'Amine
s'effondre, et avec elle toutes les certitudes de cet humaniste, lorsqu'il
apprend, après avoir opéré les victimes de l'attentat
de Haqirya toute la journée durant, que la kamikaze n'est autre que
son épouse bien aimée. L'interrogatoire musclé auquel
il est soumis n'est rien au regard du doute qui l'assaille, lui qui n'a rien
vu venir, qui croyait rendre sa femme heureuse. Il doit enquêter. Il
veut savoir. Il est médecin, il ne se laissera pas pour mort. Tentant
le tout pour le tout, il s’enfonce dans une longue chute en spirale, qui
est pourtant sa seule chance de salut. Il se débat dans un drame humain
et identitaire et se laisse lentement couler, ayant perdu le goût de
la vie. Il réalise face par son neveu Adel comment sa femme a découvert
la Cause et ses réseaux.
L'unique combat en quoi Amine croit et qui mériterait vraiment que
l'on se saigne pour lui est celui du chirurgien qui réinvente la vie
là où la mort a choisi d'opérer. Mais l'aventure s'achève
comme elle a commencé, dans un sanglant anéantissement, lorsque
tout explose autour d'Amine sous un tir de drone. La mort vient le délivrer.
Pour aborder le thème des kamikazes israéliens, il fallait
au moins l’audace de Yasmina Khadra - Mohammed Moulessehoul de son vrai nom
; rien à voir, donc, avec la femme qu’on aurait pu imaginer. L’auteur
emmène son lecteur, passionné dès les premières
lignes de ce roman époustouflant, dans les méandres de la conscience
humaine. Et la conscience est ici double. Il y a d’abord celle d’Amine qui
tente de comprendre. La question n’a de cesse de revenir : pourquoi ? Pour
quelles raisons sa femme, cet être doux, dénué de haine
et de mystère, s’est-elle fait exploser dans un restaurant, bondé
d’enfants de surcroît ? Pourquoi ne lui a-t-elle rien dit ? Et comment
lui, qui l’aimait tant, qui lui avait donné toute sa vie, n’a-t-il
rien vu venir ? Dans sa quête éperdue pour approcher les raisons
qui ont pu motiver un tel acte, Amine va devoir se frotter à ces hommes
et ces femmes qui n’ont en tête que la cause palestinienne… au péril
de leurs propres vies. Il a conscience qu’il lui faut passer « de l’autre
côté du miroir », « de l’autre côté
du Mur ». Il se risque, littéralement, à Bethléem,
centre de regroupement où tous les damnés de la terre se sont
donnés rendez-vous pour forcer la main à une absolution qui
ne veut pas révéler ses codes. S’enfonce encore au cœur du
chaos, à Janin, ultime étape de sa descente aux enfers. Se
retrouve en joue, plusieurs aubes de suite, devant « une grosse pierre
maculée de grumeaux de sang et criblée de traces de balles.
Il se rend compte de la terrible réalité palestinienne, harcelée
par une armée israélienne qui n’hésite pas à
ouvrir le feu sur les manifestants, bombarder un quartier ou raser la demeure
de la famille d’un kamikaze.
Le monde de stabilité, d'estime et d'amour, le microcosme parfait
du docteur Amine, si chèrement acquis, implose. Qui était cette
étrangère qui vivait à ses côtés, cette
femme avec laquelle il se croyait en symbiose, flottant sur un nuage léger
de bonheur, de projets? Aurait-il dû voir les signes de la catastrophe
imminente? Est-il donc responsable de ce malheur? La fragile intégration
du chirurgien à la société israélienne, chèrement
acquise, vole en éclat comme les vitres du fast-food visé par
le geste de sa femme: époux d'une kamikaze.
Elle lui a écrit une lettre brève, sans date ni en-tête.
A peine quatre lignes rédigées à la hâte sur une
feuille arrachée dans un cahier d’écolier.
" L'attentat " est un livre noir. Dans un style sec, sans fioritures ni effets
de rhétorique, où le réalisme domine, un style fragmenté,
morcelé, comme brisé à chaque instant. Il lève
le voile sur un monde effarant dominé par la haine. L’auteur signe
ici un roman féroce, véloce, où tout renferme son contraire
: la tendresse dans la rage, la peur et l’apaisement dans les foudres mêmes
de l’existence. Et pourtant… Car le narrateur a beau rentrer bredouille de
cette course existentielle, il en ramène, malgré tout, quelques
pages puissantes et mémorables. Le roman est très instructif
pour des lecteurs occidentaux. Non les kamikazes ne sont pas tous des fous
; oui les palestiniens veulent se venger des humiliations subies ; même
si les attentats sont bien sûr inacceptables, que reste-t-il à
ceux qui ont tout perdu à part la lutte armée ? Autant de réflexions
que pose ce livre très bien écrit par Yasmina Khadra qui lutte
inlassablement pour que l’humanisme remplace la barbarie. Il laisse le mystère
conduire son récit. L'énigmatique ressort de la vie plutôt
que les conformismes d'époques et les idées toutes faites.
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