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CHRONIQUE de Pierre Bachy


L'ATTENTAT (
Yasmina Khadra )

Comment vivre heureux dans un pays où l’on vous rappelle sans cesse que vous n'avez pas la figure de l'emploi. Alors qu'à quelques encablures de chez vous, vos frères se battent et des enfants meurent contre des chars pour la reconnaissance d'un État ? Deux solutions extrêmes. Celle de l'exemplarité, telle que l'a choisie Amine, talentueux chirurgien arabe de Tel-Aviv devenu israélien, qui vit dans un quartier huppé, reconnu de tous. Aucun faux pas ne lui est autorisé, car il incarne la réussite de la politique d'intégration israélienne. L'autre solution, tout aussi extrême, est celle choisie par la kamikaze qui se fait exploser dans un restaurant de la ville, portant la mort au lieu de la vie sous sa robe de grossesse. L’existence bien ordonnée d'Amine s'effondre, et avec elle toutes les certitudes de cet humaniste, lorsqu'il apprend, après avoir opéré les victimes de l'attentat de Haqirya toute la journée durant, que la kamikaze n'est autre que son épouse bien aimée. L'interrogatoire musclé auquel il est soumis n'est rien au regard du doute qui l'assaille, lui qui n'a rien vu venir, qui croyait rendre sa femme heureuse. Il doit enquêter. Il veut savoir. Il est médecin, il ne se laissera pas pour mort. Tentant le tout pour le tout, il s’enfonce dans une longue chute en spirale, qui est pourtant sa seule chance de salut. Il se débat dans un drame humain et identitaire et se laisse lentement couler, ayant perdu le goût de la vie. Il réalise face par son neveu Adel comment sa femme a découvert la Cause et ses réseaux.

L'unique combat en quoi Amine croit et qui mériterait vraiment que l'on se saigne pour lui est celui du chirurgien qui réinvente la vie là où la mort a choisi d'opérer. Mais l'aventure s'achève comme elle a commencé, dans un sanglant anéantissement, lorsque tout explose autour d'Amine sous un tir de drone. La mort vient le délivrer.

Pour aborder le thème des kamikazes israéliens, il fallait au moins l’audace de Yasmina Khadra - Mohammed Moulessehoul de son vrai nom ; rien à voir, donc, avec la femme qu’on aurait pu imaginer. L’auteur emmène son lecteur, passionné dès les premières lignes de ce roman époustouflant, dans les méandres de la conscience humaine. Et la conscience est ici double. Il y a d’abord celle d’Amine qui tente de comprendre. La question n’a de cesse de revenir : pourquoi ? Pour quelles raisons sa femme, cet être doux, dénué de haine et de mystère, s’est-elle fait exploser dans un restaurant, bondé d’enfants de surcroît ? Pourquoi ne lui a-t-elle rien dit ? Et comment lui, qui l’aimait tant, qui lui avait donné toute sa vie, n’a-t-il rien vu venir ? Dans sa quête éperdue pour approcher les raisons qui ont pu motiver un tel acte, Amine va devoir se frotter à ces hommes et ces femmes qui n’ont en tête que la cause palestinienne… au péril de leurs propres vies. Il a conscience qu’il lui faut passer « de l’autre côté du miroir », « de l’autre côté du Mur ». Il se risque, littéralement, à Bethléem, centre de regroupement où tous les damnés de la terre se sont donnés rendez-vous pour forcer la main à une absolution qui ne veut pas révéler ses codes. S’enfonce encore au cœur du chaos, à Janin, ultime étape de sa descente aux enfers. Se retrouve en joue, plusieurs aubes de suite, devant « une grosse pierre maculée de grumeaux de sang et criblée de traces de balles. Il se rend compte de la terrible réalité palestinienne, harcelée par une armée israélienne qui n’hésite pas à ouvrir le feu sur les manifestants, bombarder un quartier ou raser la demeure de la famille d’un kamikaze.

Le monde de stabilité, d'estime et d'amour, le microcosme parfait du docteur Amine, si chèrement acquis, implose. Qui était cette étrangère qui vivait à ses côtés, cette femme avec laquelle il se croyait en symbiose, flottant sur un nuage léger de bonheur, de projets? Aurait-il dû voir les signes de la catastrophe imminente? Est-il donc responsable de ce malheur? La fragile intégration du chirurgien à la société israélienne, chèrement acquise, vole en éclat comme les vitres du fast-food visé par le geste de sa femme: époux d'une kamikaze.
Elle lui a écrit une lettre brève, sans date ni en-tête. A peine quatre lignes rédigées à la hâte sur une feuille arrachée dans un cahier d’écolier.
" L'attentat " est un livre noir. Dans un style sec, sans fioritures ni effets de rhétorique, où le réalisme domine, un style fragmenté, morcelé, comme brisé à chaque instant. Il lève le voile sur un monde effarant dominé par la haine. L’auteur signe ici un roman féroce, véloce, où tout renferme son contraire : la tendresse dans la rage, la peur et l’apaisement dans les foudres mêmes de l’existence. Et pourtant… Car le narrateur a beau rentrer bredouille de cette course existentielle, il en ramène, malgré tout, quelques pages puissantes et mémorables. Le roman est très instructif pour des lecteurs occidentaux. Non les kamikazes ne sont pas tous des fous ; oui les palestiniens veulent se venger des humiliations subies ; même si les attentats sont bien sûr inacceptables, que reste-t-il à ceux qui ont tout perdu à part la lutte armée ? Autant de réflexions que pose ce livre très bien écrit par Yasmina Khadra qui lutte inlassablement pour que l’humanisme remplace la barbarie. Il laisse le mystère conduire son récit. L'énigmatique ressort de la vie plutôt que les conformismes d'époques et les idées toutes faites.


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par  Pierre Bachy
pour francopolis avril 2006 

 

Créé le 1 mars 2002

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