CHRONIQUE de Pierre Bachy
"Un bateau pour l’enfer " de Gilbert Sinoué
Trois
mois après l’avènement de la Bête - un 30 janvier 1933
- on apprenait qu’un premier camp avait été inauguré
près de Munich. Le 1° avril fut ordonné le boycott des
entreprises et des négoces juifs. Le 7, interdiction leur était
faite d’enseigner dans les universités ou de travailler dans les services
publics. Le 10 mai 1933, au cours d’un autodafé, on avait brûlé
les livres écrits par des juifs, des opposants politiques, ou tout
auteur qui ne se situait pas dans la ligne du Parti nazi. Un an se passa
sans que de nouveaux préjudices soient infligés. A partir de
mai 1934, tous les Juifs furent exclus de l’armée. Le 15 septembre
1935, les lois de Nuremberg privèrent les Juifs de leur citoyenneté
allemande. Ils n’avaient plus le droit de se marier avec des Aryens, plus
le droit de porter le drapeau allemand. Le 15 novembre, le gouvernement promulgua
la première définition officielle du Juif : « Est juif
quiconque a deux grands-parents juifs et se déclare membre de
la communauté juive. » En avril 1938 fut décrété
l’enregistrement obligatoire de tous les biens et propriétés
juifs en Allemagne. En août, Adolf Eichmann créait le bureau
d’expulsion juif à Vienne afin d’accélérer le processus.
Le 5 octobre, à la requête des autorités suisses, l’Allemagne
apposait un « J » sur les passeports appartenant aux juifs, et
ce, afin de réduire leur émigration vers la Suisse. Le 28 octobre,
dix-sept mille juifs polonais vivant en Allemagne étaient expulsés.
9
novembre 1938. Après l'assassinat à Paris du conseiller d'ambassade
von Rath, Goebbels déclencha dans toute l'Allemagne, à titre
de " représailles ", la tristement célèbre nuit de Cristal
: incendie des synagogues, pillage des maisons juives... Pour les Juifs d’Allemagne,
rester c’était subir le pire. Mais partir, était-ce toujours
possible ? Depuis l’avènement du national-socialisme, à peine
plus de 100 000 Juifs sur les 500 000 recensés avaient pu quitter
le pays. En effet, alors que les nations occidentales condamnaient l’attitude
de l’Allemagne, elles persistaient à maintenir fermées leurs
frontières. Les opinions publiques étaient hostiles à
l’afflux de nouveaux arrivants. Roosevelt avait lancé un appel au
monde pour que l’on trouve un endroit « où seraient admis des
réfugiés juifs en nombre presque illimité ». Chaque
dirigeant y était allé de sa solution: Madagascar, l’Ethiopie,
la Russie, l’Alaska, l’Angola, le Kenya, le Tanganyika, le Nyassaland… mais
pas d’issue concrète. Partir, oui, mais pour aller où, si l’on
sait que l’on est indésirable partout ? Les autorités nazies
décidèrent d’autoriser les Juifs à quitter « librement
» - mais en échange de la confiscation de leurs biens - le territoire
allemand. Ce fut dans ce contexte dramatique que débuta l’affaire
du SS Saint-Louis entre le 13 novembre 1938 et le 17 juin 1939.
Au cours d’un déjeuner de travail réunissant
Goebbels, Heydrich et Goering dans un salon privé de l’hôtel
Adlon, à Berlin, il fut décidé - avec la bénédiction
du Führer - d’autoriser les Juifs à quitter librement le territoire
allemand. En échange de quoi leurs biens seraient naturellement confisqués,
ainsi que tous leurs avoirs bancaires. De même, ils s’affranchiraient
d’une taxe à hauteur de la « générosité
» dont le IIIe Reich faisait preuve à leur égard, payable
de préférence en devises étrangères. Au cours
de ce même déjeuner, le Dr Goebbels indiqua qu’un premier bateau
transportant un millier de passagers prendrait bientôt la mer. Il aurait
un double emploi. D’une part, il présenterait au monde la preuve que
l’Allemagne ne s’opposait nullement au départ des juifs, qu’elle ne
leur voulait aucun mal; de l’autre, ce navire - le Saint-Louis - serait utilisé
(ce n’était pas la première fois) pour accomplir une mission
d’espionnage. En réalité, cette décision n’était
que provisoire et en cachait une autre : bientôt, on trouverait une
vraie solution au problème juif. Définitive celle-là…A
ce moment, le gouvernement cubain était disposé, moyennant
finances, à accueillir tous les réfugiés qui le souhaitent.
En réalité, il s’agissait d’un piège : Hitler voulait
démontrer qu’aucun de ces pays qui s’entendaient à dénoncer
la « barbarie » allemande n’assumerait la responsabilité
d’accueillir ces « Juifs ». Lorsque le navire leva l’ancre, à
Hambourg, les apparences étaient celles d’une croisière de
rêve. Pour les passagers - 200 enfants, 300 femmes, 400 hommes, tous
munis de visas -, il s’agissait surtout de la fin d’un cauchemar. Jusqu’à
ce que le Saint-Louis abordât le port de La Havane...Cuba, qui devait
accueillir ces réfugiés, leur refusa tout accès. Le
président Bru obligea le navire à quitter le port :
« New York Times Vendredi 2 juin CUBA ORDONNE LE DÉPART DES
RÉFUGIÉS Par Ruby Hart Philipps, correspondant à
La Havane Le président Federico Laredo Brù a signé un
décret dans lequel il intime l’ordre à la Hamburg American
Line de faire le nécessaire pour que le Saint-Louis appareille sans
délai avec ses 917 réfugiés d Allemagne. Depuis samedi,
ceux-ci sont restés confinés à bord dans l’espoir de
pouvoir débarquer à Cuba. En cas de refus, Ochtorena, le secrétaire
au Trésor, fera appel à la marine nationale pour que celle-ci
reconduise de force le navire hors des eaux territoriales. Tout marin ayant
débarqué illégalement sera arrêté et reconduit
sur le bateau. [...] De nombreux avocats américains et cubains tentent
d’obtenir des visas pour différentes îles des Caraïbes
dans l’espoir de trouver un havre pour leurs clients. Laurence Berenson,
du Comité de secours juif, qui a rencontré hier le président
Brù, a déclaré que le chef de l’exécutif avait
exprimé sa profonde sympathie pour les réfugiés, mais
qu’il avait refusé de leur accorder l’autorisation d’entrer à
Cuba. Après qu’il eut pris connaissance du décret, Luis Clasing,
l’agent de la Hamburg American Line, a, dans un premier temps, menacé
de porter l’affaire devant les tribunaux, mais s’est ravisé. [...]
Il semble quasi certain désormais que le Saint-Louis lèvera
l’ancre ce matin pour naviguer au-delà de la limite des douze milles
et se placera en attente, dans l’espoir que ses passagers obtiendront l’autorisation
de débarquer. [...] Le gouvernement cubain - semble-t-il -
serait prêt à autoriser les passagers à entrer à
Cuba moyennant une caution de cinq cents dollars par personne. Un montant
qui serait remboursé une fois que les réfugiés auraient
quitté le pays. [...] John E. Lewis a télégraphié
au colonel Batista le texte suivant : « je vous supplie au nom de l’humanité
de permettre aux réfugiés du Saint-Louis et du Flandre, qui
sont dans le désespoir, l’accès à votre pays. Si ces
réfugiés étaient contraints de retourner en Allemagne,
ils seront - sans aucun doute - expédiés dans des camps de
concentration, je prends la liberté de m’adresser à vous, sachant
les sentiments de compassion que vous éprouvez à l’égard
des victimes de la politique nazie. Je veux espérer que vous viendrez
en aide à ces victimes. »
Le navire de luxe
se transforma alors en prison sur mer. Le désespoir fut tel qu’il
fallut mettre sur pied des patrouilles « anti-suicide ». Le capitaine
Schröder, un Allemand de la vieille école qui, malgré
les ordres de retourner à Hambourg pour ramener sa « cargaison
», essaya de convaincre les gouvernements du monde libre d’accueillir
ces réfugiés. Les télégrammes de refus se succédèrent
inexorablement, à commencer par celui de Roosevelt. Schröder
tenta d’accoster en Floride illégalement, mais le navire fut immédiatement
entouré par des garde-côtes ainsi que des avions militaires.
On se tourna alors vers le Canada. Immense pays, vastes étendues désertes.
Pourquoi refuserait-on l’accès à neuf cent sept émigrants
qui, dans leur très grande majorité, possédaient des
visas d’entrée aux États-Unis? Dans un bel élan commun,
le Premier ministre Mackenzie King et Frederick Blair, le directeur du bureau
de l’Immigration, opposèrent un refus catégorique. Frederick
Blair, pasteur appartenant à la congrégation baptiste, eut
même cette réplique hallucinante. A un journaliste qui lui demandait:
« Combien de Juifs seriez-vous disposé à accueillir ?
», il répondit: « None is too many. » (Aucun serait
de trop). Ayant épuisé toutes les possibilités en Amérique
du Nord et en Amérique Latines, les responsables se tournèrent
alors vers l’Europe. Le monde entier leur claquait la porte au nez. Indésirables
partout... A Berlin, Goebbels exultait : « PERSONNE N'EN VEUT ! »
Commença alors l'effroyable errance du Saint-Louis...
Schröder tenta de faire échouer son bateau en Angleterre :
«
Ce fut un moment terrible. J’avais tout prévu. A l’heure de la marée
basse, je comptais profiter de la nuit pour amener le bateau sur la côte
sablonneuse du sud de l’Angleterre. J’avais repéré un endroit
précis sur la carte, entre Plymouth et Douvres. L’ingénieur
en chef m’a prodigué d’excellents conseils pour mener à bien
mon projet. Nous mettrions le feu au paquebot, faisant croire que l’incendie
provenait d’une explosion dans la salle des machines. Nous débarquerions
ensuite les passagers à l’aide des canots de sauvetage. Le bateau
serait ensuite remorqué vers un port de détresse ».
Lorsqu’il conçut ce projet, Schröder avait-il
pris vraiment toute la mesure de son acte? Les conséquences, pour
lui et les siens, eussent été, n’en doutons pas, extrêmement
graves. Le samedi 10 juin, en fin de matinée, alors que le navire
se rapprochait de l’Angleterre, une conversation téléphonique
déterminante se déroulait entre l’infatigable Morris Troper
et Max Gottschalk, le directeur du Joint pour la Belgique. Gottschalk venait
de s’entretenir avec le ministre de la Justice de ce pays, Paul-Emile Janson.
Ce dernier lui avait promis de défendre la cause du Saint-Louis auprès
du Premier ministre, Hubert Pierlot. Celui-ci en référa le
jour même au roi Léopold III. Et en moins d’une heure, la décision
que l’Amérique et Cuba avaient débattue pendant des jours pour
ne pas aboutir, cette décision fut prise : LA BELGIQUE ACCEPTAIT D’ACCUEILLIR DEUX CENT CINQUANTE PASSAGERS SUR LES NEUF CENT SEPT QUI SE TROUVAIENT A BORD!
La garantie proposée par Gottschalk aux autorités belges était
de la même ampleur que celle qui avait été exigée
par le président cubain : cinq cents dollars par personne admise.
La Belgique avait ouvert la brèche, il restait à Morris Troper
à convaincre la France, les Pays-Bas et l’Angleterre. Le directeur
du Joint était confiant. L’exemple belge ne pouvait que stimuler ces
pays, sinon en éveillant leur conscience, du moins en les plaçant
dans une situation embarrassante. Le Saint-Louis arriva à l’embouchure
de l’estuaire de la Scheldt. Un remorqueur amena Morris Troper sur le pont.
Commença alors la délicate opération qui consistait
à informer chacun des passagers de la destination qu’on lui avait
attribuée :
Belgique : 214
Angleterre : 288
France : 224
Pays-Bas : 181
Dans le salon du navire prirent place les représentants
du Joint de Grande-Bretagne, de France, de Belgique et de Hollande avec Morris
Troper à leur tête. A leur droite, le comité d’accueil
belge, présidé par Mlle Blitz, elle-même assistée
par M. Birnbaum, Mme Hélène Kowarsky et Mlle Toschi. Le comité
néerlandais, composé de Mme WysmullerMeyer, de MM. Moser et
Dentz. Le comité français, formé de Mme Louise Weiss
et du Dr Bernstein. Et enfin, le comité anglais, avec Mlle Margot
Hoffman. Se trouvaient là aussi les sept membres qui composaient le
comité des passagers dont la mission était de servir d’intermédiaires
entre ces officiels et les gens du Saint-Louis. Les formalités se
déroulèrent dans une extrême tension. En effet, il était
impératif que tout soit réglé avant l’entrée
du navire dans le port d’Anvers. Et cette tension était accentuée
par la pression exercée par les passagers anxieux de connaître
leur destination. Soulignons que près de quatre-vingt-dix pour cent
d’entre eux aspiraient à gagner l’Angleterre. Ils estimaient, à
juste titre, que la Manche les protégerait. Lorsque tout fut terminé,
il resta un ultime problème à résoudre : emmener les
passagers soit à Boulogne, soit à Southampton, ou vers les
trains à destination de Bruxelles ou d’Amsterdam. Tout se déroula
comme prévu…
S'appuyant aussi bien sur
des documents d'archives que sur les confidences des survivants, Gilbert
Sinoué retrace ici, heure par heure, une épopée dont
on pourrait se dire qu'elle n'a pu exister tant elle semble inconcevable.
Cette histoire poignante montre combien, trois mois avant l’invasion de la
Pologne par les armées de Hitler, les juifs d’Allemagne - et d’Europe
- se trouvaient dans une tragique impasse. Sinoué a inventé
un couple d’Allemands juifs pour que les lecteurs ne soient pas pris dans
un amas de documents ardus. Quant à ses personnages, il les fait parler
aussi vrai que possible. C’est une manière d’aborder l’Histoire. Decaux
et Castelot le faisaient aussi. Quand il fait parler Hitler, par exemple,
il s’appuie sur des témoignages. Il a essayé d’être le
plus scrupuleux possible, ce qui n’est pas toujours facile pour un romancier…
Le destin de Schröder fut étonnant. Il retourna en Allemagne
et, après la guerre, il fut arrêté par les Alliés.
Il fut relâché grâce aux témoignages des survivants.
On est choqué de voir qu’aucun pays ne voulut accueillir ces passagers.
Près d’un an plus tôt, en juillet 1938, à la Conférence
d’Evian, chacun s’était déjà renvoyé le problème,
chaque pays avançant ses propres raisons: l’Amérique prétextait
ses douze millions de chômeurs pour dissimuler son racisme, la France
les réfugiés espagnols, etc… La Belgique a finalement accepté
pour des raisons humanitaires. C’est elle qui a tout déclenché.
C’est suite à son accord que les autres pays se sont sentis obligés
de faire de même. Elle a joué un rôle magnifique. On ne
sait pas précisément ce que les passagers sont devenus. Sur
le site du Mémorial de l’Holocauste figure la liste de tous les exilés.
Mais beaucoup de femmes se sont mariées, ont changé de nom
et on a perdu leurs traces. Près de deux tiers d’entre eux n’ont pas
survécu. Le 11 mars 1993, Yad Vashem honora la mémoire de capitaine
en lui accordant le titre de Juste des Nations.
Littérature - Histoire - Web - Arts
par Pierre Bachy
pour francopolis
mars 2006
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