TOUS LES SOLEILS BUS ( Daniel Hébrard)
Luis Bodegon meurt dans un
petit village des Cévennes. Sa fille Danielle a beaucoup de mal à
lui arracher le morceau de chiffon qu’il tient serré dans son poing,
comme en un ultime geste de révolte. C’est un bout de tissu sale,
un morceau du drapeau de la République espagnole qu’il a conservé
dans son soulier comme une relique depuis plus de soixante ans…
Luis a dix-huit ans en 1936, quand le Front populaire espagnol arriva au
pouvoir, aussitôt suivi par le coup d’État du général
Franco. A cette époque, dans la campagne andalouse, la vie des paysans
était misérable. Il est le fils d’un ouvrier agricole écrasé
par la misère. Désespéré par les jeux politiques
stériles dont les plus modestes étaient toujours les victimes,
il leur préféra la violence du combat et la chaleur de la camaraderie
virile. Il fut de toutes les batailles de cette terrible guerre d’Espagne.
La seule faute était d’être adhérents à la CNT,
le syndicat anarchiste, ou au POUM, ce parti communiste prétendument
traître. Comment la mégalomanie de Staline pouvait-elle servir
de vérité, annihiler toute analyse réaliste ? Comment
avaler de telles couleuvres ? Et dans quels buts ? les intérêts
du peuple espagnol, la défaite du fascisme ou les intérêts
de la Grande Russie ? Chassé par les franquistes, il passa en France.
Pour les gendarmes français et autres mobiles, Luis et les siens étaient
les produits d’une république de bandits.
Dans le Gard, à Alès, Il devint mineur. Ce fut au fond de la
mine, où règnaient des conditions de travail effroyables, qu’il
fut à nouveau entraîné dans le combat politique et que,
de fil en aiguille, il se retrouva dans la Résistance. Sa vie se limitait
à se cacher le jour, mener des actions de propagande la nuit, affichages,
tracts. Organisation secrète, travail auquel il n’était pas
habitué, groupés par cinq, ne connaissant pas leur chef, l’ossature
de l’appareil résistant. Nombre de ses camarades français étaient
devenus des amis.. La guerre terminée, il retourna à la mine.
Des troubles sociaux éclatèrent…vite réprimés
par l’armée française. Il dut de nouveau se cacher. Il était
toujours menacé parce que « Espagnol ». Le calme revenu,
il épousa Marinette, sa compagne de guerre qui vouait un culte obstiné
à Staline. De cette union naîtra Danielle. Il fut finalement
naturalisé français.
En 1989, année du bicentenaire de la Révolution Française,
à 73 ans, il retourna en Espagne à contrecoeur poussé
en cela par sa fille Danielle. Il ne reconnut pas son pays. De cette traversée
de l’enfer, il garda à tout jamais un dégoût profond
de la politique et une foi inébranlable dans la justice, la liberté
et l’amitié.
Tout le désarroi de Luis est là. Lui qui a connu bien des révoltes,
il ne supporte plus cet univers cloaqueux. Il va être saisi d'une soudaine
envie de pureté et de valeurs pour repères. L’auteur le saisit
tel qu'il est, peu bavard, tourmenté, et restitue parfaitement sa
part de mystère. Mais le laisse se fracasser contre ses rêves.
Autant dire qu'il reprend un principe cher aux grands dramaturges classiques
: montrer le drame dans toute son horreur pour qu'on en tire les leçons.
Sans prétendre faire œuvre de moraliste. On l'en remercie. C'est réussi.
D'autant que l'émotion, qui va crescendo, n'empêche pas l'essentiel,
la réflexion. Avec énergie, Daniel Hébrard retrace le
parcours flamboyant de ce jeune Espagnol à travers une des aventures
les plus fascinantes du XXe siècle. Si l'histoire de Luis est tragique,
c'est parce que le siècle qu'il traverse l'est aussi. Ce texte qui
parle au coeur et vibre de colère, violent et généreux.
Des phrases hachées, des salves de mots, un style enflammé,
passionné, pénétré de longues effluves de la
terre brûlée de soleil. Une langue qui lutte contre l'oubli
commode. « Tous soleils bus » est un roman râpeux empli
d’une tendresse qui ne trouve pas les moyens de s’exprimer. Une véritable
découverte ! A quels signes reconnaît-on une grande œuvre ?
Lorsque la fièvre empourpre votre front, lorsque les pages se tournent
toutes seules, lorsque la fébrilité le dispute à la
précipitation, lorsque la gorge se noue, lorsqu'on veut revenir en
arrière pour lire trois ou quatre fois encore une phrase dont l'évidente
beauté vous frappe au cœur... voilà tous les symptômes
qui attendent le lecteur de ce roman, une œuvre qui vous bouscule. «
Tous soleils bus » ne vous laissera pas tel que vous étiez avant de l'avoir ouvert.
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