Le
premier mari dAriah sétait jeté dans les Chutes. Et donc son
second mari était condamné à mourir dans les Chutes.
L'intrigue se situe à Niagara Falls, dans l'État de New York.
Cette région a vu se métamorphoser ce lieu touristique en délire
industriel (on y trouve désormais la plus forte concentration d'usines
chimiques du pays). Ce décor, furieux, bouillonnant, est le théâtre
du drame qu'échafaude Oates : histoire brève et violente d'une
noce achevée dans les Chutes, puis complainte longue et fébrile
dun mariage brisé par une société qu'on ne trahit pas
sans le payer de sa vie. Elle a une vision d'une Amérique en chute
libre, à la recherche de son propre rêve atomisée par
une croyance folle dans le progrès, les pulsations de mort qui parcourent
ses héros brûlés par une révolte interdite, l'affrontement
entre des générations dont les fils reproduisent les crimes
des pères.
Dans le vaste lit du Rainbow Grand Hotel, près de chutes du Niagara,
Ariah Littrell se réveille de sa nuit de noces. Seule et sidérée
de l'être. Un mot énigmatique l'attend. Mariée depuis
trop peu de temps pour connaître les hommes, elle nourrit pourtant
un pressentiment terrible : et si Gilbert sétait suicidé en
se jetant dans les chutes ? Bientôt, la police de Niagara confirme
qu'un homme ressemblant à son époux, Gilbert Erskine, a bien
disparu dans les Horseshoe Falls, un peu en aval d'une attraction naturelle
appelée «
Entonnoir du diable ». Dans cette «
capitale mondiale de la lune de miel », la jeune mariée se voit isolée.
Ariah se remarie avec l'avocat Dirk Burnaby, un étrange et brillant
personnage fasciné par la jeune femme autant que par les chutes. Dick
va disparaître dans des circonstances non élucidées officiellement,
soulevant un pan peu glorieux du passé américain des «
fifties » et «
sixties »
: la pollution industrielle de toute la région. En fait, il fut coincé
à des fins criminelles par un semi-remorque et une voiture de police.
Son véhicule heurta la glissière de sécurité
et l'inévitable se produisit.
Joyce Carol Oates détruit les mythes, les légendes, les rêves.
Il ne faut pas la lire pour être rassuré, mais pour être
réveillé. Cest une douche froide. Elle préfère
la vérité à tout. Tout au long du roman, on retrouve
un florilège de ses obsessions : la violence contenue toujours prête
à exploser, la fascination troublante pour la mort, la corruption,
les scandales soigneusement étouffés par la cupidité
des pouvoirs en place, la malédiction qui peut peser sur un nom, une
famille. Les phrases sont rapides, heurtées comme les émotions
qui vous bombardent. Ou comme des directs à la boxe, un sport qu'affectionne
particulièrement Joyce Carol Oates. Ce sentiment d'intensité
semble parfois se transmettre de l'auteur au lecteur. Il y a là, comme
dans les rapides de Niagara, quelque chose de bouillonnant qui vous happe
diaboliquement. On referme le livre un peu étourdi par cette écriture
cinématographique, dramatique, auditive qui fait miroiter les mots
sur la page. Et l'on comprend mieux la définition que Conrad donnait
de l'art du roman, «
la conversion en mots de forces nerveuses ».
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par Pierre Bachy
pour Francopolis Octobre 2006