CHRONIQUE de Pierre Bachy
Le banquier et le perroquet (Philippe Simiot )
Capitaine d'un navire pourchassé
par une frégate anglaise, le Bordelais Etienne Girard trouve refuge
à Philadelphie le 4 juillet 1776, jour de la Déclaration d'indépendance
des treize États d'Amérique. Le 27 octobre 1778, il prête
serment de fidélité à L’État de Pennsylvanie.
Il devient Stephen Girard (prononciation « Stiven Dgirarde
»). À New-York, George Washington jure sur la Bible de
remplir fidèlement les fonctions de président des États-Unis
et de préserver, protéger et défendre la Constitution
au mieux de ses capacités. Il est assisté dans l’exercice du
pouvoir exécutif par Thomas Jefferson le Virginien, ex-ambassadeur
en France, comme secrétaire d’État pour les Affaires étrangères
et par Henry Knox, général d’artillerie, compagnon de guerre
du Président, secrétaire d’État à la Guerre.
Devenu armateur, Etienne commerce de l'Alaska à la Chine. Il rachète
la Banque des États-Unis. Plus tard, à son soixante-deuxième
anniversaire, le 20 mai 1812, il verra des ouvriers s’affairer sur la façade
tout en marbre et granit de la banque sise Third Street, à l’angle
de Chesnut. Sous le fronton attique que supportent dix colonnes corinthiennes,
ils effaceront « Banque des États-Unis d’Amérique » et, à la même place, inscriront en lettres d’or « Girard’s Bank
». Il ressentira une jubilation intense devant cet événement
à ses propres yeux stupéfiant. Il finance la guerre de 1812
contre l'Angleterre.
Il amasse une incroyable fortune qu’il doit autant à un travail acharné
qu'à une vision originale du commerce nourrie de la philosophie des
Lumières. Homme
singulier, cynique et attachant, il incarne ce rêve de puissance qu'aucune
multinationale ne peut revendiquer. Le 20 octobre 1815, il a la satisfaction
de voir le bateau à vapeur Eagle assurer un service quotidien entre
Wilmington et Trenton, avec une parfaite régularité. Cela faisait
dix ans qu’il encourageait et soutenait de son argent les inventeurs, les
constructeurs, les exploitants des pyroscaphes. Il rédige son testament
très en avance sur son temps en créant un collège. Il
précise que les orphelins pauvres reçus au collège de
sa fondation seraient de race blanche. Il ne refuse pas l’instruction aux
enfants noirs, mais sa volonté première est que « ses orphelins
» se sentent traités comme les enfants riches des écoles
privées, lesquelles ne reçoivent pas les gens de couleur. Il
se plaît à imaginer ces milliers d’enfants qu’il ne connaîtra
pas, qui ne sont pas encore nés et qu’il aime déjà.
Ils seront les enfants qu’il n’aura pas eus. Solitaire mais sachant s'entourer
de fidèles, le vrai compagnon de sa vie sera pourtant un perroquet,
Macao, dont le cri de guerre est : « Au travail ! » Le 26 décembre 1831, Etienne rendit le dernier souffle. Macao se mit à crier d’une voix aiguë : « Au travail ! Au travail ! Au travail !
». Il se porta de violents coups de bec sur le ventre et commença
d’en arracher les plumes…Il fut placé à côté de
son maître dans le cercueil…
En fin de vie, notre héros est devenu amer et lucide à la fois.
Il constate qu’il n’est rien de plus incompréhensible, de plus absurde,
de plus scandaleux que la mort. La mort par accident, naufrage, guerre et
même maladie, est peut-être la part qu’il faut laisser au destin
pour donner du prix à l’existence. Mais le vieillissement, l’usure,
la décrépitude, la cécité, la surdité,
le dos cassé, l’esprit même qui s’en va, toute cette avancée
fatale, sont une insulte à la vie et, s’il existe, une imposture du
Créateur. C’est tellement vrai que, pour souffrir l’insupportable,
on a imaginé des religions qui, toutes, expliquent que la mort n’est
pas la mort et qu’une « autre vie
» succède à celle que nous connaissons. La plupart des
hommes font semblant d’y croire et reportent la question à plus tard.
Certains jours, il a enragé de ne pouvoir entreprendre tout ce qu’il
avait imaginé. L’existence est brève, à peine a-t-on
compris la marche du monde qu’il faut se préparer à le quitter.
Alliant le talent du romancier
à la précision de l’historien, l’auteur redonne vie à
ce Français méconnu, devenu le premier millionnaire américain,
et nous offre une vision passionnante de la naissance d’une grande nation.
En effet, Simiot a fait de ce pays neuf un personnage central, doté
d'une existence autonome. Non pas un décor, mais une âme. Non
pas une toile de fond, mais une légende vivante où se télescopent
nostalgie et actualité. Non pas une figure de carte postale, mais
une nation-mère enfantant des héros de roman qui seraient orphelins
sans elle, qui se confondent à son destin si contrasté, et
qui y découvrent leurs propres visages.
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