Tahar
Ben Jelloun situe la trame de son roman à Tanger dans les années
1990. La ville est gangrenée par le chômage, la prostitution,
la corruption et les trafics en tout genre. Le lieu est un parfait observatoire
des rêves d'une Espagne située à 14 petits kilomètres.
Au café Hafa, Azel Azz El Arab -, diplômé en droit sans
emploi, tue le temps, obsédé par l'ailleurs. Quitter le pays.
Cest une obsession, une sorte de folie qui le travaille jour et nuit. Comment
sen sortir, comment en finir avec lhumiliation? Partir, quitter cette terre
qui ne veut plus de ses enfants, tourner le dos à un pays si beau
et revenir un jour, fier et peut-être riche, partir pour sauver sa
peau, même en risquant de la perdre... Il y pense et ne comprend pas
comment on en est arrivé là; cette obsession devient vite une
malédiction. Il se sent persécuté, maudit et voué
à survivre, sortant dun tunnel pour déboucher dans une
impasse.
Sortant dun pub, Azel se fait tabasser par deux hommes à
la solde de lhomme le plus puissant de Tanger. Le voyant en mauvais état,
Miguel le ramasse et lemmène dans sa voiture. Miguel est un mondain
dans lâme. Il adore les soirées où lon fréquente
des célébrités. Cela lamuse et il en tire une certaine
fierté. Il comprend quune aventure ou même une histoire sérieuse
est possible. Il lemmène chez lui à Barcelone avec un
visa en bonne et due forme. Il aime la peau mate des Marocains, leur maladresse,
mot quil utilise pour parler de leur ambiguïté sexuelle. Il aime
leur disponibilité, qui marque linégalité dans laquelle
les liens se tissent. Ainsi, tantôt domestique le jour, tantôt
amant la nuit. Habillé dune façon quelconque pour faire le
marché la journée, vêtu avec des habits de choix le soir
pour le désir et lacte sexuel. Nanti parmi les Moros sans papiers
qui peuplent les bas quartiers de la cité catalane, voilà Azel,
de jour comme de nuit, au service de Miguel. Bientôt, sa sur Kenza
vient le rejoindre. Miguel conclura avec elle un mariage blanc pour quelle
reçoive également son visa. Pour ce faire, il se convertira
à lislam, ce qui facilitera également ladoption de ses deux
fils Halim et Halima. Mais, si cette dernière croque sa nouvelle vie
avec voracité, le protégé de Miguel s'enfonce dans la
désespérance. Il vole des objets de valeur à Miguel
qui le chasse de chez lui. Azel prend conscience de sa condition de Moros
et se tire.
Il devient alors indicateur de la police terroriste et meurt égorgé
par les Frères musulmans comme un mouton à lAïd-el-Kébir.
Au cours du récit pointent les grandes interrogations de ce siècle
sur l'identité des peuples, les affres de l'exil, les relations entre
le Nord et le Sud, les hommes et les femmes, lislam. Finalement, les exilés
sont emportés par le vent du retour. Ils vont sans se poser de question,
sans se demander ce quil leur arrive. Ils croient que le destin est là,
les tirant vers la terre des origines, les ramenant vers le pays des racines,
le destin qui sest présenté à eux comme une sorte dimpératif,
une parole non discutable, un temps hors du temps, une ascension vers
le sommet dune montagne, une belle promesse, un rêve scintillant, brûlant
les étapes et dépassant lhorizon. Ils prennent la route et
ont déjà oublié pourquoi ils ont émigré.
Ils se dirigent vers le port. Là, une voix intérieure, une
voix familière leur demande de monter dans un bateau baptisé
Toutia, un bateau modeste où le capitaine a planté un arbre,
en fleur et qui sent bon, un oranger ou un citronnier…
par Pierre Bachy
pour Francopolis Septembre 2006