LECTURE - CHRONIQUE 

 

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ARCHIVES:  LECTURE CHRONIQUE

 


 

 

LECTURES –CHRONIQUES

 

Notes de lecture 

par Dominique Zinenberg :

 

Jean-François Blavin, Mailles à départir, Éditions du Cygne, 2017

Denis Emorine, Fertilité de l’abîme, Éditions Unicité, 2017

Pascal Quignard, Dans ce jardin qu’on aimait, Grasset, 2017

 

Jean-François Blavin

 

On peut considérer le titre à la fois comme un néologisme et un mot valise qui joue sur une expression datant du Moyen Âge « Avoir maille à partir avec quelqu’un » qui signifie avoir un différend avec quelqu’un et du verbe « départir » qui n’est pas le contraire de « partir » mais qui veut dire « partager ». Alors « Partager » quoi ? Eh bien, partager « la maille » autrement dit la monnaie la plus petite qui valait un demi denier sous les Capétiens, l’équivalent de notre cent aujourd’hui, autant dire ce qu’il est impossible de partager ! Par ailleurs « Mailles » évoque pour nous le tricot ce qui fait qu’on aboutit avec ce titre à une superposition de réalités incompatibles ou paradoxales donnant d’emblée accès à la poésie, les rangs de tricot seraient une métaphore des vers des poèmes, le partage poétique une nécessité, même si quelque chose dans le mystère poétique reste difficile à partager « à départir » ! 

 La maille est maigre, voire étique, n’a aucune valeur marchande, ne peut se diviser, c’est à proprement le partage du rien, mais par un retournement que le titre même dans son jeu de langue, sa fantaisie et son exigence suggère, le poème est don inestimable qui est le partage même !

 

Comme si c’était un poète

Qui se serait fourvoyé

Dans les maquis de la mémoire

                                               

L’ancien côtoie le plus actuel. La préciosité du vocabulaire, les rimes ou assonances, le travail sur les allitérations, les références aux poètes comme Baudelaire, Hugo, Rimbaud, Stevenson, tout reste nimbé du poli d’une certaine distinction classique (culture classique aussi) qui serait comme le socle premier et nécessaire à la poésie de Jean-François Blavin.

Dans « Sous-sol des enfances » le charme du poème naît de la juxtaposition de mots anciens comme « castel » ou d’expressions surannées comme « aux nuits qui point ne s’achevaient » ou « en peine heureuse » (délicieux oxymore digne des Précieux du XVIIème siècle !) à l’évocation toute moderne (malgré tout) de la Tour Eiffel et du dernier vers, trace de notre condition actuelle « à ses amours recomposées ». Dans le même poème combler le hiatus entre l’ancien et le plus actuel, c’est comme traverser aussi bien les vieux quartiers d’une ville que ce qu’elle donne à voir de plus récent. « nuage dans le Ciel de Poitiers / dans les églises du mystère ».

Le plus récent, dans « Le vertige des afflictions » qui constitue la deuxième partie du recueil, ce sont les événements de Charlie, du 13 novembre, des attentats, de la canicule et du dérèglement climatique. Ce lugubre recensement, ces poèmes de désespoir révèlent l’ancrage du poète dans les maux de son temps sans que pour autant il change de langage. Il tient à ce verbe d’un autre temps dans notre présent fanatisé (« Sous l’âpre joug du fanatisme » »). C’est sa manière à lui de faire acte de résistant, à donner à entendre une langue recherchée même dans la « rue revêche ».

 

Chaleur en hiver

Quand la boussole s’affole

Funeste allégresse

 

Fournaise en hiver

Bien fol celui qui s’y fie

Si meurt l’ours polaire

[…]

C’est vallée de larmes

L’antique courroux est là

Sonnant châtiment

 

(extrait de « Climat »)

 

Dans cette même partie du recueil, le poète rapproche des mythes anciens (Andromède, Polyphème, le récit biblique du Déluge etc.) de notre quotidien. Il donne à entendre que le plus lointain, toutes ses fables en partie oubliées ou oubliées pour la plupart d’entre nous, parlent de ce qui nous arrive. Au poète donc de rappeler ces riches apports antiques, à aider à retrouver des racines malmenées, négligées (comme la nature) et à se les réapproprier de toute urgence pour se défaire de « vies insincères ». Ainsi dans « Indifférence », Jean-François Blavin décrit une scène tristement banale de SDF que les passants croisent dans une totale indifférence, de même qu’ils sont indifférents à la poésie représentée ici par Arthur Rimbaud alors qu’ils sont soumis, en revanche,  à « leurs écrans ».

 

Indifférence

 

Homme terrassé à terre et qui dort

Ou ne dort pas dans la rue impassible

Passants impavides à pas distraits

Robots rivés à leurs écrans voguant

Bien en rade dans leurs vies insincères

 

 côté de l’église Saint-Sulpice

Homme pressé tonnant sur son portable

Il avance sans regarder Rimbaud

Qui s’affiche étincelant sur le mur

 

Il n’y a plus ici de « Bateau ivre ».

 

« La convoitise des rendez-vous » est consacré à la lecture et à l’inspiration poétique. Lire est essentiel même si c’est parfois futile, léger, juste un acte jouissif que le suspens entretient, met en haleine. Pouvoir se rendre dans une librairie est devenu à présent difficile et Paris perd son âme quand il perd son libraire. Remplacer une librairie par des magasins où « Les veaux d’or à l’envi se pavanent », voilà une perte d’humanité criante. La critique de ce monde où la pensée s’absente est acerbe et se déploie en pans nombreux, à travers le recueil, mine de rien. Puis le poète s’interroge sur l’inspiration qui n’est pas toujours au rendez-vous, sur la page blanche, sur la recherche toujours recommencée du mot juste qu’il faut patiemment dénicher. (Le mot désiré/ N’a pas daigné à la convocation déférer.)

 

La dernière partie du recueil est une question que Baudelaire a posée dans Fusées : Quand partons-nous pour le bonheur ? Or le bonheur échappe ! Est-il encore possible, permis, accessible ? Tous les poèmes de cette partie ont quelque chose à voir avec l’idée baudelairienne de la « réversibilité ». La ville est maussade, les passants sont maussades, rien n’est réjouissant dans ce quotidien fade et plat, dénué d’esprit et de poésie. Pourtant l’étincelle de pure beauté à tout instant peut surgir effaçant la fadeur, la misère des jours. Tout est question de regard, de disposition d’esprit car la poésie ne demande qu’à s’imposer pourvu que, comme le mot juste, hardi, enchanteur et musical, elle ait quelqu’un qui la déniche, s’en empare et la fasse apparaître par son chant.  

 

 

La beauté de Paris sur le pavé lavé

Ravit le poète extatique

Seul à la percevoir en son enchantement,

Cette lumière des ailleurs.

 

Le rendez-vous secret, parfait, nécessaire, c’est celui quotidien du poète avec la poésie, seul bonheur, décidément qui soit sans traitrise ni lassitude.

 

 

 Mailles à départir, Éditions du Cygne, 2017

(Préface de Béatrice Marchal, Postface d’Elsa Blavin-Khiyat, Dessins de Nicole Durand)


***

 

Denis Emorine

 

Le projet du poète s’énonce dès le premier poème du recueil Fertilité de l’abîme et il se déclinera jusqu’au dernier. On ne peut se soustraire ni à l’Histoire, ni à ce qui a lieu ici et maintenant, ni à l’intime qui éclaire ou foudroie. Et ce qui parallèlement est toujours à l’œuvre c’est la mort comme obsession qui peut tétaniser, mais aussi féconder la poésie. Il y a une affirmation violente, à l’instar d’un slogan révolutionnaire dans ce texte liminaire simple et catégorique qui est scandé par un « nous » et par des « oui » et aussi par des formules qui expriment la nécessité « Il ne faut surtout pas », « Puisqu’il le faut » et l’emploi d’un futur à valeur injonctive. Une date aussi, en guise de titre, rappelle l’événementiel de terreur et d’horreur qui est élément déclencheur pour fonder le texte qui suit :

 

13 novembre 2015

 

Il ne faut surtout pas parler de guerre

disent-ils

Oh, le vilain mot

Soit

Alors

Nous

Avec nos mains nues

Et le sang de nos pères

Et la douleur de nos mères endeuillées

Nous

Qui avons connu la guerre par procuration

Nous hurlerons des mots de paix au crépuscule

En brisant nos stylos devant la mort

Puisqu’il le faut.

Je tiendrai fermement la main

De mon père et la main de ma mère

Oui

Fermement

Puisqu’ils sont morts

Sans être apaisés peut-être

Et je parlerai d’amour

Oui d’amour

En prononçant le nom

De la femme aimée

Pendant que les chiens errants

Viendront lécher

Mes mains ensanglantées.

 

L’amour, l’intime appartiennent autant au quotidien qu’au fantasmagorique ou à l’onirique. On ne sait pas toujours si ce qui est décrit révèle une « chimère » (« Elle s’appelait Chimère » dit-il p.25) est déclaration d’amour murmurée à la femme aimée, à la mère emportée dans la mort et dont les photos, la silhouette lointaine, la réminiscence atrophiée, floue et cependant indélébile courent à travers les poèmes comme en un mystérieux voyage dans le froid de l’est, dans cette Russie où le poète semble rejoindre quelque chose de mortifère et d’attirant.

Le deuil est une chaîne sans fin. Il est celui de la mère du poète, toute de noire vêtue « De cette femme habillée de noir/ Qui a perdu son amour emporté par l’Histoire » et qu’elle transmet à son fils, à son tour endeuillé par la mère inconsolée et dorénavant morte aussi à qui il ne cesse d’écrire « Tu écris fébrilement/ Une lettre qu’elle ne lira jamais. »

 

On n’en finit ni avec le deuil, ni avec la mélancolie du piano, ni avec celle des miroirs brisés, des maisons en ruines, des arbres dénudés et de ravages extérieurs (guerre et meurtrissures) ou intérieurs (deuils, pensées suicidaires, appel à l’abîme), on ne peut que ressasser cette plainte et ce sentiment existentiel du presque rien, de l’extrême vulnérabilité de l’être :

 

Viendront d’autres nuits

À ma rencontre

Je n’aurai rien demandé

N’en doutez pas

Le tremblement de mes pas

À la surface de la terre

Ne chavirera pas grand monde

En moi

Il y aura

Une envie de fuir

À laquelle je cèderai encore une fois

 

Le vent souffle sur ma vie déserte

 

La fuite est un moyen qui ne semble qu’un leurre. On a l’impression à travers ce parcours que vivre (survivre ?) c’est faire des pas d’égaré, dans un dédale de rues, de paysages, dans un dédale mental surtout qui abandonne le poète à son destin d’incompris : « Je me confesse à des interlocuteurs anonymes/ Qui ne prennent pas la peine de hocher la tête/ En faisant semblant de lire mes vers/ Je suis déjà parti/ Là où personne ne m’attend

 

On se raccroche comme on peut au feu qui dévorerait une maison hantée, vide, mutilée (p.24) ; à l’air qui traverse les poèmes de souffles, de ciel allégeant parfois le sentiment de peine ; à la terre à laquelle les chers disparus sont retournés ; à l’eau dans laquelle « Tu te noies/ Dans un verre trouble… »

 

Le « je » perpétuellement vacille et ne retrouve un tant soit peu d’équilibre que grâce à la possibilité du poème arraché à l’angoisse, à la perte, à l’abîme. « Fertilité de l’abîme » donc s’il permet par moments l’éclosion de poèmes comme autant de façon de vaincre, résister, tenir et témoigner, transmettre, continuer la tâche.

 

Vous ne savez pas

Pourquoi j’écris

Comment le pourriez-vous ?

Je suis né il y a des millénaires

Le malheur me précédait de peu

Il n’a pas cessé

Comment pouvez-vous en douter ?

Je porte le nom

Des poètes assassinés

Que j’ai enterrés de mes mains

Dans le grand pays glacé

Mes mains et mes yeux saignent encore

Le vent d’est soufflait

Il enflammait

Les poèmes qu’ils m’ont tendus avant d’expirer

Et que j’écris en ce moment

En me tordant les lèvres

Je suis leur fils

Entendez-vous

Leur mort est la mienne

Personne ne le sait

Il ne faut pas le révéler

Sinon j’y perdrais la vie

 

Cette mission de continuation, de témoignages, Denis Emorine la rend possible en évoquant toute sorte de personnages, hommes et femmes du passé qu’il ressuscite dans plusieurs poèmes au fil du recueil : « La mort de Marina T. p.28 et p.67-68 ; Shtiler p. 51-53 dans lequel est retracé le quotidien d’Abel à qui il ne reste que « la musique du ghetto », le mutisme, la mort qui rôde ; sa mère toujours aussi, ombre à la fenêtre, ombre de ses rêves (p. 60-61) ; Carmen (p.73-74) Svetlana, Irina, Milena (p. 88).

 

Une vie paradoxale se dévide tout au long de cette traversée sombre et même morbide. Car il faut tenir ensemble la parole et le silence. Traverser le silence jusqu’aux mots ou faire en sorte que les mots déterrés gardent encore le poids du silence des morts. En tout cas « Franchir »

 

Écrire

Était ta résidence

Tu le croyais

Et le silence

La porte à franchir

 

***

 

Pascal Quignard

 

L’ouvrage est à la fois récit, théâtre, poèmes. Côté cour, côté jardin, didascalies, personnages nommés, récitant, dialogues et « tirades » : tout indice relevant de la théâtralité, en huis clos bien que le jardin dans le lointain ou l’arrière-plan de la scène soit omniprésent. Le récitant, comme dans le théâtre antique, se charge du récit, c’est-à-dire de ce qui advient au Révérend et à sa fille Rosemund, même si l’un comme l’autre au fil des pages prennent eux aussi en charge le récit de leur vie. Quant à la dimension poétique, on la saisit dans la mise en pages, dans le travail ciselé de la langue, dans la musicalité du phrasé (cf. mon « coup de cœur » du mois).

« L’avertissement » de Pascal Quignard expose comment le projet de Dans ce jardin qu’on aimait s’est élaboré. Il ne s’agit pas d’une fiction mais comme pour le roman Tous les matins du monde, de retracer le destin d’un musicien. Pour ce texte de 2017, celui de Simeon Pease Cheney. Pourquoi cet homme ? Il demeure un musicien méconnu et fort dédaigné de son vivant car son obsession musicale si singulière est systématiquement rejetée. Le révérend Cheney est le premier compositeur – que je sache – à avoir noté tous les chants des oiseaux qu’il avait entendus, au cours de son ministère, venir pépier dans sa cure, au cours des années qui vont de 1860 à 1880.

  Il nota jusqu’aux gouttes de l’arrivée d’eau mal fermée dans l’arrosoir sur le pavé de sa cour.

Il transcrivit jusqu’au son particulier que faisait le portemanteau du corridor quand le vent s’engouffrait dans les trench-coats et les pèlerines l’hiver.

J’ai été soudain ensorcelé par cet étrange presbytère tout à coup devenu sonore, et je me suis mis à être heureux dans ce jardin obsédé par l’amour que cet homme portait à sa femme disparue. (p.9)

Par bien des aspects, ce texte est envoûtant, ensorcelant. Il y a épure et sensualité, solitude, incompréhension entre le père tourné uniquement vers sa femme morte et sa fille Rosemund sevrée de tendresse et d’attention. La vie passe, mélancolique, lente et secrète, entre le jardin, le spectre idéalisé de la jeune épouse morte, la fille sacrifiée, le père extatique et musicien incompris. L’élégante langue de l’auteur par sa précision, sa préciosité et ses écarts et éclats de sensualité séduit le lecteur/spectateur et le poursuit longtemps, comme un rêve dont des bribes traversent tout au long de la journée le rêveur inquiet et fervent.

 

©Dominique Zinenberg

 

Notes de lecture
par Dominique Zinenberg

 

Francopolis novembre 2017

Créé le 1 mars 2002

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