Jean-François
Blavin
On peut considérer le titre à la fois
comme un néologisme et un mot valise qui joue sur une expression datant du
Moyen Âge « Avoir
maille à partir avec quelqu’un » qui signifie avoir un différend avec
quelqu’un et du verbe « départir » qui n’est pas le contraire de
« partir » mais qui veut dire « partager ». Alors
« Partager » quoi ? Eh bien, partager « la
maille » autrement dit la monnaie la plus petite qui valait un demi denier
sous les Capétiens, l’équivalent de notre cent aujourd’hui, autant dire ce
qu’il est impossible de partager ! Par ailleurs « Mailles »
évoque pour nous le tricot ce qui fait qu’on aboutit avec ce titre à une
superposition de réalités incompatibles ou paradoxales donnant d’emblée
accès à la poésie, les rangs de tricot seraient une métaphore des vers des
poèmes, le partage poétique une nécessité, même si quelque chose dans le
mystère poétique reste difficile à partager « à
départir » !
La maille est maigre, voire étique, n’a
aucune valeur marchande, ne peut se diviser, c’est à proprement le partage
du rien, mais par un retournement que le titre même dans son jeu de langue,
sa fantaisie et son exigence suggère, le poème est don inestimable qui est
le partage même !
Comme si c’était un poète
Qui se serait fourvoyé
Dans les maquis de la mémoire
L’ancien côtoie le plus actuel. La
préciosité du vocabulaire, les rimes ou assonances, le travail sur les
allitérations, les références aux poètes comme Baudelaire, Hugo, Rimbaud,
Stevenson, tout reste nimbé du poli d’une certaine distinction classique
(culture classique aussi) qui serait comme le socle premier et nécessaire à
la poésie de Jean-François Blavin.
Dans « Sous-sol des
enfances » le charme du poème naît de la juxtaposition de mots anciens
comme « castel » ou d’expressions surannées comme « aux
nuits qui point ne s’achevaient » ou « en peine heureuse »
(délicieux oxymore digne des Précieux du XVIIème siècle !) à
l’évocation toute moderne (malgré tout) de la Tour Eiffel et du dernier
vers, trace de notre condition actuelle « à ses amours
recomposées ». Dans le même poème combler le hiatus entre l’ancien et
le plus actuel, c’est comme traverser aussi bien les vieux quartiers d’une
ville que ce qu’elle donne à voir de plus récent. « nuage dans le Ciel de
Poitiers / dans les églises du mystère ».
Le plus récent, dans « Le vertige
des afflictions » qui constitue la deuxième partie du recueil, ce sont
les événements de Charlie, du 13 novembre, des attentats, de la canicule et
du dérèglement climatique. Ce lugubre recensement, ces poèmes de désespoir
révèlent l’ancrage du poète dans les maux de son temps sans que pour autant
il change de langage. Il tient à ce verbe d’un autre temps dans notre
présent fanatisé (« Sous l’âpre joug du fanatisme » »).
C’est sa manière à lui de faire acte de résistant, à donner à entendre une
langue recherchée même dans la « rue revêche ».
Chaleur en hiver
Quand la boussole s’affole
Funeste allégresse
Fournaise en hiver
Bien fol celui qui s’y fie
Si meurt l’ours polaire
[…]
C’est vallée de larmes
L’antique courroux est là
Sonnant châtiment
(extrait de
« Climat »)
Dans cette même partie du recueil, le poète
rapproche des mythes anciens (Andromède, Polyphème, le récit biblique du
Déluge etc.) de notre quotidien. Il donne à entendre que le plus lointain,
toutes ses fables en partie oubliées ou oubliées pour la plupart d’entre
nous, parlent de ce qui nous arrive. Au poète donc de rappeler ces riches
apports antiques, à aider à retrouver des racines malmenées, négligées
(comme la nature) et à se les réapproprier de toute urgence pour se défaire
de « vies insincères ». Ainsi dans « Indifférence »,
Jean-François Blavin décrit une scène tristement banale de SDF que les
passants croisent dans une totale indifférence, de même qu’ils sont
indifférents à la poésie représentée ici par Arthur Rimbaud alors qu’ils
sont soumis, en revanche, à
« leurs écrans ».
Indifférence
Homme terrassé à terre et qui
dort
Ou ne dort pas dans la rue
impassible
Passants impavides à pas
distraits
Robots rivés à leurs écrans
voguant
Bien en rade dans leurs vies
insincères
Â
côté de l’église Saint-Sulpice
Homme pressé tonnant sur son
portable
Il avance sans regarder Rimbaud
Qui s’affiche étincelant sur le
mur
Il n’y a plus ici de
« Bateau ivre ».
« La convoitise des rendez-vous » est consacré à la lecture et à l’inspiration poétique. Lire
est essentiel même si c’est parfois futile, léger, juste un acte jouissif
que le suspens entretient, met en haleine. Pouvoir se rendre dans une
librairie est devenu à présent difficile et Paris perd son âme quand il perd
son libraire. Remplacer une librairie par des magasins où « Les
veaux d’or à l’envi se pavanent », voilà une perte d’humanité criante.
La critique de ce monde où la pensée s’absente est acerbe et se déploie en
pans nombreux, à travers le recueil, mine de rien. Puis le poète
s’interroge sur l’inspiration qui n’est pas toujours au rendez-vous, sur la
page blanche, sur la recherche toujours recommencée du mot juste qu’il faut
patiemment dénicher. (Le mot désiré/
N’a pas daigné à la convocation déférer.)
La dernière partie du recueil est une question que
Baudelaire a posée dans Fusées :
Quand partons-nous pour le bonheur ? Or le bonheur échappe !
Est-il encore possible, permis, accessible ? Tous les poèmes de cette
partie ont quelque chose à voir avec l’idée baudelairienne de la
« réversibilité ». La ville est maussade, les passants sont
maussades, rien n’est réjouissant dans ce quotidien fade et plat, dénué d’esprit
et de poésie. Pourtant l’étincelle de pure beauté à tout instant peut
surgir effaçant la fadeur, la misère des jours. Tout est question de
regard, de disposition d’esprit car la poésie ne demande qu’à s’imposer
pourvu que, comme le mot juste, hardi, enchanteur et musical, elle ait
quelqu’un qui la déniche, s’en empare et la fasse apparaître par son chant.
La beauté de Paris sur le pavé
lavé
Ravit le poète extatique
Seul à la percevoir en son
enchantement,
Cette lumière des ailleurs.
Le rendez-vous secret, parfait, nécessaire, c’est
celui quotidien du poète avec la poésie, seul bonheur, décidément qui soit sans
traitrise ni lassitude.
Mailles
à départir, Éditions
du Cygne, 2017
(Préface de Béatrice Marchal,
Postface d’Elsa Blavin-Khiyat, Dessins de Nicole
Durand)
***
Denis
Emorine
Le projet du poète s’énonce dès le premier
poème du recueil Fertilité de l’abîme
et il se déclinera jusqu’au dernier. On ne peut se soustraire ni à
l’Histoire, ni à ce qui a lieu ici et maintenant, ni à l’intime qui éclaire
ou foudroie. Et ce qui parallèlement est toujours à l’œuvre c’est la mort
comme obsession qui peut tétaniser, mais aussi féconder la poésie. Il y a
une affirmation violente, à l’instar d’un slogan révolutionnaire dans ce
texte liminaire simple et catégorique qui est scandé par un
« nous » et par des « oui » et aussi par des formules
qui expriment la nécessité « Il ne faut surtout pas »,
« Puisqu’il le faut » et l’emploi d’un futur à valeur injonctive.
Une date aussi, en guise de titre, rappelle l’événementiel de terreur et
d’horreur qui est élément déclencheur pour fonder le texte qui suit :
13 novembre 2015
Il ne faut
surtout pas parler de guerre
disent-ils
Oh, le vilain mot
Soit
Alors
Nous
Avec nos mains nues
Et le sang de nos pères
Et la douleur de nos mères endeuillées
Nous
Qui avons connu la guerre par procuration
Nous hurlerons des mots de paix au
crépuscule
En brisant nos stylos devant la mort
Puisqu’il le faut.
Je tiendrai fermement la main
De mon père et la main de ma mère
Oui
Fermement
Puisqu’ils sont morts
Sans être apaisés peut-être
Et je parlerai d’amour
Oui d’amour
En prononçant le nom
De la femme aimée
Pendant que les chiens errants
Viendront lécher
Mes mains ensanglantées.
L’amour, l’intime appartiennent autant au
quotidien qu’au fantasmagorique ou à l’onirique. On ne sait pas toujours si
ce qui est décrit révèle une « chimère » (« Elle s’appelait
Chimère » dit-il p.25) est déclaration d’amour murmurée à la femme
aimée, à la mère emportée dans la mort et dont les photos, la silhouette
lointaine, la réminiscence atrophiée, floue et cependant indélébile courent
à travers les poèmes comme en un mystérieux voyage dans le froid de l’est,
dans cette Russie où le poète semble rejoindre quelque chose de mortifère
et d’attirant.
Le deuil est une chaîne sans fin. Il est
celui de la mère du poète, toute de noire vêtue « De cette femme
habillée de noir/ Qui a perdu son amour emporté par l’Histoire » et
qu’elle transmet à son fils, à son tour endeuillé par la mère inconsolée et
dorénavant morte aussi à qui il ne cesse d’écrire « Tu écris
fébrilement/ Une lettre qu’elle ne lira jamais. »
On n’en finit ni avec le deuil, ni avec la
mélancolie du piano, ni avec celle des miroirs brisés, des maisons en
ruines, des arbres dénudés et de ravages extérieurs (guerre et
meurtrissures) ou intérieurs (deuils, pensées suicidaires, appel à
l’abîme), on ne peut que ressasser cette plainte et ce sentiment
existentiel du presque rien, de l’extrême vulnérabilité de l’être :
Viendront
d’autres nuits
À ma rencontre
Je n’aurai rien demandé
N’en doutez pas
Le tremblement de mes pas
À la surface de la terre
Ne chavirera pas grand monde
En moi
Il y aura
Une envie de fuir
À laquelle je cèderai encore une fois
Le vent
souffle sur ma vie déserte
La fuite est un moyen qui ne semble qu’un
leurre. On a l’impression à travers ce parcours que vivre (survivre ?)
c’est faire des pas d’égaré, dans un dédale de rues, de paysages, dans un
dédale mental surtout qui abandonne le poète à son destin d’incompris :
« Je me confesse à des interlocuteurs anonymes/ Qui ne prennent pas la
peine de hocher la tête/ En faisant semblant de lire mes vers/ Je suis déjà
parti/ Là où personne ne m’attend
On se raccroche comme on peut au feu qui
dévorerait une maison hantée, vide, mutilée (p.24) ; à l’air qui
traverse les poèmes de souffles, de ciel allégeant parfois le sentiment de
peine ; à la terre à laquelle les chers disparus sont retournés ;
à l’eau dans laquelle « Tu te noies/ Dans un verre trouble… »
Le « je » perpétuellement
vacille et ne retrouve un tant soit peu d’équilibre que grâce à la
possibilité du poème arraché à l’angoisse, à la perte, à l’abîme. « Fertilité
de l’abîme » donc s’il permet par moments l’éclosion de poèmes comme
autant de façon de vaincre, résister, tenir et témoigner, transmettre,
continuer la tâche.
Vous ne savez
pas
Pourquoi j’écris
Comment le pourriez-vous ?
Je suis né il y a des millénaires
Le malheur me précédait de peu
Il n’a pas cessé
Comment pouvez-vous en douter ?
Je porte le nom
Des poètes assassinés
Que j’ai enterrés de mes mains
Dans le grand pays glacé
Mes mains et mes yeux saignent encore
Le vent d’est soufflait
Il enflammait
Les poèmes qu’ils m’ont tendus avant
d’expirer
Et que j’écris en ce moment
En me tordant les lèvres
Je suis leur fils
Entendez-vous
Leur mort est la mienne
Personne ne le sait
Il ne faut pas le révéler
Sinon j’y perdrais la vie
Cette mission de continuation, de
témoignages, Denis Emorine la rend possible en évoquant toute sorte de
personnages, hommes et femmes du passé qu’il ressuscite dans plusieurs
poèmes au fil du recueil : « La mort de Marina T. p.28 et
p.67-68 ; Shtiler p. 51-53 dans lequel est
retracé le quotidien d’Abel à qui il ne reste que « la musique du
ghetto », le mutisme, la mort qui rôde ; sa mère toujours aussi,
ombre à la fenêtre, ombre de ses rêves (p. 60-61) ; Carmen (p.73-74)
Svetlana, Irina, Milena (p. 88).
Une vie paradoxale se dévide tout au long
de cette traversée sombre et même morbide. Car il faut tenir ensemble la
parole et le silence. Traverser le silence jusqu’aux mots ou faire en sorte
que les mots déterrés gardent encore le poids du silence des morts. En tout
cas « Franchir »
Écrire
Était ta résidence
Tu le croyais
Et le silence
La porte à franchir
***
Pascal
Quignard
L’ouvrage est à
la fois récit, théâtre, poèmes. Côté cour, côté jardin, didascalies,
personnages nommés, récitant, dialogues et « tirades » :
tout indice relevant de la théâtralité, en huis clos bien que le jardin
dans le lointain ou l’arrière-plan de la scène soit omniprésent. Le
récitant, comme dans le théâtre antique, se charge du récit, c’est-à-dire
de ce qui advient au Révérend et à sa fille Rosemund,
même si l’un comme l’autre au fil des pages prennent eux aussi en charge le
récit de leur vie. Quant à la dimension poétique, on la saisit dans la mise
en pages, dans le travail ciselé de la langue, dans la musicalité du phrasé
(cf. mon « coup de cœur » du mois).
« L’avertissement »
de Pascal Quignard expose comment le projet de Dans ce jardin qu’on aimait s’est
élaboré. Il ne s’agit pas d’une fiction mais comme pour le roman Tous les matins du monde, de
retracer le destin d’un musicien. Pour ce texte de 2017, celui de Simeon Pease Cheney. Pourquoi
cet homme ? Il demeure un musicien méconnu et fort dédaigné de son
vivant car son obsession musicale si singulière est systématiquement
rejetée. Le révérend Cheney est le
premier compositeur – que je sache – à avoir noté tous les chants des
oiseaux qu’il avait entendus, au cours de son ministère, venir pépier dans
sa cure, au cours des années qui vont de 1860 à 1880.
Il
nota jusqu’aux gouttes de l’arrivée d’eau mal fermée dans l’arrosoir sur le
pavé de sa cour.
Il transcrivit jusqu’au son particulier
que faisait le portemanteau du corridor quand le vent s’engouffrait dans
les trench-coats et les pèlerines l’hiver.
J’ai été soudain ensorcelé par cet
étrange presbytère tout à coup devenu sonore, et je me suis mis à être
heureux dans ce jardin obsédé par l’amour que cet homme portait à sa femme
disparue. (p.9)
Par bien des
aspects, ce texte est envoûtant, ensorcelant. Il y a épure et sensualité,
solitude, incompréhension entre le père tourné uniquement vers sa femme
morte et sa fille Rosemund sevrée de tendresse et
d’attention. La vie passe, mélancolique, lente et secrète, entre le jardin,
le spectre idéalisé de la jeune épouse morte, la fille sacrifiée, le père
extatique et musicien incompris. L’élégante langue de l’auteur par sa
précision, sa préciosité et ses écarts et éclats de sensualité séduit le
lecteur/spectateur et le poursuit longtemps, comme un rêve dont des bribes
traversent tout au long de la journée le rêveur inquiet et fervent.
©Dominique
Zinenberg