LECTURE - CHRONIQUE 

 

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LECTURES - CHRONIQUES


Petite étude sur Carnet de l’Obscur de Mireille Diaz-Florian, Encres de Gilbert Conan,

Editions du Bretteur, 2015

 

par Dominique Zinenberg

 

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Livre d’artiste d’une rare élégance que ce Carnet de l’Obscur où s’allient dans la plus profonde harmonie les Encres de Gilbert Conan aux textes ciselés de Mireille Diaz-Florian.

Discrétion, précision, voilà les devises qui président pour l’un comme pour l’autre.

Contemplation, méditation, passage d’une impression à une énergie solaire, lunaire et cosmique qu’il s’agisse du dessin en noir et blanc ou en couleurs ou des phrases sculptées dans les paysages et qui saisissent le temps et l’espace, la force des éléments et celle du destin dans le recueillement des mots qui recèlent silence et lumière.

Chacune des pages est un pas, une trace, une solitude consentis. Tout se fait écho de façon sensible et délicate comme si un lien secret reliait chacun des moments textuels ou picturaux à tous les autres, l’ensemble formant un chœur méditatif, pleinement humain, grandement spirituel sans pour autant que soient absents ou négligés les sensations ou les sentiments qui ricochent quel que soit le lieu ou les temporalités évoqués (lointains ou récents).

 

C’est sous l’égide de Philippe Jaccottet que s’ouvre Carnet de l’Obscur. L’exergue est un extrait de Paysages avec figures absentes. On ne sait pas encore, si l’on n’a pas lu le Carnet, à quel point ce titre traduit admirablement l’impression générale que le texte et les dessins vont provoquer chez le lecteur. Paysages-figures-absentes. Un recueil de paysages : d’abord Conques « Le nom de Conques », sept fois ; ensuite « Traverses » réparties en « Lieux » et « Traces » ; enfin « Carnet de l’obscur » (sans O majuscule) qui contient treize « feuillets », chacun sous-titré : cinq d’entre eux suggèrent un lieu, un paysage ; les autres concernent les éléments (l’eau, le feu, la terre, l’air), des moments (la nuit) … Un recueil de « figures-absentes » dont la première occurrence se trouve dans le texte liminaire intitulé « Dédicace en solitudes ». En voici quelques bribes Il aura quitté la terrasse/ … Il est seul …/ Le temps des longues heures passées/ A faire vivre le texte/ de pulsation juste, de silence plein.  / …  Il a posé ses mains sur les feuillets épars. / … Il a mesuré ses pas de solitude et voici la fin du poème sans rupture : J’ai dessiné les contours des mots/ Instauré le rythme lent des syllabes sonores, / Hésité sur le seuil/ A franchir les portes obscures. // Je devine sous la toile du silence/ L’avancée exacte des heures nocturnes. / Plus loin encore vibre/ La froideur de l’aube. // Il a inscrit l’absence dans l’espace.

Et voilà mon hypothèse de lecture pour ce premier chant, avant lequel se trouve une encre en noir et blanc représentant des ombres d’êtres vivants, de paysages flous, de silhouettes indécises, Mireille Diaz-Florian rend hommage au travail de Gilbert Conan et lui, en miroir, fait de même à son amie poète.

Et comment serait-il possible dès lors que le mot « solitude » soit au singulier ? Il ne peut être qu’au pluriel car devant l’œuvre à faire ou achevée, chacun est seul. Deux solitudes côte à côte respirant le même air libre de toute allégeance pour faciliter l’accès à la beauté et au prisme irisé, diffracté des significations.

 

Résonne alors « Sept fois le nom de Conques ». Deux syllabes claires, Conques, comme le son de la cloche de l’église abbatiale, dans l’air pur de l’Aveyron. Sept fois, le nom (comme un hommage en retrait, en secret à Proust avec ses « Noms de pays, le nom ») et il fallait qu’il y eût sept chants pour que la magie du lieu opère pleinement, par la grâce du chiffre magique ou mystique, c’est selon !

Conques syllabe juste

Et la phrase peut mourir

Enfin sur le seuil

Chaque poème est composé de plusieurs tercets (cinq à neuf tercets selon les poèmes). Chacun capte un moment du jour (de l’aube à la nuit), saisit un aspect du dehors Ombre du vallon (I) La courbe assombrie/Qui délimite le ciel/ Au-dessus de Conques (II) Ce serait la nuit/ Sur les arbres du vallon/ Nuit d’exactitude (III) Hurlements des vents/ Jusqu’aux souches déracinées/Etouffées d’humus (IV) Le bois reste nu/ Dans l’hiver aux ombres mates/ Et la pierre triomphe (V) Houle forte et pleine/ Dans les labours de terre noire/ En bordure des bois (VI) Le cloître est à nu/ Ouvert sur les brumes et les vents/ Broyé dans le temps. (VII) Ces quelques exemples permettent d’ancrer Conques dans un terroir spécifique où le minéral, le végétal, les forces élémentaires jouent un rôle déterminant pour faire de Conques un village sculpté par les érosions, le travail et la spiritualité des hommes.

Dans le septième chant, la poète utilise la personnification pour évoquer le village. Le village regarde/ Etonné du nom de Conques/ Aux belles pierres sonores. L’étonnement concerne à la fois le nom qui tient son origine de quelque chose de marin qui ne subsiste qu’à l’état de vestige dans le nom et le minéral comme le chant VI le déploie de façon magistrale (Traversée marine/ Du nom de Conques prononcé/ Hauts bois et hauts vents … Houle forte et pleine… / Voilures empêtrées … Mâts dressés de Conques … Nervure de l’ombre au vitrail/ De blancheur saline// Là-bas le lointain/ Est certitude d’océan/ Mirage du nom). Mais l’étonnement naît aussi du prestige du village. Haut lieu de rassemblement pour la beauté du site, pour la beauté de l’abbaye (son célèbre tympan, Les yeux de la sainte/ Aux orbites de gemmes figées/ Au bel horizon) pour la force spirituelle dont irradie le village.

Dès le premier tercet du premier poème, Mireille Diaz-Florian assume son acte subjectif embrassant Conques du regard : Sur la pierre tendue/ La vibration de l’arc nu/ Mon regard s’est levé. Il s’agit bel et bien de faire l’expérience du lieu, une expérience totale : sensorielle, artiste, géographique, historienne, voire mystique. L’enjeu, semble-t-il, est cet embrassement tendant à l’universel et à l’embrasement passionnel pour l’humilité grandiose du village, traversé d’oiseaux, de siècles d’histoire, de pèlerins et touristes (Ils s’arrêtent là/ Quels qu’ils soient sur le seuil d’ombre/ La nuque fléchie (VII) ) Rien de mieux pour cet engagement profondément poétique que la recherche de la lumière, malgré les brumes et les vents, les ombres mates, les fines courbures de brume car ce qui réellement compte c’est ce trésor vers la clarté par le vitrail, par les orbites de gemme figées,

Enfouis dans la crypte

La source les cendres et de l’or

A fouiller toujours

 

***

 

 « Traverses » est le deuxième volet du recueil. Il contient quatre lieux et quatre traces. Le nom du lieu, ici, n’intervient pas. Le mystère de ces chants de lieux c’est aussi leur anonymat. Matière géographique et géologique puissante qui pourrait tout aussi bien n’avoir été que rêvée ou qu’amalgamée comme le conditionnel déclencheur du premier texte de « Traverses » le suggère, comme le dit de façon anaphorique la deuxième strophe, et comme la troisième le réaffirme à sa manière :

Ce serait une terre âpre où la roche affleure

Ce serait un ciel au bleu complémentaire qui pèse

Il y aurait le silence particulier des terres

Mais ce sont les seuls verbes au conditionnel. Les autres strophes de ce premier lieu sont au présent ainsi que tous les verbes des trois autres lieux évoqués. Un présent d’éternité, un présent descriptif, une présence totale aux lieux-titans qu’il faut savoir lire et décoder car ils sont Mémoire hercynienne où sont morts les géants/ Allongés encore en chien de fusil dans le granit. Lire le paysage, en saisir ce qui l’a traversé, en dehors des oiseaux et des souffles puissants et invisibles :

On s’y arrête à regarder sans autre nécessité

Les murs de pierre entassées

Signes des passages oubliés.

Cependant la lecture est incertaine car le silence et le mutisme dominent l’horizon et peut-être ne peut-on que supposer d’imaginaires voyages quand on voit sur l’espace du ciel des lignes tracées.

Le deuxième lieu, mais n’est-ce pas le même que le précédent, vu d’une autre face ? Le vent, dans la première strophe, prend vie et sensualité, lui qui rôde, se glisse, palpe, frôle, plonge tel un oiseau Dans un froissement d’ailes.

Dans ce décor de falaise, de crêtes se détache dans la deuxième strophe l’image d’un gisant. Dans la pierre calcaire la sculpture surgit telle une divinité qui La nuit venue … garde le seuil. Lecture-vision qui permet de deviner ses mains de calcaire durci/ Croisées sur le silence primitif. Ce que l’on voit ou imagine voir est dessin, La lumière trace les contours/ D’un fusain appliqué, le paysage devient tableau et son gigantisme permet de fonder des légendes voire des mythes. Et ce que l’on entend ou perçoit par le sens de l’ouïe se fera vibration et musique pour peu qu’on y soit sensible ! Oui la musique aussi est présence primitive, violente et laisse des traces dans le paysage, comme en un écho visuel :

Le versant nord dresse contre le ciel une masse guerrière

Dans le glissement sonore des éboulis.

Que cherche le marcheur face au panorama qu’il embrasse ? Il essaie de comprendre ce qui le dépasse et l’émeut.

 

Chaque pas devient signe

Pour celui qui s’avance.

 

On marche dans l’entre-deux du monde

Conscient de la portée de cet engagement

 

Les deux autres lieux ressemblent davantage à des épures. L’île se prête à moins de mots. Le tercet refait surface, mimant la douceur de la vague, la fragilité de l’espace, le bonheur de l’aquarelle. Une île de froidure, de neige, de bleu intense, une île qui semble née d’un homme dans un canot – l’homme et l’île solitaires, enfermés dans les glaces, attendant le dégel.

Dans le bruissement

De jour et de glace mêlé

L’homme est debout seul

 

Il disparaît alors

D’un cillement du regard

Ombre bleue de l’île

« Lieux IV » est une disposition mentale, nocturne et musicale, où le sujet jouit de la simple puissance d’être présente à l’instant, dans la pure béatitude de l’existence de telle façon que

Le feuillage dessine

Les ombres de la parole

Dans l’absence des mots.

 

***

 

Les quatre textes intitulés « Traces » concernent un voyage au Pérou.  Les traces mémorielles que l’on saisit d’un lieu par les vestiges plus ou moins prestigieux qu’il en reste et les traces du voyage dans l’esprit de la personne qui a découvert les lieux se superposent, comme des strates temporelles, hétérogènes, mêlant souvenirs personnels à la vision fantasmée historique.

Regard de l’Inca

Que, seule, l’aube rassure

Lorsqu’elle dessine les contours de la citadelle.

Regard effaré, abêti, du conquistador

Appliqué à la ruine.

Regard du voyageur, figé

Dans la contemplation muette.

La fascination géologique dans les descriptions de ces lieux impressionnants fait partie du charme de l’évocation. Pierres noires, schistes, éternité des laves, lignes scarifiées des pierres/ qui disent le froid radieux des cordillères.

Les traces de la civilisation inca, de sa destruction par les Conquistadors et le poids de la vie qui passe ici et maintenant (Soudaines congruences/ Indicible certitude / D’être là au monde/ Accordée) s’imbriquent dans le texte comme dans la pierre que les hommes ont travaillée tandis que le peintre ne retient que le passage de la couleur bleue, lumineuse, saisie sur le vif et pourtant inséparable du sentiment d’éternité que la nature et la culture font naître en nous. Au loin, le ciel s’appuyait sur les crêtes/ De toute sa masse d’ombre.

Les traces sont gestes, langue, fresque, paysage et musique. Oui, musique textuelle et des éléments dans lesquels baigne le regard du voyageur conquis et confronté au vertige de la splendeur millénaire.

 

***

 

« Carnet de l’obscur » contient treize feuillets. Les poèmes sont amples et se déploient en pleine page avec largesse. Ils évoquent le chemin, ils évoquent la nuit – un chemin dans la nuit – comment le tracer, l’appréhender, le comprendre ? La nuit est un pont dit Mireille Diaz-Florian. On peut s’y avancer jusqu’à l’autre rive. Il suffit de savoir le prix du passage/ Où se brisent les doutes comme les certitudes. / On ne mesure pas la durée de la traversée. / D’ailleurs, l’aube est improbable. La nuit et le chemin se confondent ou s’allient, lien intime cernant la destinée, la vie, la mort, l’étroit secret conduisant sur le chemin de la nuit au jour ou au néant, fragilité du chemin et de la nuit, mais chemin et nuit à franchir vaille que vaille ! J’avance sur le chemin où elle se tient, gardienne de l’obscur.

Se débattre avec le chemin qui se dissout dans sa courbe. Le chemin est forcément distordu mais il livre passage, il est engageant parce qu’il ne se dissocie pas d’un rythme et se règle sur la pulsation de la nuit.

Le courage ou la peur qu’importe ! La nuit comme le chemin doivent être traversés. Si la peur est calligraphie à même la peau, elle ne saurait empêcher l’expérience de la traversée de la nuit car elle peut être démasquée, pages d’ombre et de transparence.

Tout au long des « Feuillets », avancer, avancer, voilà le commandement et l’arme, la baguette magique, couleur des contes, le talisman qui de nuit en nuit apporte sa clarté, son entendement, son épiphanie. J’entre dans la contemplation ancestrale du mystère. (Feuillet 6)

Le plus souvent les Feuillets sont à la première personne. C’est le temps de l’expérimentation et de l’expérience. Même quand le « je » devient « nous », la vision, l’écoute, le pas vers l’obscur, sont solitaires, intimes, singuliers.

Passant par le moi intime, les sensations sont reines. Elles sont justes, claires. Elles habitent la marcheuse de nuit, de jour, la contemplative à l’affût des souffles, des clartés, des mille surgissements sensibles, sensitifs et sensuels du monde. Vibrations, fourmillements, froissements, musique des mots et du dehors : tout parle, tout frémit, dans l’infime comme dans l’immense. Je veux vivre de cet emportement dit la poète dans le feuillet intitulé « L’eau ».

Et le chant tellurique, cosmique, humain s’achève avec « Clarté » (Feuillet 13) qui cerne le retour de la balade noctambule ou tourmentée. Elle aura permis d’engranger une somme de savoirs qui ouvrent la possibilité d’appréhender désormais l’infime mouvement des étoiles. Le chemin, la nuit, les éléments sont une moisson de lumière, de vie, d’élans, source de possible traduction en mots, en poèmes, en art.                      


         

 


Petite étude par Dominique Zinenberg

mars 2017

Créé le 1 mars 2002

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