Livre d’artiste
d’une rare élégance que ce Carnet de
l’Obscur où s’allient dans la plus profonde harmonie les Encres de
Gilbert Conan aux textes ciselés de Mireille Diaz-Florian.
Discrétion,
précision, voilà les devises qui président pour l’un comme pour l’autre.
Contemplation,
méditation, passage d’une impression à une énergie solaire, lunaire et
cosmique qu’il s’agisse du dessin en noir et blanc ou en couleurs ou des
phrases sculptées dans les paysages et qui saisissent le temps et l’espace,
la force des éléments et celle du destin dans le recueillement des mots qui
recèlent silence et lumière.
Chacune des pages
est un pas, une trace, une solitude consentis. Tout se fait écho de façon
sensible et délicate comme si un lien secret reliait chacun des moments
textuels ou picturaux à tous les autres, l’ensemble formant un chœur méditatif, pleinement humain,
grandement spirituel sans pour autant que soient absents ou négligés les
sensations ou les sentiments qui ricochent quel que soit le lieu ou les
temporalités évoqués (lointains ou récents).
C’est sous
l’égide de Philippe Jaccottet que s’ouvre Carnet de l’Obscur. L’exergue est un extrait de Paysages avec figures absentes. On
ne sait pas encore, si l’on n’a pas lu le Carnet, à quel point ce titre traduit admirablement
l’impression générale que le texte et les dessins vont provoquer chez le
lecteur. Paysages-figures-absentes. Un recueil de paysages : d’abord
Conques « Le nom de Conques », sept fois ; ensuite
« Traverses » réparties en « Lieux » et
« Traces » ; enfin « Carnet de l’obscur » (sans O
majuscule) qui contient treize « feuillets », chacun sous-titré :
cinq d’entre eux suggèrent un lieu, un paysage ; les autres concernent
les éléments (l’eau, le feu, la terre, l’air), des moments (la nuit) … Un
recueil de « figures-absentes » dont la première occurrence
se trouve dans le texte liminaire intitulé « Dédicace en
solitudes ». En voici quelques bribes Il aura quitté la terrasse/ … Il est seul …/ Le temps des longues
heures passées/ A faire vivre le texte/ de pulsation juste, de silence
plein. / … Il a
posé ses mains sur les feuillets épars. / … Il a mesuré ses pas de solitude
et voici la fin du poème sans rupture : J’ai dessiné les contours des mots/ Instauré le rythme lent des
syllabes sonores, / Hésité sur le seuil/ A franchir les portes obscures. //
Je devine sous la toile du silence/ L’avancée exacte des heures nocturnes.
/ Plus loin encore vibre/ La froideur de l’aube. // Il a inscrit l’absence
dans l’espace.
Et voilà mon
hypothèse de lecture pour ce premier chant, avant lequel se trouve une
encre en noir et blanc représentant des ombres d’êtres vivants, de paysages
flous, de silhouettes indécises, Mireille Diaz-Florian rend hommage au
travail de Gilbert Conan et lui, en miroir, fait de même à son amie poète.
Et comment
serait-il possible dès lors que le mot « solitude » soit au
singulier ? Il ne peut être qu’au pluriel car devant l’œuvre à faire
ou achevée, chacun est seul. Deux solitudes côte à côte respirant le même
air libre de toute allégeance pour faciliter l’accès à la beauté et au
prisme irisé, diffracté des significations.
Résonne alors
« Sept fois le nom de Conques ». Deux syllabes claires, Conques,
comme le son de la cloche de l’église abbatiale, dans l’air pur de
l’Aveyron. Sept fois, le nom (comme un hommage en retrait, en secret à
Proust avec ses « Noms de pays, le nom ») et il fallait qu’il y
eût sept chants pour que la magie du lieu opère pleinement, par la grâce du
chiffre magique ou mystique, c’est selon !
Conques syllabe juste
Et la phrase peut mourir
Enfin sur le seuil
Chaque poème
est composé de plusieurs tercets (cinq à neuf tercets selon les poèmes).
Chacun capte un moment du jour (de l’aube à la nuit), saisit un aspect du
dehors Ombre du vallon (I) La courbe assombrie/Qui délimite le
ciel/ Au-dessus de Conques (II) Ce
serait la nuit/ Sur les arbres du vallon/ Nuit d’exactitude (III) Hurlements des vents/ Jusqu’aux souches
déracinées/Etouffées d’humus (IV) Le bois reste nu/ Dans l’hiver aux
ombres mates/ Et la pierre triomphe (V) Houle forte et pleine/ Dans les labours de terre noire/ En bordure
des bois (VI) Le cloître est à
nu/ Ouvert sur les brumes et les vents/ Broyé dans le temps. (VII) Ces
quelques exemples permettent d’ancrer Conques dans un terroir spécifique où
le minéral, le végétal, les forces élémentaires jouent un rôle déterminant
pour faire de Conques un village sculpté par les érosions, le travail et la
spiritualité des hommes.
Dans le
septième chant, la poète utilise la personnification pour évoquer le
village. Le village regarde/ Etonné du nom de Conques/ Aux belles pierres sonores.
L’étonnement concerne à la fois le nom qui tient son origine de quelque
chose de marin qui ne subsiste qu’à l’état de vestige dans le nom et le
minéral comme le chant VI le déploie de façon magistrale (Traversée marine/ Du nom de Conques
prononcé/ Hauts bois et hauts vents … Houle forte et pleine… / Voilures
empêtrées … Mâts dressés de Conques … Nervure de l’ombre au vitrail/ De
blancheur saline// Là-bas le lointain/ Est certitude d’océan/ Mirage du nom).
Mais l’étonnement naît aussi du prestige du village. Haut lieu de
rassemblement pour la beauté du site, pour la beauté de l’abbaye (son
célèbre tympan, Les yeux de la
sainte/ Aux orbites de gemmes figées/ Au bel horizon) pour la force
spirituelle dont irradie le village.
Dès le premier
tercet du premier poème, Mireille Diaz-Florian assume son acte subjectif
embrassant Conques du regard : Sur
la pierre tendue/ La vibration de l’arc nu/ Mon regard s’est levé. Il
s’agit bel et bien de faire l’expérience du lieu, une expérience totale :
sensorielle, artiste, géographique, historienne, voire mystique. L’enjeu,
semble-t-il, est cet embrassement tendant à l’universel et à l’embrasement
passionnel pour l’humilité grandiose du village, traversé d’oiseaux, de
siècles d’histoire, de pèlerins et touristes (Ils s’arrêtent là/ Quels qu’ils soient sur le seuil d’ombre/ La
nuque fléchie (VII) ) Rien de mieux pour cet engagement profondément
poétique que la recherche de la lumière, malgré les brumes et les vents, les ombres mates, les fines courbures de
brume car ce qui réellement compte c’est ce trésor vers la clarté par
le vitrail, par les orbites de gemme
figées,
Enfouis dans la crypte
La source les cendres et de l’or
A fouiller toujours
***
« Traverses » est le deuxième
volet du recueil. Il contient quatre lieux et quatre traces. Le nom du
lieu, ici, n’intervient pas. Le mystère de ces chants de lieux c’est aussi
leur anonymat. Matière géographique et géologique puissante qui pourrait
tout aussi bien n’avoir été que rêvée ou qu’amalgamée comme le conditionnel
déclencheur du premier texte de « Traverses » le suggère, comme
le dit de façon anaphorique la deuxième strophe, et comme la troisième le
réaffirme à sa manière :
Ce
serait une terre âpre où la roche affleure
Ce
serait un ciel au bleu complémentaire qui pèse
Il
y aurait le silence particulier des terres
Mais ce sont
les seuls verbes au conditionnel. Les autres strophes de ce premier lieu
sont au présent ainsi que tous les verbes des trois autres lieux évoqués.
Un présent d’éternité, un présent descriptif, une présence totale aux
lieux-titans qu’il faut savoir lire et décoder car ils sont Mémoire hercynienne où sont morts les
géants/ Allongés encore en chien de fusil dans le granit. Lire le
paysage, en saisir ce qui l’a traversé, en dehors des oiseaux et des
souffles puissants et invisibles :
On s’y arrête à regarder sans autre nécessité
Les murs de pierre
entassées
Signes des passages oubliés.
Cependant la
lecture est incertaine car le silence et le mutisme dominent l’horizon et
peut-être ne peut-on que supposer d’imaginaires
voyages quand on voit sur
l’espace du ciel des lignes tracées.
Le deuxième
lieu, mais n’est-ce pas le même que le précédent, vu d’une autre
face ? Le vent, dans la première strophe, prend vie et sensualité, lui
qui rôde, se glisse, palpe, frôle,
plonge tel un oiseau Dans un
froissement d’ailes.
Dans ce décor
de falaise, de crêtes se détache dans la deuxième strophe l’image d’un
gisant. Dans la pierre calcaire la sculpture surgit telle une divinité qui La nuit venue … garde le seuil. Lecture-vision
qui permet de deviner ses mains de
calcaire durci/ Croisées sur le silence primitif. Ce que l’on voit ou
imagine voir est dessin, La lumière
trace les contours/ D’un fusain appliqué, le paysage devient tableau et
son gigantisme permet de fonder des légendes voire des mythes. Et ce que
l’on entend ou perçoit par le sens de l’ouïe se fera vibration et musique
pour peu qu’on y soit sensible ! Oui la musique aussi est présence
primitive, violente et laisse des traces dans le paysage, comme en un écho
visuel :
Le
versant nord dresse contre le ciel une masse guerrière
Dans
le glissement sonore des éboulis.
Que cherche le
marcheur face au panorama qu’il embrasse ? Il essaie de comprendre ce
qui le dépasse et l’émeut.
Chaque
pas devient signe
Pour
celui qui s’avance.
On
marche dans l’entre-deux du monde
Conscient
de la portée de cet engagement
Les deux autres
lieux ressemblent davantage à des épures. L’île se prête à moins de mots.
Le tercet refait surface, mimant la douceur de la vague, la fragilité de l’espace,
le bonheur de l’aquarelle. Une île de froidure, de neige, de bleu intense,
une île qui semble née d’un homme dans un canot – l’homme et l’île
solitaires, enfermés dans les glaces, attendant le dégel.
Dans
le bruissement
De
jour et de glace mêlé
L’homme
est debout seul
Il
disparaît alors
D’un
cillement du regard
Ombre
bleue de l’île
« Lieux
IV » est une disposition mentale, nocturne et musicale, où le sujet
jouit de la simple puissance d’être présente à l’instant, dans la pure
béatitude de l’existence de telle façon que
Le
feuillage dessine
Les
ombres de la parole
Dans
l’absence des mots.
***
Les quatre
textes intitulés « Traces » concernent un voyage au Pérou. Les traces mémorielles que l’on saisit
d’un lieu par les vestiges plus ou moins prestigieux qu’il en reste et les
traces du voyage dans l’esprit de la personne qui a découvert les lieux se
superposent, comme des strates temporelles, hétérogènes, mêlant souvenirs
personnels à la vision fantasmée historique.
Regard
de l’Inca
Que,
seule, l’aube rassure
Lorsqu’elle
dessine les contours de la citadelle.
Regard
effaré, abêti, du conquistador
Appliqué
à la ruine.
Regard
du voyageur, figé
Dans
la contemplation muette.
La fascination
géologique dans les descriptions de ces lieux impressionnants fait partie
du charme de l’évocation. Pierres
noires, schistes, éternité des laves, lignes scarifiées des pierres/ qui
disent le froid radieux des cordillères.
Les traces de
la civilisation inca, de sa destruction par les Conquistadors et le poids
de la vie qui passe ici et maintenant (Soudaines
congruences/ Indicible certitude / D’être là au monde/ Accordée)
s’imbriquent dans le texte comme dans la pierre que les hommes ont travaillée
tandis que le peintre ne retient que le passage de la couleur bleue,
lumineuse, saisie sur le vif et pourtant inséparable du sentiment
d’éternité que la nature et la culture font naître en nous. Au loin, le ciel s’appuyait sur les
crêtes/ De toute sa masse d’ombre.
Les traces sont
gestes, langue, fresque, paysage et musique. Oui, musique textuelle et des
éléments dans lesquels baigne le regard du voyageur conquis et confronté au
vertige de la splendeur millénaire.
***
« Carnet
de l’obscur » contient treize feuillets. Les poèmes sont amples et se
déploient en pleine page avec largesse. Ils évoquent le chemin, ils
évoquent la nuit – un chemin dans la nuit – comment le tracer,
l’appréhender, le comprendre ? La
nuit est un pont dit Mireille Diaz-Florian. On peut s’y avancer jusqu’à l’autre rive. Il suffit de savoir le
prix du passage/ Où se brisent les doutes comme les certitudes. / On ne
mesure pas la durée de la traversée. / D’ailleurs, l’aube est improbable. La
nuit et le chemin se confondent ou s’allient, lien intime cernant la
destinée, la vie, la mort, l’étroit secret conduisant sur le chemin de la
nuit au jour ou au néant, fragilité du chemin et de la nuit, mais chemin et
nuit à franchir vaille que vaille ! J’avance sur le chemin où elle se tient, gardienne de l’obscur.
Se débattre
avec le chemin qui se dissout dans sa
courbe. Le chemin est forcément distordu mais il livre passage, il est
engageant parce qu’il ne se dissocie pas d’un rythme et se règle sur la pulsation de la nuit.
Le courage ou
la peur qu’importe ! La nuit comme le chemin doivent être traversés.
Si la peur est calligraphie à même la
peau, elle ne saurait empêcher l’expérience de la traversée de la nuit
car elle peut être démasquée, pages
d’ombre et de transparence.
Tout au long
des « Feuillets », avancer, avancer, voilà le commandement et
l’arme, la baguette magique, couleur des contes, le talisman qui de nuit en
nuit apporte sa clarté, son entendement, son épiphanie. J’entre dans la contemplation ancestrale
du mystère. (Feuillet 6)
Le plus souvent
les Feuillets sont à la première personne. C’est le temps de
l’expérimentation et de l’expérience. Même quand le « je »
devient « nous », la vision, l’écoute, le pas vers l’obscur, sont
solitaires, intimes, singuliers.
Passant par le
moi intime, les sensations sont reines. Elles sont justes, claires. Elles
habitent la marcheuse de nuit, de jour, la contemplative à l’affût des
souffles, des clartés, des mille surgissements sensibles, sensitifs et
sensuels du monde. Vibrations, fourmillements, froissements, musique des
mots et du dehors : tout parle, tout frémit, dans l’infime comme dans
l’immense. Je veux vivre de cet
emportement dit la poète dans le feuillet intitulé « L’eau ».
Et le chant
tellurique, cosmique, humain s’achève avec « Clarté » (Feuillet
13) qui cerne le retour de la balade noctambule ou tourmentée. Elle aura
permis d’engranger une somme de savoirs qui ouvrent la possibilité d’appréhender désormais l’infime
mouvement des étoiles. Le chemin, la nuit, les éléments sont une
moisson de lumière, de vie, d’élans, source de possible traduction en mots,
en poèmes, en art.