LECTURE - CHRONIQUE 

 

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LECTURES –CHRONIQUES

 

Petite étude sur À l’affût de Dieu de Karoly Fellinger

Traduction française et préface de Karoly Sandor Pallai,

Éditions du Cygne, 2017 (Poésie du monde/Hongrie, 15 €)

 

par Dominique Zinenberg

 

 

À l’affût de Dieu est un recueil qui quête un sens, qui guette un/des signes, qui voudrait de façon claire ne rien cacher mais qu’on ne cachât rien non plus et qui niche au sein du texte, le poème qui donne son titre au recueil, comme un secret que l’on divulgue, soudain, au détour d’une page et dont le rayonnement éclaire chacun des micro-récits-poèmes du recueil.

 

À l’affût de Dieu

 

Les yeux de Janos se sont emplis

d’obscurité, il se sent comme Juli

qui est à l’affût de Dieu en ce moment même

et quand elle revient, comme un ange,

elle ne partagera pas la proie,

elle la redonnera plutôt à la pureté,

à l’inconnu lavable

qui se dilatera ou se rétrécira par là

ou attendra presque à l’oisiveté comme les nuages

d’orage timides qui arrivent brusquement

faisant reculer les bornes de l’existence

tandis qu’ils marquent de leurs éclairs

le sort immuable. (p.83)

 

À quel moment déterminant est-on à « l’affût de Dieu » ? Peut-être essentiellement quand les yeux d’un être cher se remplissent d’obscurité, qu’il se meurt. À ce moment précisément commence la quête pour comprendre et pour atteindre quelque chose qui serait possiblement Dieu : une empreinte, un souffle, un fétu qui ferait signe. Cela coïncide avec le deuil qui est ressassement, besoin d’intimité, d’où ces poèmes qui ressemblent à un journal intime, qui évoquent le plus quotidien auréolé, cependant, de sacré. Devant le mystère de la mort, il y a un instant où le mort comme le vivant sont « à l’affût » de ce qui advient, l’un meurt, l’autre revient « comme un ange » et « le sort immuable » s’impose dans la temporalité incarnée par les nuages, les orages, les éclairs et la dilution du secret dans la « pureté » insaisissable du jour.

 

Le chamboulement que le deuil provoque est sensible dans la disposition peu chronologique des poèmes du recueil. Peut-être aussi, dans le cas particulier du père du poète, la mort a-t-elle été anticipée par l’état dégradé du père atteint d’Alzheimer quelques années avant sa mort, parce qu’avec la maladie s’était glissée, sournoise, l’absence.

    

Carburant

 

Si mon père était vivant,

je ne pourrais pas

visiter sa tombe chaque jour

avec ma mère

car l’un de nous deux

devrait rester auprès de lui,

comme toujours,

veillant

à ce qu’il n’ouvre le gaz,

qu’il ne tourne le robinet,

qu’il ne fasse une chute

et se casse le col du fémur

c’est à cela qu’il a succombé

il y a cent un jours. (p.53)

 

Tout le recueil tourne autour de la présence/absence du père ; autour de la vie que le père a menée, de la relation du père au fils, et à sa femme. Le quotidien est imprégné du souvenir du père qui traverse les pages des jours et celles de l’écriture comme une grande ombre qui s’immisce, l’enveloppe, le porte et l’atterre. Mon père est mort, le temps s’en est allé avec lui […] Si j’entre dans la chambre de mon père, je laisse la porte/grande ouverte, je ne l’oublie jamais, j’en suis sûr, / la paix s’habille par couches, elle ne connaît /rien d’autre que l’hiver rigoureux, son cœur bat/ avec intransigeance sous son sommet enneigé. / Mon père demeure silencieux, ses réponses / frapperaient mes questions de droit de sortie.

 

Le quotidien est simple, voire trivial : il semble manger les jours de sa routine ingrate et le poète n’évacue ni les poubelles qu’il a la corvée de sortir (Testament, p.15), ni la mouche qu’il a tuée en contrepoids de larmes qui ne venaient pas (p. 28), ni l’évocation du poisson congelé que le père aimait (p. 82) et tant d’autres choses que les poèmes ne contiennent pas souvent dont des allusions à la modernité médicale par exemple (p. 79). On pourrait en faire toute une liste ou un inventaire à la Prévert !  Mais voici « Un autre quatrain » comme illustration :

 

Tandis que l’âme règle son compte à la matière,

la douleur prépare un lit à la délivrance,

la mémoire fait une transplantation de passé

et le donneur est la paix même.

 

La tristesse et la douleur du manque que le nombre écoulé de jours sans le père suggère bien n’empêchent pas l’humour, la dérision et un sens de la fantaisie qui se déploie souvent dans les comparaisons et analogies qui foisonnent dans le recueil. Oui, les comparaisons foisonnent ouvrant des espaces parfois métaphysiques, parfois insolites, créant à chaque fois un léger déraillement entre le comparant et le comparé : j’ai toujours le dernier mot/comme la brique de lait vide… (p.15) ; Je porte à terme mes souvenirs comme ma mère // a porté mes deux frères/dans son sein profond comme les astres. (p.21) ; son absence tourne en rond au-dessus de moi comme le charognard élevé au zoo… (p.22) ; ma peur a un jaune et un blanc / comme l’œuf si ma mère le casse pour une omelette. (p. 23) ; deux pins d’un mètre cinquante / scrutent le ciel / comme deux chérubins oisifs. (p.57) Tout comme Dieu, / les morts non plus ne seront jamais / des civils. (« ça commence maintenant, p. 61) etc.

 

Un sens de la dérision, de l’absurde en étroite corrélation avec l’humour distancé du poète se dégagent des vers à travers tout le volume. Karoly Fellinger dans ses annotations quotidiennes (ou qui le semblent) ne donne pas de lui une image particulièrement flatteuse, il ne craint pas de faire tenir à son père à propos de sa poésie des propos peu élogieux :

 

Perle

À tous mes amis

 

De la douzaine de mes poèmes

que mon père a lue,

tu peux choisir

celui que tu aimes le plus

et tu peux le réciter à ma mort

au chemin de la Croix le plus proche,

le reste ne vaut pas un clou.

 

Cependant dans son recueil, les questionnements sur la poésie, l’allusion à son écriture, à ses éditeurs, aux mots, à la langue, à la traduction ne manquent pas. Et le ton est toujours plus ou moins grave et empreint d’auto-dérision :

 

En cachette

 

Dieu me tourne le dos

comme s’il traduisait

mes poèmes en une langue

que ne parle aucun de nous deux.

Il se fait vacciner

avant notre rencontre,

nous sommes si proches,

il pourrait facilement attraper

de moi une maladie quelconque.

Il me serre la main avec des gants. (p. 71)

 

Retour

 

En se lisant, le poète encourt

une grande responsabilité,

en pareilles occasions,

il en finit avec son âge

et si on traduit ses poèmes

et que le traducteur lui pose

au moins cinquante questions

concernant l’interprétation,

rien de surprenant à ce que le poète ne croie

non seulement en Dieu mais en l’existence non plus.

Sa langue y passe. (p.72)

 

Ces deux poèmes m’amènent à la dernière piste pour lire ce poète si vibrant de justesse et de talent, provisoirement dernière, cela va de soi, car cette étude lâche par nécessité des pans entiers d’analyses possibles. Cette piste concerne le rapport du poète à Dieu, aux textes bibliques et aux allusions aux mythes grecs, en particulier, à Homère et à Troie. Le Dieu du poète a beau être « atténué » (comme l’a si bien dit Supervielle dans La Fable du monde), il n’empêche qu’il hante le mental de Fellinger bien que cette obsession soit presque toujours à mettre en relation avec la mort du père ou d’amis.

 

Quatrain

À la mémoire d’Agnès Nemes Nagy

 

Absorbée dans ses pensées

comme dans la grasse terre nourricière

elle n’avait pas beaucoup de choix,

Dieu lui a mis un parapluie dans la main. (p. 85)

 

Ce qui nourrit, en revanche, de façon naturelle la poésie de Fellinger c’est la Bible dont les références sont légion de part en part du recueil comme s’il y avait une imprégnation culturelle et cultuelle si évidente que les références dans ses poèmes coulent de source, presque pourrait-on dire étourdiment, par inadvertance.

Mais il y a aussi Troie qui revient à plusieurs reprises et à chaque fois de façon très imagée :

 

Installation

 

Toute femme

enceinte est au fond

un cheval de Troie. (p. 63)

 

« Mon passé est aussi vide que le cheval de Troie/ que les couleurs ont déserté en se glissant/ dehors comme des soldats gris. » (p. 26).

 

Le questionnement est inépuisable. Épingler les frémissements et émois des jours, les prémonitions, les signes de présence (dès l’absence), faire le compte des jours depuis … c’est aussi, de façon détournée, sans arrogance, dessiner un art poétique que l’on pourrait résumer en citant ce monostiche intitulé « Ombre séchée » :

 

Le poème est le test-surprise du silence. *

 

*C’est moi qui cite en caractères gras.

 

 

©Dominique Zinenberg

 

 

 

Petite étude
par Dominique Zinenberg

 

Francopolis janvier-février 2017

 

8Créé le 1 mars 2002

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