Ce recueil nous place dès
les premiers vers dans un univers où règne l’obscurité.
Comparée à l’électricité, la poésie constitue
à la fois l’énergie et le danger qui tirent inévitablement
vers le bas quiconque franchit le seuil de l’œuvre :
« Un courant alternatif me traverse
Si vous me suivez
dans mon monde électrique
je vous entraînerai
dans mes abîmes
fouettant votre pouls
avec le mien » (p.7)
La question est inévitable et cruciale : «
Qui suis-je ? » (p. 10). Existe-t-il une réponse à cette
interrogation et, le cas échéant, la poésie pourra-t-elle
la trouver ? Bien au-delà de cette secrète alliance entre le
signifiant et le signifié, les mots sont étroitement liés
à l’existence (à l’expérience ?) à tel point
qu’ils deviennent la conditio sine qua non de la vie. Leur silence mènerait
irrémédiablement à la disparition :
« Dès que je me tais
je n’existe plus » (p.10)
Le choix des mots n’est pas chose aisée, car il dépasse le
poète. « Les mots savent de nous ce que nous ignorons d’eux
» disait Char. Et si nous savions quelle serait l’épitaphe que
l’on inscrira sur notre tombe ; ces ultimes mots qui accompagnent le défunt
pour l’éternité, mais que lui-même ne pourra jamais lire
?
« J’ignore quels mots me suivront
jusqu’à ma mort
lesquels s’insinueront
jusque dans ma tombe » (p.12)
La page blanche – topos abondamment exploité depuis Mallarmé
– devient l’image du vide. Aucune lettre, aucun signe de ponctuation ne gercent
plus le papier immaculé :
« La caravane de mes mots
traverse la page
désert blanc
sans repères
sans points d’eau » (p.14)
Vide parfait ? Certainement pas. Nous sommes très proches de la page
blanche que tient le cadavre à la fin du Voyage d’Urien de Gide et
qui symbolise l’échec de la quête de l’absolu. Le gnôthi
seautón de Socrate n’existe plus.
«
Le désert est silence » (p.24). Anise Koltz aurait-elle songé au tercet de la poétesse parisienne Élisa Huttin :
« L’écho du désert
est un parchemin immense
Écrit de silence »
Le désert se transforme – comme chez Saint-John Perse – en océan,
sauf que chez Anise Koltz, les flots sont connotés négativement
:
« La mer
messager empressé
de toucher la terre
s’écrase
avant d’avoir délivré
son message » (p.23)
À l’instar du poète, la mer ne peut plus révéler
son secret. Les correspondances sont interrompues. C’est le « vent
noir » qui se lève et qui chasse le dernier grain de sable de
la feuille vierge. Pourquoi le vent est-il noir ? Qu’est-ce que le noir ?
On lira ces deux vers de Guillevic :
« Je ne sais pas ce qu’est ce noir,
Je suis dedans. »
L’océan est devenu un ennemi ; ce qui jadis relevait du fascinum s’est métamorphosé en tremendum :
« Je vois en eux
des faisceaux d’onde
un océan de vibrations
d’où naîtront un jour
des monstres » (p.40)
Ces vers ne sont pas sans nous rappeler un passage de Roubaud :
«
À la lumière. je constatai ton irréalité. elle émettait des monstres. et de l’absence. »
Le futur sera-t-il sombre ou clair, désert ou océan ?
« L’avenir
reste l’avenir » (p.39)
«
Comment vivre sans inconnue devant soi ?
» est la question posée par Char. Car c’est de cette inconnue
que naît l’œuvre, même si elle aboutit au cahier vide, à
la page en friche… Dans cet ordre d’idées, la quête du moi est
rendue difficile, voire irréalisable. Le « vent noir »
jette le voile sur toute chose, la rendant ainsi inaccessible. Comme le constate
Paz, nous sommes contraints à rester enfermés en nous-mêmes
:
« C’est la ville autour de son ombre
cherchant toujours se cherchant
perdue en sa propre immensité
sans s’atteindre jamais
ni pouvoir sortir de soi »
* * *
Gaspard HONS :
Ritte
« Ne laisser apparaître que le mouvement,
l’éventuel déplacement d’une pensée,
rien d’autre, même pas une pensée,
uniquement son léger déplacement,
avant de disparaître » (p.8)
La poésie de Gaspard Hons se définit d’abord
par son caractère « mobile » : rien n’est stable ou figé
; tout est en perpétuel devenir. Paradoxalement – du moins à
première vue –, c’est le silence qui engendre le mouvement. Il réunit
en lui les pôles opposés («
c’est l’inaudible silence/qui se fait entendre »
(p.9)) – sans toutefois les annuler, contrairement au principe hégélien
de l’Aufhebung – et se trouve ainsi à la base de la création
poétique, car nous savons depuis Héraclite que l’exaltante
opposition des contraires se trouve au cœur de l’Être en mutation.
On remarque que l’œuvre de Gaspard Hons est profondément
inspirée des philosophies orientales et surtout du taoïsme. Aussi
n’est-il pas étonnant de retrouver la notion de « vide »
dans ses textes :
« du vide nous n’avons qu’une notion abstraite » (p.10)
« le vide ne connaît ni centre ni contours,
unité essentielle » (p.11)
Il n’y a pas de définition du vide. On le vit, on le subit, on en fait l’expérience :
« l’écho du vide se passe de la parole pour se faire entendre » (p.12)
Le vide est sans comment ni pourquoi. Il constitue à
la fois ce qui est omniprésent et ce qui se dérobe sans cesse
à toute quête. Lorsqu’on demandait à Lie Tseu pourquoi
il préconisait le vide, il répondit :
« Je
n’estime pas le vide. Rien ne vaut le calme, rien ne vaut le vide pour rester
inconnu. Calme et vide font retrouver sa demeure, recevoir et donner la font
perdre. »
Vide et silence sont donc les bases de toute méditation
ontologique. Et les fragments de Gaspard Hons sont bien plus que de simples
réflexions, ce sont des méditations « poé-sophiques
» :
« écoute, tu entends ce que nul n’entend,
un chant venant du fond de toi
d’un ailleurs moins qu’un ailleurs » (p.14)
L’homme est un «
vase de spiritualité enclose
» (Proust). Aller au fond de soi-même et écouter sa voix
intérieure, c’est faire l’expérience du désert : ce
qui semble le plus lointain, c’est ce qui est infiniment proche.
La fragmentation, autre thème cher aux adeptes du taoïsme :
« À quoi bon recoller les morceaux ? » (p.18)
L’éclatement (Po en ancien chinois) appelle une
situation de renouveau . C’est se distancier des anciennes habitudes de penser.
Pourquoi fragmentation ? Parce que les éléments entretiennent
entre eux un jeu de correspondances qui est d’autant plus intense que l’éclatement
est important. « L’un, c’est le multiple » disait Nietzsche.
Ce sont les liens secrets qui existent entre toutes choses, mais que l’on
ne trouve que dans le vide :
« Arpente les trous
que tu crois vides » (p.24)
Étrange ressemblance avec le passage suivant tiré du Tao-tö king (V, IV) :
« Le Tao vide qu’on emploie
ne se remplit jamais.
Insondable comme un gouffre
il paraît être l’origine de tous les êtres. »
Le silence n’existe que dans l’abîme qui constitue
la « profondeur » du moi. Le Tao est la philosophie du silence,
du vide et de l’Individu. Chacun doit le trouver seul au fond de soi-même
:
« le silence n’intéresse personne
seul tu en prends soin. » (p.27)
Seule une recherche « ésotérique »
(au sens étymologique du mot) permet d’atteindre la fibre la plus
nue de l’Être.
« abandonne-toi à la joie de savoir qui tu es » (p.35)
Pour se découvrir soi-même, il faut une harmonie
entre vie intérieure et vie extérieure . C’est ce que l’on
désigne en ancien chinois par Tchoung Fou. S’abandonner au silence,
plonger dans le vide, laisser le vide nous traverser, faire l’expérience
du silence vide (du vide silencieux), découvrir l’indécryptable
union entre l’Être et le cosmos :
« le secret que tu ignores
imagine-le jusqu’à l’oublier » (p.36).
* Anise KOLTZ : Le vent noir et Gaspard HONS : Ritte
Éditions Estuaires, collection 99, coffret n°2
ISBN : 2-9599704-1-1- 45,00 euros