Le format est rectangulaire. Les
poèmes se déploient, non pas à la verticale, mais à l’horizontale, dans le
sens de la largeur en tercets pour « Confiance », en versets
brefs et ajourés/espacés pour « Patiences », avec sous-titres, et
sans sous-titres mais numérotation latine pour « Les Tesselles du
jour ».
Petite anthologie ou jardin du
curé, florilège, fleurs du mal, de joie, de peine, de cimetières.
Apparemment, non pas les fleurs
d’autrui (des poètes que l’on aime), mais les siennes propres : un
recueil de ses propres textes pour autrui. Un recueil égoïste alors ou bien
narcissique, comme la fleur du même nom ? Ce serait, je crois, faire
fausse route, se fourvoyer quant à l’intention de France Burguelle Rey.
D’abord parce qu’elle écarte la limite d’une identité précise en asexuant
son texte ou en le rendant neutre par l’utilisation systématique du
masculin singulier dans ses accords quand bien même elle dit
« je » et « moi ». Distance sexuelle qui ne dit nullement
un anti féminisme mais, notre langue aidant, permet de ne pas être lue dans
un genre. « Elle » limite, « il » embrasse, incorpore,
universalise.
Le/la poète nous rappelle
(implicitement) qu’aucun jardin de fleurs ne naît de rien. L’anthologie ne
pourrait exister sans l’apport constant de toutes les fleurs déjà
existantes, de toute l’intertextualité qui est le terreau des œuvres. Une
nourriture terrestre qui est riche d’expériences de lectures classiques et
modernes, latines, grecques et étrangères. Mais tout cela a eu lieu en
secret, de façon souterraine et a si bien été assimilé que ce matériau
s’est infiltré dans l’œuvre en cours sans qu’on se souvienne toujours
parfaitement quel poète plus ancien affleure dans tel tercet ou verset qui
s’élabore.
Toutefois la reconnaissance pour
certains auteurs est explicite mais de cette façon originale qui lui fait
insérer le nom propre comme s’il était un nom commun, comme pour lisser la
typographie et suggérer aussi que le meilleur éloge que l’on puisse faire à
un poète c’est de le faire appartenir à la langue du monde, un nom propre
et commun qui féconde. Ainsi commence Petite anthologie : je
lis le grand whitman et ses oiseaux qui volent puis un peu plus loin je
lis walt le grand quand souffle tant le vent les esprits sont si sombres. Plus
loin encore dans cette première partie qui s’appelle « Confiance»,
elle écrit : je me sens votre frère poète parmi vous et je pense à
desnos.
Le texte ne comporte ni majuscule, ni
ponctuation. Il ne faut aucun obstacle pour le souffle, pour l’horizon sans
borne. Il ne faut que l’air entre les strophes, l’air qui permet aux
mots-oiseaux de parcourir librement l’espace poétique. Et dans cette
liberté exigeante, on entend « Zone » et
« Vendémiaire » de Guillaume Apollinaire dans Alcools, on
ressent ce besoin vital de se libérer de tous les jougs ainsi que le désir
d’embrasser la vie dans sa force et sa globalité.
moi
je me sens des vôtres j’écris et demain prend son sens
comme
d’autres prennent le train je dis
adieu
aux larmes salue ma joie de vivre j’écris
Mais ce parti pris de la non
ponctuation oblige tout lecteur à un effort supplémentaire pour accéder au
texte. Oui, en quelque sorte, avec France Burguelle-Rey, il est nécessaire
de se réinitier à la lecture dont on pourrait avoir l’illusion qu’elle
coule de source. Or parfois la découverte d’un livre (essai, roman, poème)
est rencontre avec une langue plus expérimentale et dont le non formatage
oblige à un réapprentissage de la lecture ou à tout le moins à un
réajustement de telle façon qu’il faut relire parce que les mots
accrochent, parce qu’un mot qu’on croit pouvoir lire avec le groupe qui
précède appartient finalement au groupe suivant : la mer étale des
mots achoppant sur quelque rocher que le regard panoramique ne permet pas
de voir, mais que celui, scrutateur du lecteur attentif et curieux,
perçoit.
Lire est d’ailleurs dans le texte un
thème récurrent, associé à l’horreur des autodafés (Je m’offre une
couronne contre tous ces autodafés), au constat de son abus de lecture
qui lui fait oublier certaines choses essentielles de la vie, comme arroser
ses fleurs, par exemple :
mais je lis trop de livres et vous oublie
le nez dans mes papiers
mes fleurs m’attendent aussi qui
craignent moins l’hiver qu’un poète trop pris
rappelez-moi à l’ordre et j’irai sous
la lune mettre mes fleurs dans nos cimetières
Pourtant elle dit aussi qu’il y a
prolongement dans la vie même de l’acte de lire, non seulement par l’acte
d’écrire qui lui est consubstantiel, mais en ouvrant les yeux sur la beauté
ou la laideur du monde, la beauté et la laideur humaines, en ouvrant tous
ses sens pour entendre « le chant du monde » (celui de Giono,
comme celui de Witman ou celui des oiseaux, des vagues …)
Lire c’est convoquer les quatre
éléments qui tour à tour remplissent les pages de messages de vie et de
mort, de traversées d’événements du monde : exil, exode, noyades,
naufrages, sauvetages et tout se mêle dans cet amas d’épisodes disparates,
sanglants, meurtriers, injustes ou de pure joie aussi parfois. Le tissu du
texte s’empare de toutes ses nouvelles personnelles ou appartenant à tous,
s’empare des catastrophes comme des menus plaisirs ou blessures de la vie
quotidienne et ça s’entremêle avec clarté, avec lucidité, peine et joie
faisant avancer les pages de la vie, coûte que coûte.
et comme au temps des loups on est au
moyen âge petit chaperon dévoré
ou brûlé je dois fermer l’écran écouter
les appels pour reproduire les chants
c’est mon devoir à faire œuvre pour le
monde
quand votre monde n’est qu’une terre
prête à trembler
naufrages de bitume villages de ruines
enfants qu’on tue
je ferme l’écran ma terre est une mer à
l’horizon du ciel
Le plus moderne côtoie le plus
ancien : l’écran (de l’ordinateur) éclaire ou opacifie le rapport au
monde ; les contes les plus lointains voisinent avec les tueries d’ici
et maintenant. On ne peut échapper à la frénésie, on doit même la mettre en
évidence, l’arracher à sa sauvagerie irréfléchie pour la dénoncer, avec
cette langue propre et cette expérience personnelle, ce bagage lié à la
maturité, à la connaissance humble mais vraie que la vie, les luttes, les
espoirs et désespoirs ont forgée.
Telle est la force du texte qui
avance, en dépit des larmes et grâce aux larmes aussi. Naissance et
renaissance, vie et mort, à chaque chant, à chaque tercet de
« Confiance » et pour symbole de ce mot la figure du phénix, qui
passe et repasse dans le texte, naissant et renaissant de ses
cendres :
ça ne dure pas je suis phénix enfant de
luxe cache mes brillants au fond des cendres
avant le temps juste de l’aurore pour
mieux vous voir rallume ma lampe
le monde s’anime j’aime parler à haute
voix
***
Petite anthologie est composée
en triptyque : « Confiance » comprend (sauf erreur) 88
tercets en parfaite harmonie avec le panneau « Les Tesselles du
jour » qui contient 87 versets ; quant au panneau central, plus
grand, il est composé de 216 versets ou groupes de vers, chaque page ne
recevant que trois distiques ou trois monostiches, chacun d’entre eux
séparé par un espace de deux centimètres pour les deux premiers vers (ou
poèmes ?) et un espace allant de quatre à six centimètres après le
troisième. L’impression d’aération, d’aridité textuelle, de large espace
désert et vide domine, mais suggère tout aussi bien l’idée de ciselure,
de rareté, de préciosité de la langue parcimonieuse et choisie que celle de
liberté, de vastitude, d’envolée, de haute mer ou d’espaces désertiques.
L’imaginaire est donc immédiatement
en éveil, avant même d’avoir lu les pages.
Le panneau central s’appelle
« Patiences » et se trouve être sous l’égide de Fernando Pessoa
dont l’exergue oriente le sens du titre du côté du ludique, du jeu de
cartes du même nom. Mais l’évocation de ce jeu pratiqué par une tante du
poète n’est qu’une analogie avec ses « patiences » personnelles
qui consistent à ce qu’il retrouve en lui-même ses propres sensations.
« Je me déroule, dit-il, comme un écheveau multicolore, ou bien je
fais de moi-même un de ces jeux de ficelle… Puis je retourne mes mains, et
une nouvelle figure apparaît. Et je recommence. »
Quelques hypothèses de lecture
naissent de l’analyse de l’épigraphe du poète portugais : il y a du
jeu, mais gratuit, pur geste désintéressé, comme le jeu des enfants, comme
celui des artistes. Mais il y a aussi la patience du faire, du refaire, de
transformer, de renaître (de nouveau comme le phénix de ses cendres)
recommencer de façon laborieuse et répétitive, de façon régulière, vers
après vers, rang après rang, travail d’aiguilles ou de marionnettiste,
humble travail artisanal qui s’accomplit dans l’ombre, dans le retrait.
« Mon lilas n’est pas
mort » est le premier volet de cette deuxième partie et il s’ouvre sur
un florilège : lilas, Rose - qui même comme prénom est fleur -,
glaïeuls et avec lui le sens olfactif en alerte qui fait remonter les
souvenirs et adjoint le « tu » au « je ». Dorénavant ce
pronom personnel ne cessera de vivre dans le texte, ce mystérieux
« tu » qui conduit à l’enfance, aux cris des enfants si proches
du chant, à leurs larmes, à leurs jeux il y a c’est vrai des cris qui
déshabillent les mots pour des jeux qui ne mènent à rien.
Une palette de couleurs et d’humeurs
déstabilise le lecteur qui trouve pêle-mêle la colère, la nostalgie, la
combativité, le goût amer de la vie, l’empreinte tenace de la mort, les
larmes, la joie !
Aux champs-élysées de la vie qui
veulent dire joie ou désespoir j’ai rêvé
Moi qui n’ai pas peur de la mort je
sais qu’elle est déjà là cependant je ris
J’ai souvent cassé des miroirs puis
aimer confondre la neige ou la cendre
D’un côté l’enfance de rires et de
larmes (J’attends pour en finir la joie des rires d’enfants rien ne
console mieux que le bruit de leur jour), de l’autre la présence de la
guerre : armes/larmes, ruines, feuilles mortes (aussi) (Des oiseaux
sont tombés tu n’aimes plus ce pays où l’on sort des fusils/ J’étais sur le
départ étrange voyage qui commence par les larmes la guerre m’a laissé le
souvenir de façades abattues)
Tout reste opaque, disloqué,
contradictoire : hymne à la vie certes, mais fêlure intime du deuil
qui suinte, de la part détruite à jamais par le manque de l’autre disparu
et qui appelle à marcher vers l’obscur territoire : Cette terre
noire d’un pays inconnu où je ne sombre pas car sur ton seuil tu m’attends
Cependant ce qui fait tenir en vie,
malgré le deuil, les malheurs, les faiblesses physiques ou morales, c’est
l’élan de création et plus spécifiquement la poésie : Si tu sais
reprendre vie j’arrêterai de souffrir je cherche un homme qui s’appelle poésie
(p.41) et plus loin Je piétine impatient au seuil de tes vers ils sont
autant de bras qui nous embrassent (p.49)
Le premier poème « Mon lilas
n’est pas mort » commence comme un déni et se termine par la décision
de ranger « mes outils pour prendre ce chemin et le suivre avec
toi ». « J’attrape un morceau de lune » semble ce chemin
emprunté et où la voix qui parle avoue dès le deuxième vers « Comme
le miroir de la page où je parle où toi c’est moi depuis tout ce temps à
force/ De les dire ces je ces tu je ne sais plus si c’est toi ou moi
que j’aime ou même nous deux »
Clarté soudaine de cette confusion,
de cette porosité reconnue ! L’être aimé disparu se mêle à tout
instant à la vie du survivant, il fait partie d’elle, il se réincarne en
l’autre, en une drôle d’altérité ambivalente qui tout à la fois libère et
emprisonne. Comment n’être que soi après la mort de l’être aimé ?
Peut-on encore l’être ? Est-on coupable si le moi originel reprend le
dessus et que le mort qu’on porte comme un trésor et un poids s’éloigne ou
qu’on s’éloigne (parfois) de lui ?
Je devine dans le noir la poussière de
la route cherche à entendre tes pas
Libre sans ton regard est-ce que mes
fautes sont graves et mon sang est-il pur
Quelque chose a changé mais je ne sais
s’il y a un ciel si je suis faible ou libéré
Elle doit être évasée l’urne de tes
cendres pour mieux les conserver qu’elles brillent
Le chemin est chaotique : il y a
des avancées, des reculs. Le mort est de plus en plus lointain. Si lointain
même qu’il devient héros homérique : je préfère une mort lumineuse
à une vie obscure. Et comme Orphée ou Ulysse, le poète affronte les
Enfers (fleuve, passeur, obole, ombres, Il ne faut pas céder le pas tant
il reste de zones à franchir, charon menant sa barque (p.64), et comme
il n’est pas possible de ne pas se retourner, le deuil est
inévitable : Oh ! ces passages de silence quand le blanc
l’emporte dans l’effroi/ D’un double qui parle à ma place. Il est celui
d’Andromaque mais aussi celui d’Orphée qui après sa défaite reprend un
chant plus élégiaque encore ! Alors des hymnes me sont venues pour
louer mon désert.
Parallèlement un lent retour aux
couleurs de la vie s’opère. Et une certitude aussi que les jours s’ajoutant
aux jours, marcher, avancer c’est aussi s’approcher de plus en plus de
celui qui nous a si tôt quitté.
« Oubli du jour » pulvérise
dans le temps-espace, dans l’insaisissable murmure de la vie la voix, les
gestes, le génie du disparu. Il est fantasmé en vie dans une autre
dimension (Où tu vis sans ton ombre).
Et voilà que le « je » (qui
est peut-être l’autre, celui qui n’est plus) avoue : J’ai cette
manie de préparer l’éternité à l’ombre de l’intime/ Où personne ne me voit
je me calme répète une foule de gestes et de mots/ je me dépasse moi-même
en dépassant le temps
Ces vers, semble-t-il, conduisent
subrepticement à la vie intime, cosmique du mort prêt à renaître car Si
je continue d’inventer vais-je encore une fois naître et qui sera la
parturiente.
Une sorte de miracle s’accomplit par
la parole et qu’importe qui parle puisque le poète permet l’accès à l’autre
par le sang des mots, par une voix redonnée, transfusée dans le poème même Transfusion
de ma langue les mots étaient mon sang il reste ma fureur.
***
« Les Tesselles du jour »
sont le dernier volet du texte-retable. Elles ne sont précédées par aucune
citation. Elles sont des éclats de mosaïques. Elles rappellent que loin de
n’être que végétal, la Petite anthologie recèle du minéral (et cela
depuis le début) car l’antre des Enfers est le refuge du dieu des trésors
miniers comme chacun sait ! Mais ces parcelles minérales dans ce
sous-titre appartiennent au jour, c’est-à-dire à la vie.
Je rassemble les fleurs est de
même nature que de rassembler les tesselles qui formeront une mosaïque
colorée ou de rassembler des mots qui mariés ensemble formeront un texte
nouveau, dans le creux duquel l’autre se tient, en secret. C’est
toi ! te voilà ! au creux de mes pages ! surprise dans ma
grammaire et aussi dans ma vie / Que mon carnet est un jardin voilà ce que
je dis les lignes et les graviers sont mes repères je les devine quand il
fait nuit (I)
Les pages à présent quoique
graves souvent et révoltées laissent les couleurs et les fleurs les
envahir. Un lyrisme nouveau (avec points d’exclamation par exemple) se
déploie en une palette plus riche, en une orchestration musicale plus ample
Tellement je contemple l’or des opéras que j’entends en t’attendant
ivresse du rythme des chants d’aujourd’hui qui m’affole aussi (VIII)
Musique d’une langue qui m’est utile je
ressuscite l’homme qui jeune est mort mes mots n’auront jamais cet
équilibre (IX)
L’homme mort jeune est devenu toile,
portrait/paysage, patchwork La vie fera sa place je regarderai
par-dessus ton épaule la toile et son rouge sang que dévore du vert et
qu’adoucit du bleu (X). Il est devenu ce texte charnel attentif et
exacerbé, sensuel et fou qui, comme Guillaume Apollinaire à son époque,
revendique le renouvellement poétique et l’abandon de la vieille poésie
C’est un poète qui fait vibrer ma
musique il y a ses mots fous qui galopent mon stylo qui s’emballe qui
abandonne la vieille poésie
Je suis femme dans ses phrases il me
prend dans ses flots sa houle est ma mère ses galets sont des vers je masse
le creux de mes mains pour soigner cette peau
Qui draine jusqu’à mes ongles ma belle
idée de l’art portée du ciel par ma fenêtre des hirondelles (XI)
Et c’est la seule fois dans ce trajet
poétique que le narrateur/poète ose dire Je suis femme dans ses phrases
comme un aveu presque impudique ou peut-être aussi comme un abandon à soi,
une émancipation hardie qui participe du « faire peau neuve » qui
est renaissance corporelle et artistique.
« Les Tesselles du jour »
diffractent la lumière et l’éclat des pierreries. Elles sont chargées
d’étincelles, d’énergie et d’une puissance érotique qui transcende la
mélancolie, le souvenir ou la nostalgie. C’est comme si toute cette partie
était un engagement pour le vivre et le créer. Un souffle épique régénérant
qui embrasse la vie tout entière, sous toutes ses facettes contradictoires
et complémentaires. Ce souffle est cri primal, sacré.
Comment accepter l’incertain ?
J’attends tellement de choses à vivre du jour mais étourdi par les rêves la
nuit j’entends quand il fait clair les réponses
Quant à moi, j’accepte l’incertain de
cette analyse et vous enjoins de trouver vos propres réponses dans la
clarté d’une lecture intime que le poète nous aide à sublimer et à
recommencer.
©Dominique
Zinenberg