LECTURE - CHRONIQUE 

 

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LECTURES -CHRONIQUES

Étude sur Petite anthologie de France Burghelle Rey

(Éditions Unicité, 2017)

 

par Dominique Zinenberg

 

  Le format est rectangulaire. Les poèmes se déploient, non pas à la verticale, mais à l’horizontale, dans le sens de la largeur en tercets pour « Confiance », en versets brefs et ajourés/espacés pour « Patiences », avec sous-titres, et sans sous-titres mais numérotation latine pour « Les Tesselles du jour ».

  Petite anthologie ou jardin du curé, florilège, fleurs du mal, de joie, de peine, de cimetières.

  Apparemment, non pas les fleurs d’autrui (des poètes que l’on aime), mais les siennes propres : un recueil de ses propres textes pour autrui. Un recueil égoïste alors ou bien narcissique, comme la fleur du même nom ? Ce serait, je crois, faire fausse route, se fourvoyer quant à l’intention de France Burguelle Rey. D’abord parce qu’elle écarte la limite d’une identité précise en asexuant son texte ou en le rendant neutre par l’utilisation systématique du masculin singulier dans ses accords quand bien même elle dit « je » et « moi ». Distance sexuelle qui ne dit nullement un anti féminisme mais, notre langue aidant, permet de ne pas être lue dans un genre. « Elle » limite, « il » embrasse, incorpore, universalise.

  Le/la poète nous rappelle (implicitement) qu’aucun jardin de fleurs ne naît de rien. L’anthologie ne pourrait exister sans l’apport constant de toutes les fleurs déjà existantes, de toute l’intertextualité qui est le terreau des œuvres. Une nourriture terrestre qui est riche d’expériences de lectures classiques et modernes, latines, grecques et étrangères. Mais tout cela a eu lieu en secret, de façon souterraine et a si bien été assimilé que ce matériau s’est infiltré dans l’œuvre en cours sans qu’on se souvienne toujours parfaitement quel poète plus ancien affleure dans tel tercet ou verset qui s’élabore.

  Toutefois la reconnaissance pour certains auteurs est explicite mais de cette façon originale qui lui fait insérer le nom propre comme s’il était un nom commun, comme pour lisser la typographie et suggérer aussi que le meilleur éloge que l’on puisse faire à un poète c’est de le faire appartenir à la langue du monde, un nom propre et commun qui féconde. Ainsi commence Petite anthologie : je lis le grand whitman et ses oiseaux qui volent puis un peu plus loin je lis walt le grand quand souffle tant le vent les esprits sont si sombres. Plus loin encore dans cette première partie qui s’appelle « Confiance», elle écrit : je me sens votre frère poète parmi vous et je pense à desnos.

  Le texte ne comporte ni majuscule, ni ponctuation. Il ne faut aucun obstacle pour le souffle, pour l’horizon sans borne. Il ne faut que l’air entre les strophes, l’air qui permet aux mots-oiseaux de parcourir librement l’espace poétique. Et dans cette liberté exigeante, on entend « Zone » et « Vendémiaire » de Guillaume Apollinaire dans Alcools, on ressent ce besoin vital de se libérer de tous les jougs ainsi que le désir d’embrasser la vie dans sa force et sa globalité.

moi je me sens des vôtres j’écris et demain prend son sens

comme d’autres prennent le train je dis

adieu aux larmes salue ma joie de vivre j’écris

 

  Mais ce parti pris de la non ponctuation oblige tout lecteur à un effort supplémentaire pour accéder au texte. Oui, en quelque sorte, avec France Burguelle-Rey, il est nécessaire de se réinitier à la lecture dont on pourrait avoir l’illusion qu’elle coule de source. Or parfois la découverte d’un livre (essai, roman, poème) est rencontre avec une langue plus expérimentale et dont le non formatage oblige à un réapprentissage de la lecture ou à tout le moins à un réajustement de telle façon qu’il faut relire parce que les mots accrochent, parce qu’un mot qu’on croit pouvoir lire avec le groupe qui précède appartient finalement au groupe suivant : la mer étale des mots achoppant sur quelque rocher que le regard panoramique ne permet pas de voir, mais que celui, scrutateur du lecteur attentif et curieux, perçoit.

 

  Lire est d’ailleurs dans le texte un thème récurrent, associé à l’horreur des autodafés (Je m’offre une couronne contre tous ces autodafés), au constat de son abus de lecture qui lui fait oublier certaines choses essentielles de la vie, comme arroser ses fleurs, par exemple :

 

mais je lis trop de livres et vous oublie le nez dans mes papiers

mes fleurs m’attendent aussi qui craignent moins l’hiver qu’un poète trop pris

rappelez-moi à l’ordre et j’irai sous la lune mettre mes fleurs dans nos cimetières

 

  Pourtant elle dit aussi qu’il y a prolongement dans la vie même de l’acte de lire, non seulement par l’acte d’écrire qui lui est consubstantiel, mais en ouvrant les yeux sur la beauté ou la laideur du monde, la beauté et la laideur humaines, en ouvrant tous ses sens pour entendre « le chant du monde » (celui de Giono, comme celui de Witman ou celui des oiseaux, des vagues …)

 

  Lire c’est convoquer les quatre éléments qui tour à tour remplissent les pages de messages de vie et de mort, de traversées d’événements du monde : exil, exode, noyades, naufrages, sauvetages et tout se mêle dans cet amas d’épisodes disparates, sanglants, meurtriers, injustes ou de pure joie aussi parfois. Le tissu du texte s’empare de toutes ses nouvelles personnelles ou appartenant à tous, s’empare des catastrophes comme des menus plaisirs ou blessures de la vie quotidienne et ça s’entremêle avec clarté, avec lucidité, peine et joie faisant avancer les pages de la vie, coûte que coûte.

 

et comme au temps des loups on est au moyen âge petit chaperon dévoré

ou brûlé je dois fermer l’écran écouter les appels pour reproduire les chants

c’est mon devoir à faire œuvre pour le monde

 

quand votre monde n’est qu’une terre prête à trembler

naufrages de bitume villages de ruines enfants qu’on tue

je ferme l’écran ma terre est une mer à l’horizon du ciel

 

  Le plus moderne côtoie le plus ancien : l’écran (de l’ordinateur) éclaire ou opacifie le rapport au monde ; les contes les plus lointains voisinent avec les tueries d’ici et maintenant. On ne peut échapper à la frénésie, on doit même la mettre en évidence, l’arracher à sa sauvagerie irréfléchie pour la dénoncer, avec cette langue propre et cette expérience personnelle, ce bagage lié à la maturité, à la connaissance humble mais vraie que la vie, les luttes, les espoirs et désespoirs ont forgée.

 

  Telle est la force du texte qui avance, en dépit des larmes et grâce aux larmes aussi. Naissance et renaissance, vie et mort, à chaque chant, à chaque tercet de « Confiance » et pour symbole de ce mot la figure du phénix, qui passe et repasse dans le texte, naissant et renaissant de ses cendres :

 

ça ne dure pas je suis phénix enfant de luxe cache mes brillants au fond des cendres

avant le temps juste de l’aurore pour mieux vous voir rallume ma lampe

le monde s’anime j’aime parler à haute voix

 

                                                                           ***

 

  Petite anthologie est composée en triptyque : « Confiance » comprend (sauf erreur) 88 tercets en parfaite harmonie avec le panneau « Les Tesselles du jour » qui contient 87 versets ; quant au panneau central, plus grand, il est composé de 216 versets ou groupes de vers, chaque page ne recevant que trois distiques ou trois monostiches, chacun d’entre eux séparé par un espace de deux centimètres pour les deux premiers vers (ou poèmes ?) et un espace allant de quatre à six centimètres après le troisième. L’impression d’aération, d’aridité textuelle, de large espace désert et vide domine, mais suggère   tout aussi bien l’idée de ciselure, de rareté, de préciosité de la langue parcimonieuse et choisie que celle de liberté, de vastitude, d’envolée, de haute mer ou d’espaces désertiques.

 

  L’imaginaire est donc immédiatement en éveil, avant même d’avoir lu les pages.

 

  Le panneau central s’appelle « Patiences » et se trouve être sous l’égide de Fernando Pessoa dont l’exergue oriente le sens du titre du côté du ludique, du jeu de cartes du même nom. Mais l’évocation de ce jeu pratiqué par une tante du poète n’est qu’une analogie avec ses « patiences » personnelles qui consistent à  ce qu’il retrouve en lui-même ses propres sensations. « Je me déroule, dit-il, comme un écheveau multicolore, ou bien je fais de moi-même un de ces jeux de ficelle… Puis je retourne mes mains, et une nouvelle figure apparaît. Et je recommence. » 

 

  Quelques hypothèses de lecture naissent de l’analyse de l’épigraphe du poète portugais : il y a du jeu, mais gratuit, pur geste désintéressé, comme le jeu des enfants, comme celui des artistes. Mais il y a aussi la patience du faire, du refaire, de transformer, de renaître (de nouveau comme le phénix de ses cendres) recommencer de façon laborieuse et répétitive, de façon régulière, vers après vers, rang après rang, travail d’aiguilles ou de marionnettiste, humble travail artisanal qui s’accomplit dans l’ombre, dans le retrait.

 

  « Mon lilas n’est pas mort » est le premier volet de cette deuxième partie et il s’ouvre sur un florilège : lilas, Rose -  qui même comme prénom est fleur -, glaïeuls et avec lui le sens olfactif en alerte qui fait remonter les souvenirs et adjoint le « tu » au « je ». Dorénavant ce pronom personnel ne cessera de vivre dans le texte, ce mystérieux « tu » qui conduit à l’enfance, aux cris des enfants si proches du chant, à leurs larmes, à leurs jeux il y a c’est vrai des cris qui déshabillent les mots pour des jeux qui ne mènent à rien.

  Une palette de couleurs et d’humeurs déstabilise le lecteur qui trouve pêle-mêle la colère, la nostalgie, la combativité, le goût amer de la vie, l’empreinte tenace de la mort, les larmes, la joie !

 

Aux champs-élysées de la vie qui veulent dire joie ou désespoir j’ai rêvé

Moi qui n’ai pas peur de la mort je sais qu’elle est déjà là cependant je ris

J’ai souvent cassé des miroirs puis aimer confondre la neige ou la cendre

 

  D’un côté l’enfance de rires et de larmes (J’attends pour en finir la joie des rires d’enfants rien ne console mieux que le bruit de leur jour), de l’autre la présence de la guerre : armes/larmes, ruines, feuilles mortes (aussi) (Des oiseaux sont tombés tu n’aimes plus ce pays où l’on sort des fusils/ J’étais sur le départ étrange voyage qui commence par les larmes la guerre m’a laissé le souvenir de façades abattues)

 

  Tout reste opaque, disloqué, contradictoire : hymne à la vie certes, mais fêlure intime du deuil qui suinte, de la part détruite à jamais par le manque de l’autre disparu et qui appelle à marcher vers l’obscur territoire : Cette terre noire d’un pays inconnu où je ne sombre pas car sur ton seuil tu m’attends

 

  Cependant ce qui fait tenir en vie, malgré le deuil, les malheurs, les faiblesses physiques ou morales, c’est l’élan de création et plus spécifiquement la poésie : Si tu sais reprendre vie j’arrêterai de souffrir je cherche un homme qui s’appelle poésie (p.41) et plus loin Je piétine impatient au seuil de tes vers ils sont autant de bras qui nous embrassent (p.49)

 

  Le premier poème « Mon lilas n’est pas mort » commence comme un déni et se termine par la décision de ranger « mes outils pour prendre ce chemin et le suivre avec toi ». « J’attrape un morceau de lune » semble ce chemin emprunté et où la voix qui parle avoue dès le deuxième vers « Comme le miroir de la page où je parle où toi c’est moi depuis tout ce temps à force/ De les dire ces je ces tu je ne sais plus si c’est toi ou moi que j’aime ou même nous deux »

  Clarté soudaine de cette confusion, de cette porosité reconnue ! L’être aimé disparu se mêle à tout instant à la vie du survivant, il fait partie d’elle, il se réincarne en l’autre, en une drôle d’altérité ambivalente qui tout à la fois libère et emprisonne. Comment n’être que soi après la mort de l’être aimé ? Peut-on encore l’être ? Est-on coupable si le moi originel reprend le dessus et que le mort qu’on porte comme un trésor et un poids s’éloigne ou qu’on s’éloigne (parfois) de lui ?

 

Je devine dans le noir la poussière de la route cherche à entendre tes pas

Libre sans ton regard est-ce que mes fautes sont graves et mon sang est-il pur

Quelque chose a changé mais je ne sais s’il y a un ciel si je suis faible ou libéré

 

Elle doit être évasée l’urne de tes cendres pour mieux les conserver qu’elles brillent

 

  Le chemin est chaotique : il y a des avancées, des reculs. Le mort est de plus en plus lointain. Si lointain même qu’il devient héros homérique : je préfère une mort lumineuse à une vie obscure. Et comme Orphée ou Ulysse, le poète affronte les Enfers (fleuve, passeur, obole, ombres, Il ne faut pas céder le pas tant il reste de zones à franchir, charon menant sa barque (p.64), et comme il n’est pas possible de ne pas se retourner, le deuil est inévitable : Oh ! ces passages de silence quand le blanc l’emporte dans l’effroi/ D’un double qui parle à ma place. Il est celui d’Andromaque mais aussi celui d’Orphée qui après sa défaite reprend un chant plus élégiaque encore ! Alors des hymnes me sont venues pour louer mon désert.

  Parallèlement un lent retour aux couleurs de la vie s’opère. Et une certitude aussi que les jours s’ajoutant aux jours, marcher, avancer c’est aussi s’approcher de plus en plus de celui qui nous a si tôt quitté.

 

  « Oubli du jour » pulvérise dans le temps-espace, dans l’insaisissable murmure de la vie la voix, les gestes, le génie du disparu. Il est fantasmé en vie dans une autre dimension (Où tu vis sans ton ombre).

Et voilà que le « je » (qui est peut-être l’autre, celui qui n’est plus) avoue : J’ai cette manie de préparer l’éternité à l’ombre de l’intime/ Où personne ne me voit je me calme répète une foule de gestes et de mots/ je me dépasse moi-même en dépassant le temps

  Ces vers, semble-t-il, conduisent subrepticement à la vie intime, cosmique du mort prêt à renaître car Si je continue d’inventer vais-je encore une fois naître et qui sera la parturiente.

  Une sorte de miracle s’accomplit par la parole et qu’importe qui parle puisque le poète permet l’accès à l’autre par le sang des mots, par une voix redonnée, transfusée dans le poème même Transfusion de ma langue les mots étaient mon sang il reste ma fureur.

 

                                                                      ***

 

  « Les Tesselles du jour » sont le dernier volet du texte-retable. Elles ne sont précédées par aucune citation. Elles sont des éclats de mosaïques. Elles rappellent que loin de n’être que végétal, la Petite anthologie recèle du minéral (et cela depuis le début) car l’antre des Enfers est le refuge du dieu des trésors miniers comme chacun sait ! Mais ces parcelles minérales dans ce sous-titre appartiennent au jour, c’est-à-dire à la vie.

 

  Je rassemble les fleurs est de même nature que de rassembler les tesselles qui formeront une mosaïque colorée ou de rassembler des mots qui mariés ensemble formeront un texte nouveau, dans le creux duquel l’autre se tient, en secret. C’est toi ! te voilà ! au creux de mes pages ! surprise dans ma grammaire et aussi dans ma vie / Que mon carnet est un jardin voilà ce que je dis les lignes et les graviers sont mes repères je les devine quand il fait nuit (I)

  Les pages à présent quoique graves souvent et révoltées laissent les couleurs et les fleurs les envahir. Un lyrisme nouveau (avec points d’exclamation par exemple) se déploie en une palette plus riche, en une orchestration musicale plus ample Tellement je contemple l’or des opéras que j’entends en t’attendant ivresse du rythme des chants d’aujourd’hui qui m’affole aussi (VIII)

 

Musique d’une langue qui m’est utile je ressuscite l’homme qui jeune est mort mes mots n’auront jamais cet équilibre (IX)

 

  L’homme mort jeune est devenu toile, portrait/paysage, patchwork La vie fera sa place je regarderai par-dessus ton épaule la toile et son rouge sang que dévore du vert et qu’adoucit du bleu (X). Il est devenu ce texte charnel attentif et exacerbé, sensuel et fou qui, comme Guillaume Apollinaire à son époque, revendique le renouvellement poétique et l’abandon de la vieille poésie

 

C’est un poète qui fait vibrer ma musique il y a ses mots fous qui galopent mon stylo qui s’emballe qui abandonne la vieille poésie

 

Je suis femme dans ses phrases il me prend dans ses flots sa houle est ma mère ses galets sont des vers je masse le creux de mes mains pour soigner cette peau

 

Qui draine jusqu’à mes ongles ma belle idée de l’art portée du ciel par ma fenêtre des hirondelles (XI)

 

  Et c’est la seule fois dans ce trajet poétique que le narrateur/poète ose dire Je suis femme dans ses phrases comme un aveu presque impudique ou peut-être aussi comme un abandon à soi, une émancipation hardie qui participe du « faire peau neuve » qui est renaissance corporelle et artistique.

 

  « Les Tesselles du jour » diffractent la lumière et l’éclat des pierreries. Elles sont chargées d’étincelles, d’énergie et d’une puissance érotique qui transcende la mélancolie, le souvenir ou la nostalgie. C’est comme si toute cette partie était un engagement pour le vivre et le créer. Un souffle épique régénérant qui embrasse la vie tout entière, sous toutes ses facettes contradictoires et complémentaires. Ce souffle est cri primal, sacré.

 

Comment accepter l’incertain ? J’attends tellement de choses à vivre du jour mais étourdi par les rêves la nuit j’entends quand il fait clair les réponses

 

  Quant à moi, j’accepte l’incertain de cette analyse et vous enjoins de trouver vos propres réponses dans la clarté d’une lecture intime que le poète nous aide à sublimer et à recommencer.

 

©Dominique Zinenberg
                             

 

Petite anthologie de France Burghelle Rey
par Dominique Zinenberg

 

Francopolis octobre 2017

Créé le 1 mars 2002

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