Dans cette intervention,
nous allons traiter le littéraire dans « Â bon port » avec une
approche philosophique d’altérité. En effet, il sera
question dans la présente lecture de ce roman de deux questions
: d’une part, l’Autre comme possibilité de cohabitation et comme
violence ; de l’autre, on va interroger la problématique du
corps dans la perspective de Hélène ; comme étant
un Être qui pense son corps.
Seuils du texte :
-
Le titre :
Le titre comme
étant un seuil de toute
lecture, on est appelé à passer par l’interrogation
de ce dernier pour avoir un avant goût de lecture.
Ceci dit, notre lecture du titre sera plus fidèle au titre arabe
« Al marfae Al Akhar
» qu’à celui de la traduction française . Et c’est
dans la mesure où le titre arabe fait valoir cette question
d’altérité et d’autreté dès le début
et d’une manière explicite. Mais cela ne va pas sans dire que
même avec la traduction, l’autre est là. D’ailleurs
« le port »
évoque cette question du voyage qui mène à
l’autre, après avoir bien sûr entamer une quête de
cet autre. Le dit voyage dont parle Hélène dans la p. 31. « J’étais
condamnée
à vivre ce que j’ai vécu, à vivre ce voyage
illimité de mon moi, de le fuir pour voir de près
la cruauté de la vie et l’atrocité des
ténèbres. »
-Le tableau de la première de couverture :
Ici également, il
sera question de
l’altérité et de la différence. Dès lors
que ce sont une femme et un homme qui vont côte à
côte en se regardant face à face. Un regard qui fait
exister l’autre, cet autre aussi qui fait exister le même en le
regardant.
L’autreté de l’autre est manifestée doublement, d’abord
par la différence homme/ femme qui est une dissemblance sexuelle
et corporelle, puis par le choix des couleurs, à savoir le
marron foncé pour le corps masculin qui fait penser à
l’homme africain. Et puis le blond du corps féminin qui
laisse voir le teint d’une européenne. L’autre est ici autre car
il est un homme et le soi est une femme, et puis car il est un
étranger, sociologiquement, civilisationnellement et
culturellement. Ces deux corps qui vont vers une lumière,
présentent deux êtres qui cheminent vers un devenir de la
compréhension et de la complémentarité. C’est une
relation basée sur l’esprit altéritaire qui est en
devenir.
Introduction :
Il va sans dire que, d’une part, dans le présent texte, et in
médias rès la philosophie et la littérature ne
sont pas des voisins ou des collègues mais que les deux se
complètent.
D’autre part et puisque la grande question de notre temps est relative
à la relation avec autrui, et puisque
écrire c’est ouvrir des question
selon Julia Kristeva, et puisque
écrire
c’est aussi nommer son monde selon J-P Sartre,
ad hoc Hassan Lachhab s’engage
dans son deuxième roman à déconstruire «
la succession de l’histoire de la vie de
l’être. »
1.
Donc, est comme
étant une partie primordiale de l’identité de
l’être, une première présence matérielle
dans ce monde, le corps est l’une des grandes questions
soulevée dans le présent roman. Le corps comme une
manière, comme un support pour exister ; Milan Kundera affirme
que «
exister, cela veut dire : ״être-dans-le-monde"»
2 Et pour l’être il faut être
présent d’abord comme corps. Pour finalement arriver à
dialoguer avec un autre.
Dès les premières pages, nous constatons que nous sommes
devant une écriture romanesque qui pense. En fait l’auteur
s’engage dit Philippe Sollers; « pas à la Sartre
mais il ne cesse de dire ce qu’il pense. » Donc
il questionne le monde, l’être, les sens…etc. tout se
passe, écrit, Lechheb « comme si l’être
s’inscrivait dans un dialogue symbolique avec l’espace et les choses,
un dialogue où s’absentent et l’expression et les mots. Ledit
dialogue dans lequel l’esprit s’inscrit comme un scalpel qui
déchire les voiles de la ville […] c’est un voyage spirituel de
l’âme dans un monde obscure où les relations entre les
individus et les êtres sont compliquées. ». 3
Il s’avère donc que le texte impose et implique un lecteur bien
averti, et actif pour pouvoir le lire dans sa dimension
méditative. Et c’est en cela que notre lecture s’inscrit,
c'est-à-dire dans le questionnement philosophique du monde
par la lecture d’une écriture romanesque et
philosophique.
Hélène un
personnage pensant ; un être qui questionne son corps :
Si À bon port est un roman intéressant c’est dans la
mesure où il s’ouvre sur des grandes questions, en effet Hassan
Lechhb invite Hélène à questionner son être.
Il condamne la femme à parler elle-même d’elle-même
tout en pensant son corps, tout en pensant son
être-dans-le-monde par le
biais de son corps.
Hélène comme présence existentielle dans l’ici et
maintenant est avant tout une conscience de l’autre et du même
comme un autre. Ceci dit, l’expérience de Hélène
avec son corps lui a donné l’occasion de le connaître.
Pour que son corps devient pour elle comme l’âme : un porteur de
l’expérience de l’être. Autrement dit, le corps est d’une
part un palimpseste il porte les blessures de l’âme. Le temps y
laisse sa trace, comme le fait l’ancre sur la feuille blanche.
Hélène lorsqu’elle parle du corps palimpseste affirme que
: «
les traits et les marques (signes) du corps portent des
signaux et des significations qui créent l’harmonie et la
communication entre les Hommes d’une part et avec le monde d’autre
part. »
4 le corps qui dès lors
porteur de l’expérience est d’autre part porteur de
l’identité et de notre différence, il est mémoire
en fin du compte.
Hélène, le personnage conscient de son essence, de son
existence autonome et de sa différence et de son droit
d’être différente. Consciente également de son
existence féminine au niveau de l’esprit comme au niveau du
corps. Dans ce cadre, elle refuse d’être niée soit par le
corps soit par l’esprit de l’autre : donc elle répond à
l’idée de Jean Pierre ; «
tu es moi
»
5 avec les mots suivants :
«
Mais moi
j’existe comme un « je », pas pour être toi. Je
suis indépendante de toi au même degré que je me
sens très proche de toi. Il est suffisant d’avoir un corps et un
esprit différents des tiens. Et c’est pour cela que je ne
peux qu’être consciente de ma mêmeté, de ma
différence et de ma singularité (autreté). Et
c’est une chose logique à ce que je crois. »
6
Dans le même cheminement elle ajoute que : «
si c’était
l’esprit ma mêmeté, alors cette mêmeté et
cette autreté ne se complète qu’avec ma possession d’un
corps différent à celui de l’autre. J’existe grâce
à ma conscience, et puis cette cognition du monde qui m’entoure
est guidée par mon corps, c'est-à-dire par mes sens.
»
7
Toutefois ce corps subit une métamorphose causée par
l’intervention violente de l’autre (Jean Pierre). Hélène,
la jeune femme violée par les amis de son ex petit ami, et
à cause de l’humiliation préparée par Jean Pierre.
C’est une chosification de l’être qui devient un étant,
une sorte de
marchandise.
8
Cette humiliation qui dépasse le corps pour faire irruption dans
l’être pousse Hélène à parler :
«
de
la haine de son moi et de son être »9 puisque « son corps
n’est plus un corps mais il se métamorphose à un (…) 10 cadavre
».
11 Aussitôt, cette femme
suppose que «
peut être que le
problème est le corps, il était depuis toujours la source
de mon malheur. Les plaies ne se limitent pas au cœur mais elles
remembrent le corps aussi »
12
Si Hélène vit ce déchirement existentiel c’est
à cause d’un autre destructif qui n’est jamais conscient de
l’autreté de l’autre et de l’engagement qu’il a envers cet autre
(Hélène) qui veut vivre sa différence.
L’autre dans À bon port :
L’autre comme violence :
Jean Pierre, un jeune
homme dont les idées sont liées à la
période de 1968. Il est trop influencé par l’esprit
anarchiste optant pour le non système et pour la destruction de
la famille et de l’état comme système. Il cherche
à se débarrasser de tout ce qui est selon lui traditionnel et archaïque.13
Cette obsession de détruire atteint, au premier degré,
Hélène. Cette dernière et pendant l’acte fatal
pense à ces mots comme parvenant de Jean Pierre :
« Laisse
moi te détruire et te ruiner. Comme je possède ton corps
et ton âme je désire posséder ton avenir et habiter
tes rêves, tes cauchemars et tes souvenirs. Je suis ta vie, mon
amour, je t’aime jusqu’à la mort et je te hais jusqu’à
l’amour. » 14
En fait, Jean Pierre est cet homme obsédé par la
destruction de l’autre et également par la
possession marquée par la violence. Sa violence
dépasse les idées et le discours pour atterrir dans
l’acte et le faire. Sa vision de monde destructive voit dans le corps
d’Hélène un produit de consommation, ni plus ni moins. Un
objet de désir et de satisfaction de tous ses désirs
obsessionnels. Hélène lui avoue ce défaut en
disant à la page 26 :
«
Ton
défaut mon amour est que tu estimes les choses avec la
sexualité, alors que nos corps ont leurs dimensions à
partir de notre relation avec autrui. »
15
Ce personnage confond
entre l’amour comme idée spirituelle profonde et son
désir de posséder le corps de l’autre, sans pourtant
passer par la compréhension ni du corps ni de l’être de
l’autre. Pour lui le sommet de
l’amour est le fait de vouloir nier l’autre. 16
Et cette idée qui est, en fin du compte, derrière le
malheur de Héléne. Elle, et pour fuir cette
réalité amère, fuit sa vie et son pays et cherche
d’être comprise dans un autre monde.
La possibilité de
la cohabitation
Ayant besoin d’être comprise et d’être en paix,
Hélène choisi d’aller au-delà de chez elle,
au-delà d’elle-même pour vivre sa différence
dans un pays autre que le sien. Une foie au Maroc, elle rencontre Omar,
un jeune homme d’Errachidia, bien instruit et charmant. Dès les
premiers regards les deux âmes s’envolent dans une sphère
d’amour et de compréhension partagée.
En effet la relation de
ces deux êtres se distingue par le fait que l’autreté est
dans ce stade double. Bien évidemment, Omar et
Hélène une différence sexuelle puis une autre au
niveau de leur appartenance à deux pôles culturels
différents. Omar est un autre et il est un étranger. Mais
la compréhension s’installe entre ces deux personnages. Ceci
dit, l’étrangeté qui laisse la rencontre prendre place
entre l’autre et le même devient une étrangeté
relative et illusoire. Autrement dit, c’est une « étrangeté
artificielle »17 selon les propos de Marc
Guillaume. Ce dernier qui définit l’étranger avec ces
mots :
« L’étranger,
c’est à la fois celui qui est proche et loin ; loin ne signifie
pas nécessairement qu’il y a une distance géographique ou
culturelle mais plutôt qu’il y a un passage de frontière.
(…). On se confie
plus volontiers à l’étranger qu’à ses proches. On
est ainsi dans un rapport tout à fait singulier parce que le
plus loin est aussi le plus près. (…) l’étranger est
celui qui selon un certain axe est très loin et, selon un autre
axe, très près. » 18
Omar a su dépasser l’altérité
radicale pour arriver à accueillir Hélène
avec ses différences. Alors et puisque « l’incarnation de
l’autre, d’un autre qui doit être accueilli et respecté
dans ses différences, se fonde sur l’élimination des
altérités radicales ». 19
Omar conscient de cette
altérité radicale qui
nuit à toute communication avec autrui, et ayant le souci de
l’autre qui doit être respecté et accueilli comme
étant un autre, affirme que : «
Tous nous avons
besoin de l’autre. Sans les frontières et les distances
qui nous séparent, sans la dissemblance entre les cultures et la
différence entre les esprits et les croyances, sans
l’égocentrisme et l’élimination, sans la peur, sans mon
engagement envers ma mère et mon besoin d’elle et son besoin de
moi, (…) Multiples sont les obstacles et les
contrariétés, ils étaient et ils demeurent la
source de tous les malheurs et de tous les péchés des
sociétés et des individus. »
20
Si ce personnage ontologique site cette liste des obstacles si pour les
dépasser en suite, dans le but de créer un espace commun
du dialogue et d’amour dans leur sens le plus existentiel. Autrement
dit c’est pour les nier, et les dépasser que Omar en
parlent. C’est un personnage existentiel qui habite son monde mais avec
une perspective du dépassement.
Contrairement à la vision destructive de Jean Pierre qui voit
dans le corps d’Hélène un produit de consommation, ni
plus ni moins. Omar, lui, s’engage dans la production de l’autre
comme autre pour s’assurer de son existence lui aussi comme autre et
comme différence. Toute fois lorsque la relation à
l’autre devient celle d’Amour, ce rapport demande une
homogénéité et une fusion dans les
dissemblances :
«
Celui qui désire l’amour, dit Omar, il lui est nécessaire
de s’habituer à tout ce qui est étranger, et ne jamais
tenter de le réduire ou de le posséder sous l’influence
d’un désir consommatique. Il est, plutôt, appelé
à s’inscrire dans un changement du même et de l’autre. (…)
l’amour est une nouvelle création d’un nouveau monde.
»
21
Dans un autre moment Omar, et en parlant toujours de l’amour, avance
que «
l’amour
ne peut pas être résumé dans un sentiment
spontané, c’est une vraie transformation, c’est une
réalisation du même lors de la communication avec l’autre.
»
22 C’est une production du même par la
production de l’autre.
A ce niveau, c’est avec la découverte de la
réalité de l’autre, c'est-à-dire de Omar, que
Hélène découvre son essence et peut elle aussi
dépasser son expérience déplorable avec l’autre
(Jean Pierre) et avec son corps. Omar assure Hélène vers
la fin du roman en disant ceci : «
Tu as maintenant
dépassé ton antérieure expérience, et
c’est grâce à ton vouloir. Ton esprit et ton être
ont à présent découvert ta beauté
splendide, après avoir longtemps vécu une sorte
d’étrangeté et avec ton corps et avec ton
être. »
23
La relation altéritaire de ces deux personnages peint le
visage de l’avenir de Hélène. Et la lettre laissée
par cette dernière pour Omar en est la preuve. Lorsque elle
avoue que c’est grâce à lui qu’elle peut construire sa vie
à nouveau. Elle a pu s’assurer de son existence comme
un « je
» et comme un « tu », comme une identité et
comme une différence. 24
Conclusion :
Pour clore, Lechheb est comme tout écrivain, «
un parleur selon
J-P Sartre :
il
désigne, démontre, ordonne, refuse, interpelle, supplie,
insulte, persuade, insinue. »
25 la
tâche de l’auteur étant achevée c’est le tour
à présent du lecteur pour donner sens à
l’écriture par la seule réaction de la lecture active. Le
texte peut exister, uniquement, par une autre réécriture
qui n’est autre que la lecture. Ceci étant signalé, la
relation écrivain-texte-lecteur est une relation
altéritaire basée sur la création (production) et
puis sur la récréation (reproduction). Si on fait exister
l’autre par le regard, on fait exister le texte par la lecture.
Et «
Puisque
la création ne peut trouver son achèvement que dans la
lecture, puisque l’artiste doit confier à un autre le soin
d’accomplir ce qu’il a commencé, puisque c’est à travers
la conscience du lecteur seulement qu’il peut se saisir comme essentiel
à son œuvre, tout ouvrage littéraire est un appel.
Ecrire, c’est faire appel au lecteur pour qu’il fasse passer à
l’existence objective le dévoilement que (l’écrivain) a
entrepris par le moyen du langage. »
26
Donc, lisons
À
bon port et jouissons de cette écriture romanesque et
philosophique qui a vu le jour ici à Errachidia.
**
1 Hassan Lachhab, A bon port, première
impression Mars 2009, p. 75. (C’est nous qui traduisons)
2 Milan Kundera, L’art du roman, éd. Gallimard , Coll.
« Folio », Paris, 1986, P. 57.
3 À bon port, op. Cit., p. 5. (C’est nous qui traduisons).
4 Ibid. p. 26. (C’est nous qui traduisons)
5 Ibid. p. 20. (C’est nous qui traduisons).
6 Ibid. p.p. 20, 21. (C’est nous qui traduisons).
7 Ibid. p. 21. (C’est nous qui traduisons).
8 Ibid. p. 17. (C’est nous qui traduisons).
9 Ibid. p. 17. (C’est nous qui traduisons)
10 Je n’ai pas pu traduire cet adjectif en français
11 Ibid. p. 11. (C’est nous qui traduisons)
12 Ibid. p. 7. (C’est nous qui traduisons) .
13 Ibid. p. 20. (C’est nous qui traduisons)
14 Ibid. p. 28. (C’est nous qui traduisons)
15 Ibid. p. 26. (C’est nous qui traduisons)
16 Ibid. p. 23
17 Marc Guillaume, « la spectralité comme
élision de l’autre », in Figures de
l’altérité, éd. Descartes et Cie, Paris, 1994, p.
169.
18 Ibid. p.p.20, 21.
19 Ibid. p.13
20 À bon port, op. Cit., p. 80. (C’est nous qui
traduisons)
21 Ibid. p.82. (C’est nous qui traduisons)
22 Ibid. p.81. (C’est nous qui traduisons)
23 Ibid. p.81. (C’est nous qui traduisons).
24 Tenkoul Abderrahman, Littérature marocaine d’écriture
française. Essais d’analyse sémiotique, éd.
Afrique Orient, Casablanca, 1985, p. p. 138, 139. cité par Atman
Bissani in L’altérité dans la pensée de Jean-Paul
Sartre à travers son œuvre romanesque et dramatique : La
Nausée et Huis clos pris comme modèles. Thèse de
doctorat national, année universitaire 2003-2004, p. 107.
25 Jean-Paul Sartre, Qu’est ce que la littérature? Ed.
Gallimard, Coll. « Folio/Essai », Paris, 1948, P
26 Ibid,p.53.
Khadija Outoulount
pour
Francopolis
juin 2009
recherche
Ali Iken