LECTURE  CHRONIQUE


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Un récit sur la fin d’un monde :
 
Le silence blanc
, de Christian Tămaş

présenté par Dana Shishmanian


Les premières pages de ce livre m’ont tout de suite fait penser à In the Country of Last Things de Paul Auster (traduit en français sous le titre de Voyage d’Anna Blume). Pourtant, en avançant dans la lecture de ce récit fascinant, je me suis rendue à l’évidence : même si le thème est vaguement ressemblant – le personnage principal, ici, un homme d’âge mûr, évolue, comme la jeune Anna Blume, dans un monde en décomposition, où les objets de notre civilisation se dégradent ou disparaissent tout simplement, tout comme les comportements humains et, finalement, les humains eux-mêmes – le traitement et, finalement, le sens en sont tout différents.

Chez Auster on a affaire au fond, dans la grande tradition des utopies noires du 20ème siècle – comme Le zéro et l’infini d’Arthur Koestler, La ferme des animaux et 1984 de George Orwell, ou enfin La Peste de Camus –, au pari de la sauvegarde de notre part d’humanité, supposée appartenir à chaque individu, dans des conditions d’extrême inhumanité instituées par une masse manipulée ou aliénée, la référence étant aux différents totalitarismes y compris l’anarchie, et à la définition, par contraste, des fondements moraux d’une démocratie et d’un humanisme encore possibles. Perdu ou gagné, un tel pari ne repose que sur l’homme ; il n’y a pas dans ces classiques du genre, du moins jamais explicitement, une quelconque transcendance qui prendrait part au choix, ou l’influencerait de quelque manière que ce soit : un libre arbitre absolu est dévolu au personnage, qui s’institue de fait en position de « dernier homme » comme pour faire écho au « premier homme », en bouclant ainsi une boucle complètement autarcique.

Chez Christian Tămaş l’histoire débute, on dirait, là où le modèle du pari de l’humain sur lequel reposent les utopies noires finit, à savoir, avec un choix qui, ici, apparaît comme étant déjà effectué, ancré dans la conscience du personnage comme une donnée première ; à vrai dire, le récit ne s’y réfère que de manière rétroactive : l’anonyme dont l’auteur nous raconte les tribulations dans un monde en ruine, ravagé par une guerre dont nous n’apprenons pratiquement rien, avait gagné son pari de l’humanité bien avant que la destruction ne commence. Il avait fait son choix de la préservation de sa nature humaine en s’isolant, justement, de la marche collective vers le « bonheur » d’une nouvelle utopie, celle de la consommation. Ex-détenteur d’un magasin d’antiquités bien significatif, il est ainsi, nous l’apprenons après coup, devenu un « fou », un rejeton de la société qui court vers le « progrès ». C’est en marge de celle-ci qu’il évolue depuis le commencement du récit, et, dans un ordre narratif supposé, depuis bien avant la destruction qui semble avoir suivi, comme une conséquence inéluctable, l’apogée d’une civilisation de l’abondance débridée, unificatrice et robotisante ; cela, nous l’apprenons par bribes laconiques et allusifs, qui reviennent dans la mémoire du personnage, alors qu’autour de lui tout est déjà mort :  

« Il ferma les yeux pour un instant et la rue s’anima brusquement de centaines de passants pressés, hommes et femmes, qui portaient des complets, des tailleurs, des chemises et des blouses identiques, des boucles d’oreille, des bracelets et des pendentifs identiques, des chaussures identiques ayant des couleurs identiques, qui serraient entre leurs doigts crispés et, parfois, transpirés, des poignées identiques de porte-documents identiques, en laissant derrière eux la même trace de déodorant ou de parfum, pendant qu’ils inondaient, à l’apparition de la couleur verte, le lit de béton du fleuve de métal endigué pour un instant, mais impatient de continuer sa course inutile.

Ils se serraient les mains de la même manière, ils se souriaient de la même manière, ils se chuchotaient à l’oreille les mêmes clichés aimables, en se hâtant d’entrer dans des bureaux identiques de bâtiments identiques et, en allumant des appareils identiques, de résoudre des problèmes identiques ou, au moins, extrêmement similaires. (…)

Puis il les regarda aller au lit pour se réveiller à des heures identiques et partir, de nouveau, vers les penses bourrées, mais toujours désireuses de s’empiffrer, des monstres d’acier, verre et béton, afin de se faire digérer très volontiers au nom de leur liberté volée, pour le délice des dieux bariolés de papier cadeau dans les trippes desquels ils enveloppaient, chaque jour, leur chair morte, rouge ou blanche, vendue et achetée frénétiquement. » (pp. 105-106)

Le style, somme toutes, « poétique » de ce véritable pamphlet social contraste avec la violence « réaliste » des premières dizaines de pages du récit, qui nous plongent dans une ville en proie aux combats de rue, aux embuscades sauvages, à une surveillance des forces de l’ordre aussi meurtrière que les attaques des bandes soi-disant surveillées, à des cadavres laissés en putréfaction un peu partout… abandonnés aux rats des égouts, après des pillages, des viols, des meurtres atroces et sans distinction. Le personnage s’y faufile, à la recherche de nourriture, et à travers ses yeux, en nous laissant entraîner à bas-ventre dans d’immondes galeries souterraines, nous voyons de près, comme à travers une loupe grossissant les détails les plus abjects, cette décomposition accélérée d’une civilisation dont les flash-back de la fin du livre nous donnent, après coup, une si « idyllique » image de faux bonheur.

L’auteur a le talent de nous tenir en haleine tant que nous ne comprenons pas l’origine du désastre, ni sa finalité ; mais aussi, de ne pas nous laisser nous contenter des bribes d’explication que nous percevons à travers les rêveries a posteriori de son personnage. Qui, entre les deux, traverse des expériences dont on dirait qu’elles sont initiatiques, tant la force des symboles s’impose. Ainsi, après La ville, première partie du récit, suivent deux autres parties, de tonalités quelque peu différentes : La grotte, où le personnage, tout en se traînant dans les égouts de la ville, nous révèle, en flash-back, des rencontres significatives avec un ou deux mystérieux « amis », qui semblent, par leurs paroles ou par le silence nue de leurs gestes, lui avoir transmis un message mystérieux, venant d’une autre « grotte » ; et ensuite, La barque, où, comme pour se sauver, à la manière onirique, du cauchemar de la ville, maintenant en train de se vider de ses derniers occupants, notre homme contemple, éberlué, le glissement sous les ponts encore début d’une barque chargée… de dizaines de barques, en fait, dont on dirait qu’elles sont porteuses d’âmes vers une destination virtuelle :

« Maintenant, il était seul, enveloppé dans le suaire tant irréel, mais aussi tant présent de la mort, de la violence et de la destruction, de l’âme humaine à l’envers comme un vieux vêtement retourné et agité d’une manière triomphante au-dessus du monde désert, tout comme une bannière noire de l’impuissance…

La brume se leva et, sous peu, d’entre ses bras mous et blancs fit son apparition, en glissant en silence, une petite lueur solitaire qui semblait pénétrer les globes de ses yeux comme une lumière d’autre monde.

Alors il vit la barque avancer à travers le silence blanc, comme une nouvelle barque à Caron, dans le rythme constant des rames maniées par la silhouette diffuse d’un homme, dont il avait la sensation de reconnaître le visage, diffus lui aussi, de le connaître, de l’avoir connu depuis toujours, bien qu’il n’eût pas voulu le faire. Leurs regards se croisèrent, pendant que la barque glissait sous la voûte archée. Debout, il regarda les dizaines de barques, elles aussi silencieuses et noires, qui suivaient leur guide. Sous peu le bourdonnement des voix de leurs occupants, hommes et femmes, jeunes, vieillards et enfants, se dissipa dans la nuit. » (pp. 69-70)

Alors, serait-ce la fin du monde, ou la fin d’un monde ? Et l’esquisse d’un voyage vers un autre ? La perspective s’élargit, la condamnation semble s’étendre sur l’entière histoire de la société des hommes, entachée d’ambition et de folie : une « folie totale et incurable »… L’auteur nous guide discrètement vers une lueur comme de nouveau commencement, d’après le vide. Le style évolue, de la brutalité du début vers la légèreté d’une vision diaphane. La force de la métaphore est toujours présente, dans tous les registres du livre, et on ne peut s’empêcher d’y goûter avec délices. Voilà encore quelques exemples de cette belle écriture :

« Puis il y entra, en essayant de détacher ses yeux du cadavre de la femme dont les orbites vides semblaient lui suivre tous les gestes avec une fixité morbide (…) il ne pouvait absolument pas se détacher de la sensation désagréable que deux yeux insistants et curieux lui vrillaient la nuque. » (pp. 54 ; 59)

« En parcourant les rues droites, bondées de gens heureux et ourlées des pierres précieuses débordant d’une corne de l’abondance qui ne laissait plus depuis longtemps aucune place pour autre chose, il s’arrêta devant la petite église blanche et triste comme une mariée, abandonnée par son marié devant l’autel, qui se débattait pour fuir, en se frayant un passage à travers les invités vêtus d’or (…) » (p. 80).

« Assis, les pieds pendant sur la mer qui clapotait en bas, épuisé, il regarda encore une fois longuement vers l’horizon invisible, puis se sentit glisser légèrement dans les vagues comme dans les bras d’une femme amoureuse, désireuse de s’unir à l’homme aimé. (…).

« Le soleil disparut brusquement du ciel, et elle, cette fois froide comme une amante capricieuse et toujours insatisfaite, enroula ses bras autour de lui, des bras ténébreux, comme de glace, insinua sa langue entre ses lèvres, en les lui écartant et en se frayant un passage, de plus en plus profondément, vers ses profondeurs, comme si elle avait voulu inonder son cœur et le changer en algues. » (pp. 78 ; 86)

« L’endroit était totalement désert. Les quelques chaises renversées, avec le cuir lacéré et les entrailles déchirées pendant comme les intestins d’un supplicié à l’abdomen ouvert par le couteau courbé du bourreau, gisaient près de la table longue, témoin de l’infélicité sûre et de la joie illusoire des manipulateurs d’argent (…) » (p. 98)

« Les os d’acier et de verre et la chair de béton des colosses blessés à mort et engloutis par le désert s’unissaient, dans un dernier embrassement, à la poussière des espoirs des millénaires gaspillés. Il n’y avait plus rien du tout, il était seul. » (p. 116)

Dana Shishmanian


Philosophe, orientaliste, écrivain et traducteur multilingue, Christian Tămaş est licencié en lettres arabes de l’Université de Bucarest, et docteur en philosophie ; il est chercheur en sciences humaines au sein de l’Université "Alexandru Ioan Cuza” de Iassy, et conseiller en sciences humaines à IBC Cambridge (Grande Bretagne).
Christian Tămaş a publié, depuis une bonne vingtaine d’année: romans, prose courte, études de culture et civilisation. Il a également participé à de nombreux volumes d’études collectives, signé des préfaces, des chroniques, et édité des auteurs. Il a traduit et publié en roumain des auteurs de différentes langues : italien, arabe, français,  espagnol, catalan, portugais, anglais et irlandais.
Le récit Le silence blanc (Ars Longa, 2007, 2013) a été couronné du prix « Naji Naaman » (Liban, 2007), et du prix de l’Union des Ecrivains roumains (filiale Iassy, 2008).




Le silence blanc
de
Christian Tămaş
présenté par Dana Shishmanian

                                                                                                                                                                                            Créé le 1 mars 2002

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