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« A CORPS PERDU » de M. Loakira

- Essai d’une randonnée dans le récit -
par Mohamed Chraïbi


Mamoun revient. Dans le récit. Dans lui-même. Dans sa ville natale. Le temps d’un voyage parmi les sentiers de la mémoire et de l’oubli. Entre le moment où il apprend par un proche -alors qu’il est en exil forcé dans une ville plutôt au nord- la mort imminente de sa mère, et l’enterrement qui, très bientôt, aura lieu dans l’un des cimetières de la ville ocre, où se déroule le récit. Juste le temps de se souvenir, à la recherche d’un temps perdu, et de se perdre, un peu au rythme d’un derviche tourneur, au sein de cette ville qui l’a vu naître et grandir jusqu’à l’adolescence. Une descente vers le « moi » profond, vers cet espace où absence et souvenance se croisent. Par cette plongée intérieure, Mamoun tente de faire le deuil - accompagné dans sa démarche d’un certain nombre d’« objets transitionnels ». Deuil de la mère, deuil de la ville. Jusque là où il peut : fait-on jamais complètement sa prière de l’absent ? Heureusement que le récit est là, qui trouve toujours le temps de diluer, en les exorcisant, les cicatrices qui nichent dans les plis du corps symbolique. Souvenirs, fantasmes, obsessions, délires et douleurs s’interpellent et se suivent. Mais en même temps, et dialectiquement pourrait-on dire, libération, jouissance et enchantement. La mort également déculpabilise. Le voilà donc, étranger parmi les siens, déambulant sous la pluie (celle-ci joue le rôle presque d’un personnage, un peu à l’instar du soleil dans « l’étranger »  de Camus) et sous la mort d’un être cher, en quête de lui-même et de certains lieux de l’enfance. La mort de la mère engendre du néant autour de lui, amplifiant par la même occasion le traumatisme de la naissance. La fin rejoint le début dans un récit où des maux nourrissent des mots, où l’abîme vomit dans sa spirale ce qui lui reste encore de réminiscence, dans la confusion d’un espace et d’un temps.
Reviennent aussi les autres personnages, la mère, le père, le frère, comme des repères investissant le récit en protagonistes sémiotiques, architecturant l’espace du roman familial. Lalla Chama, la femme déchue à la suite de la disparition de Hammouda, du départ de Lalla khiti, de l’éloignement de Mamoun, de l’indifférence de Ba Jelloul… Minée par la solitude, par la douleur, par la maladie et par le poids des années qui s’acharnent pesantes et amères, la mère devient impulsive et rancunière. Elle prend sa revanche sur son époux, l’aide à s’enfoncer dans l’abîme, avant qu’elle ne s’enfonce elle-même dans le gouffre et qu’elle n’aille rejoindre les éléments de la nature.
Ba Jelloul, l’ogre qui a enterré sa fille vivante, qui a égorgé son fils aîné. Lui, le père violent, le vicieux (dragueur), le fabulateur, mais en même temps le compagnon de Mamoun, son initiateur et son complice, finit à son tour par déprimer, par devenir hémiplégique, par perdre sa virilité et sa vitalité. Il vieillit mal et attend le récit de sa disparition.
Hammouda, dit le balafré, l’ivrogne, l’imprévisible, le mécréant, le coupeur des routes, le féroce et le sanguinaire (à l’image du père) revient comme victime et comme bourreau. Une ombre qui apparaît et disparaît en fonction de l’inconscient d’une écriture angulaire, une offrande à la mobilité du récit. L’infanticide le concernant est narré à l’intersection d’un conte et d’une vision. Une hallucination, une figure obsédante, livrée par bribes, entre fantasme et « réalité », dans un tracé récurrent et anaphorique.
Un peu de la même manière, Marrak’ch, lieu d’une naissance et d’une mort, avance dans le récit, tantôt géographique, tantôt imaginaire, y semant absence et présence, enfance et adolescence, présent et passé. Objet d’un désir, d’un amour et d’une colère, elle apparaît lasse, sur le poids de ses pas pressés. Egarée, elle perd son unité, abandonne son âme, son charme et sa beauté d’antan, malgré la résistance de ses racines et « l’entêtement de ses fondements magiques ». Elle, qui se métamorphose pour « séduire le touriste ».
Même le cimetière n’échappe pas à la contagion. Des « pingouins » (les récitants des versets coraniques) vendeurs de piété, de miséricorde et de cérémonial farci de ruse et d’ignorance, déshumanisent la mort. Ils lui enlèvent, entre autres, sa voix du silence, et la couvrent d’opportunisme et de superficialité…
Mamoun déambule dans sa ville natale, un peu comme un touriste (un étranger, s’entend), laissant à la mémoire le soin de ressusciter un peu de son passé, un peu de celui du pays (l’indépendance, les années de plomb…. Il s’oriente grâce à Sandaf, une sorte de chien-boussole, qui le guide et l’aide à retrouver les lieux de jadis, ceux du bon vieux temps. Sandaf évoque le mythe des gens de la caverne, et permet à la logique du récit d’embrayer. Mais aussi, bien évidemment d’ouvrir sur notre passé culturel. Comme le fait d’ailleurs l’infanticide commis par Ba Jelloul, qui inter-textualise avec l’épisode d’Abraham et d’Ismaïl (vision, sacrifice, sublimation…). Ici, visions et mythes se font esthétiser, et ouvrent de nouvelles perspectives. Personnage à la fois nouveau et important, Sandaf accompagne Mamoun dans sa quête, (il en est l’adjuvant), comme une ombre, comme un double, liés à l’inconscient…
Revenons à la mort. Centrale elle est, et tragique. Elle est également ambivalente (comme l’amour et la haine), une absence et une présence à la fois. A la fois douleur et libération. La narration lui réserve une place de choix, la concentre et la dilue ici et là, sur des pages pleines de profondeur et de beauté. Allégorie d’une métaphore généralisée, son écriture se présente comme une toile tissée à la fois de hasard et de nécessité. A l’embouchure d’un free-jazz et d’une symphonie. Ici, la description se fait par endroits, rigoureuse et géométrisante, guidée par un regard plus ou moins « neutre », dépouillée de psychologisme. Par d’autres endroits, elle se fait au contraire, plus engagée, plus ontologique. Par d’autres endroits encore, elle se fait dans les deux mouvements à la fois, « bicéphale », à l’intérieur d’une composition où instinct et stratégie coopèrent.
Il n’en reste pas moins que dans son ensemble, le récit se déroule comme une série de digressions et d’ « associations libres », au sein d’une suite psycho-esthétique, où le parcours de Mamoun (dans sa relation avec lui-même, avec les autres protagonistes) demeure l’essentiel. La narration, quant à elle, va jusqu’au bout de l’intime, jusqu’au bout de l’indicible parfois. Elle constitue une descente en soi, une descente vers là où on est tombé, un voyage labyrinthique à la lisière de l’inconscient. L’écriture chemine jusqu’aux profondeurs de l’âme, jusqu’au cœur du « moi », et rend compte de manière subtile des aléas et des modifications de l’être intérieur. C’est une écriture de la mémoire, celle d’un temps perdu et d’un temps retrouvé, qui avance tantôt rectiligne, tantôt à reculons, tantôt indécis, tantôt hybride, tantôt ancré, tantôt suspendu. Car en effet, l’auteur joue à mélanger les cartes, à brouiller les pistes, empêchant le lecteur d’opérer en sens unique, d’emprunter des voies unilatérales. Labyrinthe, mais aussi autoroute.
Ainsi l’occasion est donnée au récepteur de laisser libre cours à son imagination, de s’immiscer dans les plis du récit, et d’introduire ses interprétations personnelles des mots et des « choses. Polyphonique, la narration refuse les positions catégoriques et valorise les nuances, voire les contradictions. La liberté de lecture est permise. Et elle est plurielle. Les êtres et le monde vacillent entre la vie et la mort, entre l’existant et l’inexistant, entre l’être et le paraître. L’écriture avance, non pas linéaire, mais par tranches superposées, par petites trames redondantes (un peu comme dans un nouveau roman), grâce à des histoires qui s’embrayent, s’auto-génèrent, s’engendrent comme des particules éclatées dans un mouvement où ordre et désordre alternent, ainsi que prose et poésie. Sont abordés des thèmes mythologiques (oedipe, anti-oedipe, gens de la caverne), des thèmes culturels, historiques, des thèmes liés à la femme, à l’amour, à la sexualité, à la liberté individuelle, etc. Certains aspects et comportements de notre société traditionnelle sont mis à nu, démystifiés. Certaines attitudes liées à la morale moralisante et normative sont dénoncées, de manière des fois violente, des fois ironique, des fois métaphorique.
La démarche est ouverte et subversive. Moderne. Le lecteur est sollicité, interpellé ; des fois secoué, discrètement invité à participer à l’économie du récit. L’écriture reste fidèle à sa liberté. Eclatement, reconversion, déconstruction, organisation, improvisation, éclairent la procession des mots et des phrases. A l’intérieur d’un texte nourri de chair, de vin, de drague (il y a de très belles séquences), de promenades (à travers des places, des esplanades, des ruelles, des sanctuaires, des jardins et des intérieurs). Mais aussi de visions, de phantasmes, de fantastique, qui livrent leur récit à une écriture cathartique où les fantômes se libèrent par la nudité des mots. Mais aussi de ciel et de terre, de pluie et de soleil ; et qui sont là, non pas à titre décoratif mais pour agir avec/sur les événements.
L’atmosphère de la lecture est vaste, diversifiée. C’est un récit où le contenu informationnel ne relève pas du véridique pur et simple, même si par ailleurs, il doit y avoir de l’autobiographique. Par la force des choses. Ni du fictionnel pur et simple (comment est-ce possible ?). Ici, on navigue en permanence entre le réel et l’imaginaire, entre l’oubli et la souvenance, entre le passé et le présent. La syntaxe se déroule à sa guise, mais selon les situations de communication, tantôt se faisant, tantôt se défaisant. Les phrases chevauchent, au rythme de la narration et de ses variations. Dans un « discours » où l’énoncé est au service de l’énonciation, où le principe de plaisir prime sur le principe de la réalité socio-historique et positive, où l’essentiel demeure du côté de l’intériorité. Et quand l’histoire et la société sont là, car elles ne sont nullement gommées, elles ne le sont pas pour elles-mêmes, mais mêlées à l’écriture. Donc narrées, réinterprétées, subjectivées. Tant mieux. C’est là une preuve de littérarité.
Dans cette auto-fiction (à la lisière de l’autobiographique) pourrait-on dire, mémoire et histoire cohabitent et l’autobiographique renvoie allégoriquement au socioculturel, prioritaire, puisque tout l’essentiel se passe dans la tête du narrateur. Ce dernier creuse en lui-même (comme un trompettiste) pour puiser son souffle. Un souffle enraciné dans la terre, dans le vécu et dans la mémoire. Dans une œuvre qui évolue impertinente et authentique. Le parcours est riche et mobile. Rempli de très bonnes surprises. Il mérite d’être suivi par tous ceux qui aiment les voyages intérieurs et la bonne littérature. Même quand il passe de la poésie à l’écriture romanesque, ce qui n’est pas du tout évident pour quelqu’un qui a passé presque quarante ans à ne faire que dans la poésie, l’auteur, en artiste-artisan, demeure très attentif à ce qui se passe à l’intérieur de lui-même. Car il sait qu’en écriture, la porte d’issue se trouve justement à l’intérieur. Il demeure en même temps, ce qui n’est pas donné à tout le monde, très proche du langage poétique, lui, l’infatigable travailleur de la langue où il crée. Les mots sont sélectionnés, les phrases ciselées, le style moiré, sculpté à l’encre de la sueur et de l’originalité : « on n’arrive au style qu’avec un labeur atroce » (Flaubert). C’est dire que ce n’est pas par hasard que M. Loakira, qui n’arrête pas de nous surprendre, continue à être l’un de nos plus grands écrivains. Son dernier texte : « A corps perdu », le second d’une trilogie, sort comme le précédent (« L’Esplanade des Saints & Cie ») chez « Marsam ».


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Mohamed Chraïbi
Marrakech, mars 2008
     pour Francopolis
mai 2008


Créé le 1 mars 2002

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