Le dernier recueil de Marilyne
Bertoncini, L’Anneau de Chillida,
paru récemment à L’Atelier du Grand Tétras, fait référence au sculpteur
basque Eduardo Chillida (1924-2002). Avec Phidias, son précédent opus, c’est
déjà sous l’égide d’un sculpteur, parmi les plus illustres de la Grèce
antique, qu’apparaît le recueil de l’auteure. La Dernière œuvre de Phidias promet une plongée dans un univers
révolu. La couverture sobre et limpide de l’ouvrage, dont l’appareil tutélaire
s’égrène dignement sous le nom de l’auteure, est suivi en bas de page d’une
indication générique clairement définie, la « collection Poésie », dont le nom seul détermine l’horizon
d’attente du lecteur. En feuilletant le recueil, il a le plaisir de
constater que des vers ténus et travaillés, tout comme l’étaient les sculptures
de l’artiste Grec, jouent avec l’espace scriptural. Dès l’avant lecture il
est permis de soupçonner le dialogisme à l’œuvre dans le recueil entre les
poèmes qui se font face. Certains d’entre eux en italiques répondent à ceux
de la page contigüe dont les mots espacés parfois par des blancs du reste
du vers sont ainsi mis en exergue.
Puisque c’est sous le signe de Phidias
que se place le recueil, évoquer son parcours n’est pas inutile. Ce
sculpteur Grec qui a d’abord travaillé le bronze, tire sa renommée des
gigantesques statues chryséléphantines dont il est le maître d’œuvre. Ami
de Périclès, sa réputation va grandissante lorsqu’il subit l’opprobre dont
son ami est la cible. On l’accuse d’avoir substitué une partie de l’or
destiné à la fabrication de la statue D’Athéna Parthénos.
Exilé sur l’île de Lemnos, il mourra dans l’oubli. Considéré aujourd’hui
comme l’instigateur du style classique, grâce à son traitement novateur des
sujets religieux, Phidias est aussi cet artiste qui, le premier, insuffle
la vie à ses créations. On dit de lui qu’il capture le mouvement tant les personnages
des fresques du Parthénon semblent être représentés agissants. Il y sculpte
ici une course éperdue, là l’expression d’un sentiment dont les traits du
personnage reflètent l’entière profondeur.
En plus de l’accusation de vol, l’artiste est taxé d’impiété. Se substituer
au créateur, c’est ce qu’on lui reproche. Il faut dire que pour bon nombre
de ses créations la mimésis est à ce point aboutie et dépassée que Phidias
parvient à représenter l’essence même des âmes humaines.
Et sa dernière œuvre, elle aussi évoquée
dans le titre du recueil, quelle est-elle ? Personne ne sait s’il
s’agit de l’Athéna Parthénos ou bien du Zeus
olympien, considéré comme une des sept merveilles du monde. Ces deux gigantesques
statues chryséléphantines ont disparu. Pour ce qui concerne le Zeus
olympien, les représentations de l’œuvre ont elles aussi été détruites. Il
ne reste rien d’autre qu’une face de pièce de monnaie pour imaginer la
superbe de ce monument de renommée mondiale. C’est sous le signe de cette
imbrication d’effacements que s’ouvre le recueil. Figures englouties par le
temps, le créateur et son œuvre laissent place à une absence intarissable.
C’est donc moins Phidias que sa
disparition, à laquelle fait écho celle de son œuvre, qui soutient les
propos de la poète. La quatrième de couverture nous guide vers ce double
abîme : topographique et temporel. La disgrâce de l’artiste, son exil
et sa mort, en ces temps si lointains, façonnent l’écriture des
textes :
« Le mot « exil » a sans
doute fait naître dans mon imaginaire l’idée qu’il finit sa vie dans l’île
de Lemnos, attaché à chercher jusqu’à la fin, dans les veines des marbres
bruts, le visage des dieux.
Le mystère de cette vie tournée vers une
quête d’absolu et de réalisme, ce destin de proscrit, cette vieillesse
solitaire, m’ont longtemps fait rêver à la fin de Phidias et à sa dernière
œuvre, dont il me plait à penser qu’elle est cachée tout près de
nous »
Marilyne Bertoncini interpelle, dès le
poème liminaire, cette absence :
« Phidias
Te
prendras-tu au piège
des signes que je trace
mailles d’encre tissées
à l’heure où je
disparais
hantée de choses
indistinctes
qui s’entremêlent se confondent
diaphanes et poreuses
avant d’absorber les
marges
de la nuit
qui peu à peu les alourdit
et ferme sa paupière »
Tel un leitmotiv, cette apostrophe au nom
du sculpteur scande les pages du recueil. S’y intercale alors le miracle.
Dans un va et vient temporel prenant appui sur un jeu avec les pronoms
personnels et le système des temps, employant tantôt le passé, tantôt le
présent, l’auteure édifie un réseau sémantique entre son expérience personnelle
et celles des artistes et figures antiques conviées. Elle efface toute
frontière entre les catégories génériques et les époques. Des références à
Homère, lorsqu’elle invite l’univers fictionnel de l’Odyssée, et à
Héraclite, viennent soutenir ce dialogisme entre l’évocation d’un décor
contemporain perçu à travers des bribes d’autobiographie et ces figures
révolues. Leur présence symbolique vient ainsi faire écho aux poèmes dans
lesquels Marilyne bertoncini évoque un univers familier. Dans une langue
tissée de puissantes images poétiques, et servie par un lexique d’une belle
richesse, les bribes de souvenirs de l’auteure nous sont offertes avec une
pudeur qui ne permet pas à un quelconque épanchement lyrique de s’immiscer
dans ses vers. Grâce à l’évocation d’un décor traité comme représentatif du
paysage mental de l’artiste, les instants vécus sont donnés à voir dans une
dimension qui transcende les éléments anecdotiques :
« Ce
n’est plus à Ostende
ni Brighton
cette maison surgie
des valves de coquillages
dont l’escalier s’enroule
si étroit que des épaules on touche
les parois
Sous
l’écume des fenêtres
le jardin au dos pentu
monte vers les dunes
trois marches sous
l’arceau dépenaillé de roses de
novembre
le velours côtelé des plates-bandes
où s’agite
un chrysanthème échevelé
le bel argent bleu des poireaux et
l’or vert
de l’angélique
et meurt tout au fond
au pied des groseilliers jaunissants
à la frontière du domaine des
ruches
assoupies en
automne »
Ce va et vient entre l’ici et maintenant
d’une expérience particulière et l’évocation d’un passé représenté par des
artistes et leur œuvre sert un dispositif qui crée un discours paratextuel critique sur la nature même de la parole
poétique, et, plus encore, sur celle de l’Art. Façonnée par les actes de
création antérieurs, elle s’inscrit dans une continuité. L’auteure mesure
le poids de son écriture à l’aune de toutes celles déposées par le temps sur
les pages de nos livres. Elle interroge l’acte de création, sa persistance
à plonger ses racines dans un inconscient collectif qu’elle laisse
miraculeusement émerger du néant. C’est donc de la pérennité de l’art dont
il est question, dans son acception universelle. A
travers l’évocation des auteurs convoqués, Maryline Bertoncini crée
l’unification de toutes les strates temporelles de la création, dont la
nature est plus que jamais questionnée. C’est grâce à un univers onirique
unique étayé sur ces fondations ancestrales et tissé de réminiscences
personnelles qui actualisent les discours antérieurs quelle parvient à ce
tour de force : rendre palpable cette permanence artistique, mais
aussi l’impermanence humaine…
Car en effet, c’est de la disparition de
Phidias dont il s’agit, de cet être de chair, homme souffrant dont les
œuvres sont immortelles. Son existence est plus que jamais rendue sensible
grâce à la juxtaposition des univers évoqués pas l’auteure. La prégnance de
l’absence, de la vacuité laissée par la mort, se double de l’évocation
symbolique de sa « dernière
œuvre », disparue elle aussi. Cette double disparition est
symbolisée par les blancs laissés entre les mots. La sidération provoquée
par l’absence, dans une écriture qui tente de l’énoncer, de capturer le
tarissement dans un discours qui n’est commémoratif, ni empesé de regrets,
mais qui ne cesse d’interroger l’essence même de l’œuvre d’art en
convoquant son créateur.
« Les
êtres imaginaires répètent à votre égard
des gestes appris de vous
et les lieux sont fuyants plus que
le sable même
Que
font-ils entre deux pauses de l’écriture ?
Tremblantes
images indéfiniment figées sur l’océan
Ou
ralenties tandis que les sons ne sont plus
Qu’indistinct
crépitement d’insectes
Ainsi
Phidias dont jamais le pas ne se pose
Sur
le chemin où je l’inscris
Et
la voix de l’enfant
A
jamais suspendue
Entre
les deux syllabes de son nom »
L’artiste, substance de l’œuvre, est mis
en exergue, et perçu comme matrice de la sublimation de son vécu permise
par l’art. Mais qui est-il, lui, enfant dont les mains sont devenues des
archers ? Quelle fut sa vie, son parcours, et qu’a-t-il déposé de
cette existence dans ses œuvres ? Les questions que soulève La dernière oeuvre
de Phidias et la profondeur des problématiques évoquées contribuent à
l’édification d’un discours critique qui de tout temps a permis à l’art de
se définir. Et Marilyne Bertoncini dépasse les interrogations soulevées par
les questionnements suscités par les tentatives de définition de la figure de
l’auteur. Au-delà de l’ethos auctorial, et de son image façonnée par les discours paratextuels produits autour de l’œuvre, elle s’adresse
avant tout à l’être dans sa dimension intime. Et l’absence, sans cesse
interrogée, dit l’intimité des sentiments tissés par une sensibilité qui,
avant de s’adresser à l’œuvre, tente de dessiner le visage de celui qui a
vécu pour la produire.
A cet égard le
titre de la seconde partie du recueil offre une manière de conclusion. Après
avoir tenté de rendre compte de l’effacement, « L’invention de l’absence » propose en effet une évocation
de figure symboliques : d’Isis à Lilith des personnages prégnants dans
l’imaginaire collectif sont évoqués. Il y a là une souche signifiante qui,
à travers ces archétypes, vient une fois de plus questionner l’invention et
sa source. Depuis des temps ancestraux, nos semblables tentent, à travers
leurs représentations, de conjurer le temps qui ensevelit avec son passage
les êtres et les choses. L’écriture de Marilyne Bertoncini ne cesse de
vouloir énoncer ceci. Oter le sable qui recouvre
les traces de pas déposés sur la route ancestrale de la création
artistique, dire l’absence, énoncer l’intangible, donner corps à la
disparition. Tout l’enjeu de l’art est là.
« De
l’absence sans lieu
d’au-delà des déserts
de par-delà les mers où le temps ne
s’écoule
suivant les obscures
blessures de la page vierge
cherche, indécis,
l’élément secret
que
sinueusement trace
la lettre
avec
lenteur
à
travers ses détours
dans le
flot de l’imaginaire
et
ses remous
comme
une houle »
Carole Mesrobian
juin 2018
Née
à Boulogne en 1966, Carole
Carcillo Mesrobian
est professeure de lettres modernes et classiques,
en recherche doctorale au sein de l’Université Denis Diderot. Elle publie
plusieurs recueils de poèmes : Foulées
désultoires aux Editions du Cygne en
2012, A Contre murailles aux
Éditions du Littéraire en 2013, Le
Sursis en conséquence, chez le même éditeur en 2017,
et est co-autrice d’un livre d’interview (Qomme questions,
à Jean-Jacques Tachdjian par Vanina Pinter,
Carole Carcilo Mesrobian,
Céline Delavaux, Jean-Pierre Duplan, Florence Laly, Christine Taranov, éditions La chienne Edith,
2018). Des textes inédits paraissent Parallèlement
sur les sites Recours au Poème, Le Capital des mots, Poesiemuzicetc., et dans des
publications et revues (Libelle, L’Atelier de l’agneau, Décharge,
Passage d’encres, Test n°17, Créatures, Formules,
Cahier de la rue Ventura, Libr-critique,
Sitaudis, Créatures,
Gare Maritime, Chroniques du ça et
là, La vie manifeste).
Elle est
l’auteure de la quatrième de couverture des Jusqu’au cœur
d’Alain Brissiaud, et de nombreuses notes de lecture
et d’articles publiés sur le site Recours au Poème.
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