LECTURE - CHRONIQUE 

 

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LECTURES –CHRONIQUES

 

Marilyne Bertoncini,

La dernière œuvre de Phidias

 

(Jacques André Editeur, collection Poésie XXI, Lyon, 2017, 45 pages, 11 €)

 

par Carole Mesrobian

 

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Le dernier recueil de Marilyne Bertoncini, L’Anneau de Chillida, paru récemment à L’Atelier du Grand Tétras, fait référence au sculpteur basque Eduardo Chillida (1924-2002). Avec Phidias, son précédent opus, c’est déjà sous l’égide d’un sculpteur, parmi les plus illustres de la Grèce antique, qu’apparaît le recueil de l’auteure. La Dernière œuvre de Phidias promet une plongée dans un univers révolu. La couverture sobre et limpide de l’ouvrage, dont l’appareil tutélaire s’égrène dignement sous le nom de l’auteure, est suivi en bas de page d’une indication générique clairement définie, la « collection Poésie », dont le nom seul détermine l’horizon d’attente du lecteur. En feuilletant le recueil, il a le plaisir de constater que des vers ténus et travaillés, tout comme l’étaient les sculptures de l’artiste Grec, jouent avec l’espace scriptural. Dès l’avant lecture il est permis de soupçonner le dialogisme à l’œuvre dans le recueil entre les poèmes qui se font face. Certains d’entre eux en italiques répondent à ceux de la page contigüe dont les mots espacés parfois par des blancs du reste du vers sont ainsi mis en exergue.

 

Puisque c’est sous le signe de Phidias que se place le recueil, évoquer son parcours n’est pas inutile. Ce sculpteur Grec qui a d’abord travaillé le bronze, tire sa renommée des gigantesques statues chryséléphantines dont il est le maître d’œuvre. Ami de Périclès, sa réputation va grandissante lorsqu’il subit l’opprobre dont son ami est la cible. On l’accuse d’avoir substitué une partie de l’or destiné à la fabrication de la statue D’Athéna Parthénos. Exilé sur l’île de Lemnos, il mourra dans l’oubli. Considéré aujourd’hui comme l’instigateur du style classique, grâce à son traitement novateur des sujets religieux, Phidias est aussi cet artiste qui, le premier, insuffle la vie à ses créations. On dit de lui qu’il capture le mouvement tant les personnages des fresques du Parthénon semblent être représentés agissants. Il y sculpte ici une course éperdue, là l’expression d’un sentiment dont les traits du personnage reflètent l’entière profondeur.  En plus de l’accusation de vol, l’artiste est taxé d’impiété. Se substituer au créateur, c’est ce qu’on lui reproche. Il faut dire que pour bon nombre de ses créations la mimésis est à ce point aboutie et dépassée que Phidias parvient à représenter l’essence même des âmes humaines.

 

Et sa dernière œuvre, elle aussi évoquée dans le titre du recueil, quelle est-elle ? Personne ne sait s’il s’agit de l’Athéna Parthénos ou bien du Zeus olympien, considéré comme une des sept merveilles du monde. Ces deux gigantesques statues chryséléphantines ont disparu. Pour ce qui concerne le Zeus olympien, les représentations de l’œuvre ont elles aussi été détruites. Il ne reste rien d’autre qu’une face de pièce de monnaie pour imaginer la superbe de ce monument de renommée mondiale. C’est sous le signe de cette imbrication d’effacements que s’ouvre le recueil. Figures englouties par le temps, le créateur et son œuvre laissent place à une absence intarissable.

 

C’est donc moins Phidias que sa disparition, à laquelle fait écho celle de son œuvre, qui soutient les propos de la poète. La quatrième de couverture nous guide vers ce double abîme : topographique et temporel. La disgrâce de l’artiste, son exil et sa mort, en ces temps si lointains, façonnent l’écriture des textes :

 

« Le mot « exil » a sans doute fait naître dans mon imaginaire l’idée qu’il finit sa vie dans l’île de Lemnos, attaché à chercher jusqu’à la fin, dans les veines des marbres bruts, le visage des dieux.

 

Le mystère de cette vie tournée vers une quête d’absolu et de réalisme, ce destin de proscrit, cette vieillesse solitaire, m’ont longtemps fait rêver à la fin de Phidias et à sa dernière œuvre, dont il me plait à penser qu’elle est cachée tout près de nous »

 

Marilyne Bertoncini interpelle, dès le poème liminaire, cette absence :

 

« Phidias

 

Te prendras-tu au piège

des signes que je trace

mailles d’encre tissées à l’heure où je

disparais

hantée de choses indistinctes

qui s’entremêlent           se confondent

diaphanes et poreuses

avant d’absorber les marges

de la nuit

qui peu à peu             les alourdit

et ferme                       sa paupière »

 

 

Tel un leitmotiv, cette apostrophe au nom du sculpteur scande les pages du recueil. S’y intercale alors le miracle. Dans un va et vient temporel prenant appui sur un jeu avec les pronoms personnels et le système des temps, employant tantôt le passé, tantôt le présent, l’auteure édifie un réseau sémantique entre son expérience personnelle et celles des artistes et figures antiques conviées. Elle efface toute frontière entre les catégories génériques et les époques. Des références à Homère, lorsqu’elle invite l’univers fictionnel de l’Odyssée, et à Héraclite, viennent soutenir ce dialogisme entre l’évocation d’un décor contemporain perçu à travers des bribes d’autobiographie et ces figures révolues. Leur présence symbolique vient ainsi faire écho aux poèmes dans lesquels Marilyne bertoncini évoque un univers familier. Dans une langue tissée de puissantes images poétiques, et servie par un lexique d’une belle richesse, les bribes de souvenirs de l’auteure nous sont offertes avec une pudeur qui ne permet pas à un quelconque épanchement lyrique de s’immiscer dans ses vers. Grâce à l’évocation d’un décor traité comme représentatif du paysage mental de l’artiste, les instants vécus sont donnés à voir dans une dimension qui transcende les éléments anecdotiques :

 

 

« Ce n’est plus à Ostende

ni Brighton

cette maison surgie des valves de coquillages

dont l’escalier s’enroule

 

si étroit que des épaules on touche les parois

 

Sous l’écume des fenêtres

le jardin au dos pentu

monte vers les dunes

 

trois marches sous l’arceau dépenaillé de roses de

novembre

le velours côtelé des plates-bandes où s’agite

un chrysanthème échevelé

le bel argent bleu des poireaux et l’or vert

de l’angélique

 

et meurt tout au fond

au pied des groseilliers jaunissants

à la frontière du domaine des ruches

assoupies en automne »

 

 

 

Ce va et vient entre l’ici et maintenant d’une expérience particulière et l’évocation d’un passé représenté par des artistes et leur œuvre sert un dispositif qui crée un discours paratextuel critique sur  la nature même de la parole poétique, et, plus encore, sur celle de l’Art. Façonnée par les actes de création antérieurs, elle s’inscrit dans une continuité. L’auteure mesure le poids de son écriture à l’aune de toutes celles déposées par le temps sur les pages de nos livres. Elle interroge l’acte de création, sa persistance à plonger ses racines dans un inconscient collectif qu’elle laisse miraculeusement émerger du néant. C’est donc de la pérennité de l’art dont il est question, dans son acception universelle. A travers l’évocation des auteurs convoqués, Maryline Bertoncini crée l’unification de toutes les strates temporelles de la création, dont la nature est plus que jamais questionnée. C’est grâce à un univers onirique unique étayé sur ces fondations ancestrales et tissé de réminiscences personnelles qui actualisent les discours antérieurs quelle parvient à ce tour de force : rendre palpable cette permanence artistique, mais aussi l’impermanence humaine…

 

Car en effet, c’est de la disparition de Phidias dont il s’agit, de cet être de chair, homme souffrant dont les œuvres sont immortelles. Son existence est plus que jamais rendue sensible grâce à la juxtaposition des univers évoqués pas l’auteure. La prégnance de l’absence, de la vacuité laissée par la mort, se double de l’évocation symbolique de sa « dernière œuvre », disparue elle aussi. Cette double disparition est symbolisée par les blancs laissés entre les mots. La sidération provoquée par l’absence, dans une écriture qui tente de l’énoncer, de capturer le tarissement dans un discours qui n’est commémoratif, ni empesé de regrets, mais qui ne cesse d’interroger l’essence même de l’œuvre d’art en convoquant son créateur.

 

 

« Les êtres imaginaires répètent à votre égard

des gestes appris de vous

 

et les lieux sont fuyants plus que le sable même

 

Que font-ils entre deux pauses de l’écriture ?

Tremblantes images indéfiniment figées sur l’océan

Ou ralenties tandis que les sons ne sont plus

Qu’indistinct crépitement d’insectes

 

Ainsi Phidias dont jamais le pas ne se pose

Sur le chemin où je l’inscris

 

Et la voix de l’enfant

A jamais suspendue

Entre les deux syllabes de son nom »

 

L’artiste, substance de l’œuvre, est mis en exergue, et perçu comme matrice de la sublimation de son vécu permise par l’art. Mais qui est-il, lui, enfant dont les mains sont devenues des archers ? Quelle fut sa vie, son parcours, et qu’a-t-il déposé de cette existence dans ses œuvres ? Les questions que soulève La dernière oeuvre de Phidias et la profondeur des problématiques évoquées contribuent à l’édification d’un discours critique qui de tout temps a permis à l’art de se définir. Et Marilyne Bertoncini dépasse les interrogations soulevées par les questionnements suscités par les tentatives de définition de  la figure de l’auteur. Au-delà de l’ethos auctorial, et de son image façonnée par les discours paratextuels produits autour de l’œuvre, elle s’adresse avant tout à l’être dans sa dimension intime. Et l’absence, sans cesse interrogée, dit l’intimité des sentiments tissés par une sensibilité qui, avant de s’adresser à l’œuvre, tente de dessiner le visage de celui qui a vécu pour la produire.

 

A cet égard le titre de la seconde partie du recueil offre une manière de conclusion. Après avoir tenté de rendre compte de l’effacement, « L’invention de l’absence » propose en effet une évocation de figure symboliques : d’Isis à Lilith  des personnages prégnants dans l’imaginaire collectif sont évoqués. Il y a là une souche signifiante qui, à travers ces archétypes, vient une fois de plus questionner l’invention et sa source. Depuis des temps ancestraux, nos semblables tentent, à travers leurs représentations, de conjurer le temps qui ensevelit avec son passage les êtres et les choses. L’écriture de Marilyne Bertoncini ne cesse de vouloir énoncer ceci. Oter le sable qui recouvre les traces de pas déposés sur la route ancestrale de la création artistique, dire l’absence, énoncer l’intangible, donner corps à la disparition. Tout l’enjeu de l’art est là.

 

« De l’absence sans lieu

d’au-delà des déserts

de par-delà les mers où le temps ne s’écoule

suivant les obscures blessures de la page vierge

cherche, indécis, l’élément secret

             que sinueusement trace

                                      la lettre

                                                    avec lenteur

                à travers ses détours

         dans le flot de l’imaginaire

                       et ses remous

                  comme une houle »

 

 

Carole Mesrobian

juin 2018

 

 

Née à Boulogne en 1966, Carole Carcillo Mesrobian est professeure de lettres modernes et classiques, en recherche doc­to­rale au sein de l’Université Denis Diderot. Elle publie plusieurs recueils de poèmes : Foulées désul­toires aux Editions du Cygne en 2012, A Contre murailles aux Éditions du Littéraire en 2013, Le Sursis en consé­quence, chez le même éditeur en 2017, et est co-autrice d’un livre d’interview (Qomme ques­tions, à Jean-Jacques Tachdjian par Vanina Pinter, Carole Carcilo Mesrobian, Céline Delavaux, Jean-Pierre Duplan, Florence Laly, Christine Taranov,  éditions La chienne Edith, 2018). Des textes inédits paraissent Parallèlement sur les sites Recours au Poème, Le Capital des mots, Poesiemuzicetc., et dans des publications et revues (Libelle, L’Atelier de l’agneau, Décharge, Passage d’encres, Test n°17, Créatures, Formules, Cahier de la rue Ventura, Libr-cri­tique, Sitaudis, Créatures, Gare Maritime, Chroniques du ça et là, La vie mani­feste).

Elle est l’auteure de la qua­trième de cou­ver­ture des Jusqu’au cœur d’Alain Brissiaud, et de nom­breuses notes de lec­ture et d’articles publiés sur le site Recours au Poème.

 

 

 

 


Chronique de Carole Mesrobian

 

Francopolis mai-juin 2018

Créé le 1 mars 2002

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