La
phrase liminaire "Un barbare en Chine" donne le tempo : «Le
peuple chinois est artisan-né.» La vie chinoise est
grouillante d'activités. Et Henri Michaux n'est pas avare
d'adjectifs pour définir ce que recouvre le terme «
d'artisans-nés ». Les Chinois sont en
effet perçus
comme habiles, ingénieux, inventifs, concrets, ronds, patients,
peu religieux. A cette prédisposition pour le savoir-faire
s'ajoute, chez eux, la propension à se sentir bien partout
où ils sont, à y être de plain pied et à ne
même pas faire d'exception pour le lieu spécifique
à la transcendance:
« Dans un temple, le Chinois est parfaitement à
l'aise. Il fume, il parle, il rit. »
Très
vite, le poète en vient à vanter la musique chinoise (si
peu prisée soit-elle des Européens). Que de bienfaits ne
voit-il pas dans cette musique ! Tout d'abord il affirme que c'est
cette musique qui « l'attendrit le plus ». Il la
reçoit comme « tout ce qu'il y a de plus pacifique,
pas endormie, pas lente, mais pacifique, exempte de désir de
faire la guerre, de contraindre, de commander, exempte de souffrance,
affectueuse. » De plus la musique chinoise ne
sépare pas, elle est même bain de
sociabilité, comme du reste tout ce qui semble composer la vie
chinoise, désireuse d'harmonie: « Comme cette
mélodie est bonne, agréable, sociable. Elle n'a rien de
fanfaron, d'idiot, ni d'exalté, elle est tout humaine et bon
enfant, et enfantine et populaire, joyeuse et « réunion de
famille. » »
Cependant
ce que Michaux apprécie le plus en Chine , c'est la
langue parlée car elle est principalement constituée de
« mots d'une seule syllabe, et cette syllabe résonne
avec incertitude. La langue chinoise ressemble à de faibles
exclamations. Un mot ne contient guère plus de trois lettres.
Souvent une consonne noyante (le n ou le g) l'enveloppe d'un son de
gong.»
Plus
loin il précise ce qui plus que tout lui plaît dans
cette langue, c'est que « pour être encore plus
près de la nature, cette langue est chantée. »
En d'autres termes, cette langue est comparable au chant des oiseaux !
Les
considérations du poète, soudain, prennent un autre
tour. Voilà qu'il s'en vient à faire une étude
comparée des façons d'aimer des femmes
europééennes, arabes et chinoises. La façon
physique d'aimer, s'entend. Il commence par l'« Européeenne
[qui] aime avec transport, puis tout d'un coup, ...vous oublie au bord
du lit, songeant à la gravité de la vie, à
elle-même, ou à rien, ou bien tout simplement reprise par
l'« anxiété blanche. »» Cette
analyse suggère que l'Europééenne
opère un clivage entre le plaisir qui l'entraîne en dehors
d'elle-même et la ressaisie de son être, fût-il un
vide, qui lui permet de regagner le terrain perdu, de revenir de cet
abandon que son « transport » lui a fait connaître
comme état transitoire et de toute manière
éphémère.
De
la femme arabe, Michaux dit qu'elle « se comporte comme une
vague ». Puis vient le rappel de la danse du ventre qui est
ondulatoire et fluide. De ce transport-là, l'homme en sort, car
cette fois-ci ce n'est pas la femme qui sort d'un état, mais le
partenaire, comme s'il avait subi une tempête et qu'il ne savait
pas exactement ce qui lui était arrivé. Ce transport,
curieusement ouvre les portes de la magie de l'Orient, celle des tapis
volants des Mille et une nuits, des sortilèges
incompréhensibles qui font passer les personnages des contes de
l'état de prince à celui de mendiant. La
vague est un mirage de l'âme, un tour de magie, une illusion
féérique qui finalement l'est autant pour l'homme que
pour la femme.
Puis
se déploie l'amour à la chinoise, longuement, en
dix paragraphes parmi lesquels la musique de la langue revient, comme
un leitmotiv prenant son sens le plus secret qui est l'art d'aimer :
« Quand la Chinoise parle d'amour, elle peut parler
indéfiniment, on ne s'en lasse pas, elle peut même parler
d'autre chose, comme elle fait probablement, elle a le langage de
l'amour, l'amour est fait de monosyllabes ... »
Ce
qui différencie l'amoureuse chinoise de tout autre amoureuse
c'est sa capacité à l'enlacement; elle n'est
qu'enlacement et entrelacement à la manière des racines
d'un banian, à la manière du lierre. Deux comparaisons
végétales donc complétées par celle du
drap, relayées par celle de la fourmi. L'amour est un lien, un
onguent (car la femme chinoise « vous considère comme en
traitement ») et elle se met au service (non servile) de son
amant telle la fourmi toujours à l'ouvrage qui œuvre, en parfait
artisan, pour rendre « indéréglable ... votre
valise. Ce qui pourtant semble le plus fascinant pour Michaux
c'est l'aptitude de la femme chinoise à « dormir avec
» Comment fait la femme chinoise ? Je ne sais; une sorte
de sens de l'harmonie, subsistant dans le sommeil, la fait, par des
mouvements appropriés, ne jamais se détacher, toujours se
subordonner à ce qui serait tout de même si beau:
être harmonieusement deux. »
Cette
vision quasi idéale de la femme chinoise, je la lis comme
un rêve ou une poétique : surgit comme un tableau onirique
d'une femme-liane s'enroulant au corps de l'homme avec souplesse,
ondine fantasmée de présence légère et
attentionnée, à la fois mère et amante, si proche
du monde amniotique nourricier, protecteur, guérisseur dans
lequel on est porté, protégé et amoureusement
bercé.
De cet ensemble,
il ressort que ce que semble trouver Michaux chez les Chinois c'est un
penchant pour l'harmonie sous toutes les facettes de l'existence ; en
tout cas c'est ce qui charme tant notre poète qui n'utilise que
des mots doux pour exprimer son ressenti et faire passer son
attendrissement et tout se passe en effet comme s' il n'y avait pas
prise pour l'ironie dans l'expérience avec la Chine, comme si un
ton acerbe, une distance critique n'avaient pas leur place au pays du
milieu.
(à suivre pour la lecture de la fin d'un Barbare en Chine)
***
Michaux Henri
- La Pléiade
sept.2015
- Écuador
oct.2015
- Michaux
Henri-Inde, nov.2015