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LECTURES - CHRONIQUES


    Regards  sur Henri Michaux (suite)

4. Petite étude sur « Mes Propriétés » dans La Nuit remue
 
de Henri Michaux dans les Œuvres complètes de la Pléiade

                                          (1933-1967, 1989, les Éditions de la Pléiade)

présenté par Dominique Zinenberg

La Nuit remue contient deux parties, dont la deuxième s’appelle « Mes Propriétés ».

L’ensemble a été publié en 1935, puis revu et corrigé en 1967. L’écriture de « Mes Propriétés » (59 textes) précède celle de « La Nuit remue » (33 textes) mais lors de la publication, le poète a choisi d’inverser l’ordre et d’attribuer comme titre général à ses deux parties celui de La Nuit remue.

  Voici ce que Henri Michaux écrit à la sortie de son livre dans un prière d’insérer :
«Ce livre n’a pas d’unité extérieure. Il ne répond pas à un genre connu. Il contient récits, poèmes, poèmes en prose, confessions, mots inventés, descriptions d’animaux imaginaires, notes, etc. dont l’ensemble ne constitue pas un recueil, mais plutôt un journal.

 
« Tel jour s’est exprimé impétueusement en imaginations extravagantes, tel autre, ou tel mois, sèchement en un court poème en prose, d’analyse de soi.
  « Ainsi tout au long de trois ans.

  « Les dates manquent. Mais les continuels changements d’humeur marquent à leur façon le travail et le passage inégal du Temps. »

4. suite...

Petite étude sur « Mes Propriétés » dans La Nuit remue de Henri Michaux , œuvres complètes dans la Pléiade. 
                      

« Mes Propriétés » d’emblée revendiquent la subjectivité avec le déterminant possessif pluriel du titre. Quant à la polysémie du terme « propriétés », il ne fait aucun doute. Les divers sens du mot vont ricocher tout au long des pages de prose et de poèmes que le poète présente. Ce qui m’appartient alterne avec ce qui m’est propre, comme le serait un corps chimique, par exemple et ce qui m’est propre est aussi essentiellement d’ordre sexuel, de façon obscure et délibérée ou si l’on veut pudique et crue. L’axe autour duquel tout se lie, se tisse, se déploie c’est l’état maladif du sujet. Michaux l’explique sans ambages dans sa Postface. Par hygiène, peut-être, j’ai écrit « Mes Propriétés », pour ma santé. Sans doute n’écrit-on pas pour autre chose. Sans doute ne pense-t-on pas autrement. »

  Se détachent de ces cinquante-neuf textes des cycles ou épisodes. Le premier cycle dont le texte liminaire s’intitule « Mes propriétés » s’étend jusqu’au récit « Envoûtement » ou peut-être « Encore des changements » qui est soit conclusif du cycle soit déjà l’amorce de l’épisode suivant. Dans ce cycle le désir du poète semble de s’imaginer propriétaire de biens extérieurs, mais tout lui file entre les doigts, tout lui échappe, ses « propriétés » sont maigres, évanescentes, elles ne sont qu’un désir qui se défait, s’effrite, s’effondre. Ces propriétés sont mes seules propriétés, et j’y habite depuis mon enfance, et je puis dire que bien peu en possèdent de plus pauvres. L’organique est défectueux, c’est le manque qui est sa richesse, la fluidité de la boue, du sable, du rien. Ce que le je désespérément voudrait transporter dans «sa» propriété, est vidé de ses organes essentiels. Il lui est donc impossible de posséder quoi que ce soit. Le poète est déjà un personnage de Samuel Beckett, il est déjà ce pauvre hère sans possession et proche aussi de « l’homme sans qualité » de Musil. C’est pour ça que mes propriétés sont toujours absolument dénuées de tout, à l’exception d’un être, ou d’une série d’êtres, ce qui ne fait d’ailleurs que renforcer la pauvreté générale, et mettre une réclame monstrueuse et insupportable à la désolation générale.

  Ce premier texte comme tant d’autres dans le recueil fonctionne par l’opposition temporelle maintenant/autrefois. Soit que le présent est une amélioration par rapport au passé, soit l’inverse. Revenons au terrain. Je parlais de désespoir. Non, ça autorise au contraire tous les espoirs, un terrain. Sur un terrain on peut bâtir, et je bâtirai. Maintenant j’en suis sûr. Je suis sauvé. J’ai une base.

  Auparavant, tout étant dans l’espace, sans plafond, ni sol, naturellement, si j’y mettais un être, je ne le revoyais plus jamais. Il disparaissait.

  Cet extrait aux accents christiques laisse entrevoir de quel terrain peut-être il s’agit. Un terrain fertile de pensée, de poésie, de textes. Mais bien évidemment, jamais l’écrivain ne le dit, tout reste affaire concrète, parabole, métaphore et tout passera bientôt par des métamorphoses et des métempsychoses. L’homme « chiffon » ou l’homme « bétonné », tous deux soumis aux dispositions sadiques des autres, à leur incapacité à le voir, à l’accueillir le laissent s’affaisser, se chiffonner, se dépouiller, se dissoudre ou se dénuder. Car une des   propriétés du « je » c’est de ressentir avec acuité la turbulence agressive du monde et des gens et de s’incarner dans la sensation qui le pénètre et l’habite, l’habille, le revêt. Dans ce contexte d’extrême sensibilité, la dernière phrase de « Un Chiffon » (p. 471) toute drôle qu’elle est, renvoie bien à l’idée de solitude, d’écart, d’incompréhension essentielle expérimentés par le poète. Des gens comme moi, ça doit vivre en ermite, c’est préférable.

  Le récit est allégorique ou fantastique. Il est en tenue de camouflage pour atténuer par pudeur, dignité, particularité innée de l’autodérision, la dépression latente, chronique ou aiguë du narrateur. L’allusif est une arme, la métaphore une armure, la métamorphose un arsenal qui plonge le lecteur dans l’étonnement, l’incrédulité, l’hilarité ou la fraternité. Dans « Encore des changements » (p. 479) l’amorce du récit explicite ce qu’endure le « je ». A force de souffrir, je perdis les limites de mon corps et me démesurai irrésistiblement. Je fus toutes choses : des fourmis surtout, interminablement à la file, laborieuses et toutefois hésitantes… S’ensuit une longue énumération de toutes les métamorphoses auxquelles le malade est soumis, autrement dit aux variations infinies des douleurs subies qui seraient comparables aux mesures de la douleur de  un à dix mais aussi de tous les supplices incroyables que le corps ou l’esprit endurent, et c’est l’enfer dantesque dans cette vie même qui est décrit, la fertile imagination infernale de Bosch transcrite dans ces pages à la fois irrésistiblement drôles et pourtant si saisissantes de cruauté. Souvent je devenais boa et, quoique un peu gêné par l’allongement, je me préparais à dormir, ou bien j’étais bison et je me préparais à brouter, mais bientôt d’une épaule me venait un tel typhon  et les barques étaient projetées en l’air et les Steamers se demandaient s’ils arriveraient au port et l’on n’ entendait que des S.O.S. […] C’était toujours des changements brusques, tout était à refaire, et ça n’en valait pas la peine, ça n’allait durer que quelques instants et pourtant il fallait bien s’adapter, et toujours ces changements brusques.

  « Mes propriétés » c’est d’avoir été ça. Il y a tant d’animaux, tant de plantes, tant de minéraux. Et j’ai été déjà de tout et tant de fois. Mais les expériences ne me servent pas. Pour la trente  deuxième fois redevenant chlorhydrate d’ammonium, j’ai encore tendance à me comporter comme de l’arsenic et, redevenu chien, mes façons d’oiseau de nuit percent toujours.

La maladie est un voyage. Le corps comme le psychisme parcourent des espaces-temps, s’aventurent dans des zones inconnues de la souffrance, et il n’y a rien d’étonnant à ce que ces expériences donnent lieu à des récits quasi mythiques, des odyssées où le réel de la douleur est en résonnance avec les tribulations qu’ont connus les héros d’autrefois comme si rencontrer la douleur, tenter de la surmonter était du même ordre que combattre le cyclope et n’être personne ou rencontrer des sirènes ou déjouer les dents des monstres de tout genre dont les récits épiques nous ont abreuvés.

Les fragments qui concernent Honfleur s’ouvrent avec « Au lit » et se poursuivent avec « La jetée », « Crier », « Conseils aux malades », « Maudit », « Magie », « Saint », « Distractions de malade », « Puissance de la volonté », « Encore un malheureux », « Projection » et « Intervention ».  Le premier de ces fragments donne le la. « Au lit » c’est-à-dire dans l’impuissance de bouger et dans l’obligation de projeter (le terme sera le titre d’un des fragments « Projection) à même le drap du malade des fantasmagories où le narrateur sera acteur, créateur, actif et pourra ainsi compenser sinon se venger de l’immobilité forcée auquel il est contraint. Honfleur devient ainsi le théâtre de « constructions » imaginaires, ressource infinie du malade impotent. Depuis un mois que j’habitais Honfleur, je n’avais pas encore vu la mer, car le médecin me faisait garder la chambre.

Mais hier soir, lassé d’un tel isolement, je construisis, profitant du brouillard, une jetée jusqu’à la mer. (La jetée) 

Avec « Notes de zoologie » s’ouvre une nouvelle perspective qui correspond pour Michaux à sa destination vers l’Équateur comme le dit une note de La Pléiade : « Ce mois de janvier couvre presque exactement, dans le voyage de Michaux vers l’Équateur, la période de traversée en mer (il quitte Amsterdam le mercredi 30 décembre 1927 et arrive à Quito le 28 janvier 1928). Cette série de textes semble bien avoir été écrite pendant la fin de sa traversée. » Chacun des titres de cette section concerne un insecte réel ou fictif mais prévient Michaux « Aucun entomologiste ne doit retrouver mes insectes. Me pensiez - vous si naïf ? » Mais quel rapport ont-ils avec « mes Propriétés » ? D’abord ils sont affublés de propriétés uniques que le poète décrit avec délices et précision. Ensuite, ils sont ses propriétés exclusives, il est bel et bien le propriétaire de ces créatures. Les noms inventés, les dispositions animalières grouillent, libérant les assonances et allitérations, les comparaisons, son génie inventif.

Avant la section livrée aux poèmes, deux textes ferment ce cycle de bizarreries zoologiques « Notes de botanique » (pendant de « Notes de zoologie ») et « Les yeux ». Dans « Les yeux » surtout l’imagination épique de Michaux foisonne. Une richesse vivante, tonique, jouant de l’absurde et du poétique à tout instant. C’est une version détendue quoique monstrueuse du vers de Victor Hugo « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn. » On peut remarquer que tous ces textes respirent la santé, la truculence, l’abondance, la fertilité, toutes choses qui faisaient défaut au début de « Mes Propriétés ». Mais l’abondance est fluctuante, elle naît, disparaît, comme les marées.

« Mes propriétés » se terminent par un cycle de poèmes libres et de diverses longueurs contenant tous les registres déjà entrevus dans les textes qui les précèdent mais une touche élégiaque parfois s’y glisse, une mélancolie s’y insère, tendre, douce, et pudique toujours. Des anaphores qui se font litanie (« Eux » : Ils ne sont pas venus pour rire ou pour pleurer, / Ils ne sont venus d’abord plus loin que le rivage, / Ils ne sont venus ni à deux ni à trois, / Ils ne sont pas venus comme on l’avait dit, / Ils sont venus sans protection, sans réflexion et sans chagrin, / Ils sont venus sans supplier, ni commander, / Ils sont venus sans demander pardon, sans parents et sans vivres, / Et jusqu’à cette heure, ils n’ont pas encore travaillé…)

Il faudrait toute une étude précise pour chacun de ces poèmes, pour
« Emportez-moi » dans une caravelle
Dans une vieille et douce caravelle […]
Emportez-moi, ou plutôt enfouissez-moi.

  Pour finir je reprendrai quelques mots de la Postface de Henri Michaux où il déclare:
« N’importe qui peut écrire « Mes Propriétés. » » Oui, oui, bien sûr, n’importe qui !


Regards sur Henri Michaux (9)
présenté par Dominique Zinenberg
octobre 2016


Créé le 1 mars 2002

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