Que peuvent
être des Murmures de l’absence ?
Ils sont essentiellement chants élégiaques, secrètes conversations,
perceptions ténues remontant de l’oubli, frôlant l’invisible, ressassant le
manque et détaillant l’imperceptible dévoilement des ombres, des soupirs,
des haleines, des gestes d’autrefois ou de naguère. Ils sont
essentiellement chants orphiques à la lisière entre deux mondes :
celui d’ici -bas de terre fraîche, de jardins, de lumières et d’eaux
dormantes ou violentes et celui de l’au-delà auquel le seul accès que l’on
ait c’est cette écoute sensible, ces échos lointains, ces reflets de vie
qui sont passerelle et message, lien intime avec l’informe.
Feuilles tremblantes
me disent que tu es vent qui passe
vagues mourantes
que tu es le chant immémorial de la mer
de ton murmure bleu
je n’ai que coquillages résonnants
et de tes ciels d’étoiles
que réflectance
indéfinie.
Le deuil fait
voir autrement le monde. Il module nos impressions, les
voile d’un tissu énigmatique d’attente, « de guetteur
mélancolique » sensible aux signes les plus infimes, les plus
dérisoires. Le deuil fait surgir un autre monde dans le monde, une sorte de
doublure qui frôle l’endeuillé, le soutient, l’émerveille même le cas
échéant. Le deuil n’interdit pas d’être heureux : il pose sur toute
chose une attention autre, nouvelle et toujours un peu triste. (… enfin une vaste salle d’attente/où je
passe le plus clair de mon temps/volets ouverts côté soleil levant/par où
peut-être/ tu entreras auréolée/ d’une aube étincelante de rosée/ et tu
traverseras alors/ de pièce en pièce ma maison/ laissant parfums du temps
dans ton sillage/ allant d’espoirs en souvenirs/ jusqu’aux lueurs suprêmes
du couchant.)
On ne peut
qu’accompagner ce manque actif qui de poème en poème renaît de ses cendres.
C’est le manque incomblable qui est chanté ; mais plus fort encore que
le manque, maintenant que la présence chérie est devenue impossible, c’est
le désir de tenir ce manque en éveil, d’être dans l’émoi de ce manque afin
qu’à chaque instant une rencontre furtive puisse pénétrer le poète
endeuillé. Voilà pourquoi il peut écrire cette strophe paradoxale : et je ne puis pourtant/ que te
vouloir/inaccessible/ pour que ne cesse de brûler/ ce lancinant désir/ que
j’ai de toi// moi qui ne sais t’aimer que sous l’hypnose/ de ta lointaine
incandescence.)
Mille
subterfuges sont à la disposition du poète pour que la femme aimée disparue
réapparaisse magiquement sous sa plume. Elle épouse les formes diverses de
ses poèmes, prend corps dans les mots qui lui sont consacrés. Elle devient
paysage, jardin, étang, soleil et lune, galet ou fleur, elle danse dans les
nuages, dans les reflets de l’eau, présence intime pour lui seul :
fragile, lointaine, vague mais vibrante et vraie comme un mirage.
… et toi mon absente que deviens-tu
toi que je ne vois ni n’entends jamais
que dans les flux et reflux de mes rêves
es-tu comme fleur neige lune ou vent
est-ce toi qui toujours évanescente
autour de moi tournes continûment
sur le grand manège du temps ?
Les pensées et
les rêves tournoient ; les pas de danse de la morte qui valse dans des
voiles subtils permettent au poète de faire l’expérience du « grand
manège du temps » qui ne connaît pas d’arrêt, qui est pur mouvement
cyclique, imperturbable.
Parmi les ruses
qui pérennisent la présence-absence de la femme aimée, Gérard Mottet choisit parfois (comme Lamartine dans son poème
« Le Lac ») de faire parler directement la disparue. Tel est le
cas dans le poème intitulé « Quand seule au printemps »
Quand seule au
printemps
tu viendras te
promener
autour de l’étang
je serai là près
de toi comme autrefois
Je serai le chemin
qui conduit tes pas
et la fraîcheur de
l’ombre qui te protège
couleurs et
parfums des fleurs
qui s’ouvrent sur
ton passage
arpèges
des vents flottant dans tes cheveux
douces percussions
des vagues sur la berge
et le paysage tout
entier
qui se reflète
dans l’étang de tes yeux.
Un peu lasse tu
viendras t’asseoir sous le grand saule
où nous nous
reposions tous les deux
ta tête inclinée
sur mon épaule
et je serai
là tout près sur le seuil de tes rêves
invisible oiseau
qui traverse le temps
et quand tu
fermeras les yeux remontant
le chemin des
souvenirs
là-bas au
loin sur la margelle d’une fontaine
je me poserai
je sais que tu m’y
attends.
« Le murmure de
l’absence » dans ce poème suggère une entente secrète, parfaite entre
le vivant et la morte. Elle le guide, le soutient, le protège. Mais une
légère claudication de la langue en début de la troisième strophe rend
palpable le caractère interchangeable du locuteur, car on a beau vouloir
faire parler une morte, il arrive un moment où la force oratoire de celui
qui est vivant prend le relais de la morte exténuée d’un tel effort
murmurant : Un peu lasse tu
viendras t’asseoir sous le grand saule alors qu’on se serait attendu à
« Un peu lasse je viendrai m’asseoir… »
Le plus souvent le poète choisit
l’illusion du dialogue. Il prévient alors et l’annonce par une didascalie
« à deux voix ». L’une en caractères droits, l’autre en italique
comme dans « Tout près avant que ne s’exaucent les silences » ou
dans « Et la pluie sur la plaine lointaine » ou encore dans
« Sous le cadran solaire ».
Les sortilèges qui permettent au
poète de rejoindre sa bien- aimée passent par la délicatesse du
« nous » qui rassemble, unit, par les charmes de poèmes
musicaux : « Cantilène », « Ritournelle »,
« Récitatif » qui ont à voir avec l’impression de l’enfermement
du cyclique, du ressassement comme remède et comme poison. Et par un autre
biais l’aquatique et le reflet tentent la saisie de ce qui fuit, s’efface.
Les quatre éléments d’ailleurs se manifestent comme des charmes puissants
pour ramener à la vie fugitivement, clandestinement celle que la mort a
emportée.
Si peu visible
Insignifiant
coquelicot là-bas si peu visible
saignant dans les
reflets ensoleillés des blés
larme d’étoile
dans le ciel rose et triste du soir
annonçant déjà les
noirs chariots de la nuit
résiduelle goutte
de rosée au point du jour
comme un dernier
éclat de songes révolus
et là-bas encore et toujours cette tache de sang
comme une marque
en toi que le temps a laissée
car longue longue est la douleur d’absence
à disparaître dans
l’éternité des jours.
Bien des charmes restent à
découvrir dans le secret de la lecture murmurante qui recèle, vivante, la
fluidité de la langue, le bonheur de la réflexion, et un regard
mélancolique et doux posé sur chaque parcelle de l’existence.
©Dominique Zinenberg