LECTURE - CHRONIQUE
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LECTURES –CHRONIQUES
Andreea-Maria
Lemnaru-Carrez, Abysses
(L’Harmattan,
2019, collection Accent tonique)
dans la lecture de Dana
Shishmanian
Certes, l’auteure, par ailleurs doctorante en néoplatonisme et
religions de l’Antiquité tardive, nous indique quelque peu les clés de son
inspiration pour ce troisième recueil, magnifiquement illustrée sur sa
première de couverture par une peinture de la poète elle-même, et sur la
quatrième, par une autophoto d’art où l’on dirait que l’artiste et son modèle
se confondent dans une ambiance quattrocento autant sensuelle que symbolique.
En effet, Andreea-Maria nous dit sans sa préface : « Des
Enfers Babyloniens aux paradis Chaldaïques, du feu de Zoroastre aux hantises
gnostiques et hittites, Abysses,
fondamentalement initiatique, s'enracine dans des terres mythologiques qui
disent l'universalité de symboles transmués en voces
mysticae. » Et ensuite : « Anamnèse
platonicienne sous les auspices d'Osiris et d'Ereshkigal,
chaque poème est une clef de l'âme. » Oui, les clés sont peut-être là, données
dans chaque poème sous des noms d’êtres mythologiques et de dieux inconnus,
qu’on a ou on n’a pas envie d’aller chercher dans les dictionnaires, de peur
de devoir s’encombrer du poids d’une connaissance qui vous écrase ou sinon,
de ne les y pas trouver du tout, risquant ainsi de rester aux portes… Mais
sont-elles, celles qu’on vous indique ainsi par des vocables mystérieux, les
véritables clés de la poésie que vous êtes en train de lire ? Peut-être
ne sont-elles, en fait, que des alibis pour une herméneutique bien plus
immédiate, sans recherche aucune, mais beaucoup plus subtile, presque
imperceptible à l’œil du mental – qui s’accroche aux noms des bâtiments et ne
palpe pas la pierre nue. Quand on se laisse atteint dans sa peau, envahi par
les sons, les fragrances, les touchers des visions chahutées dans ces poèmes
issus d’un autre temps, d’un autre monde, on n’a plus besoin de clés pour
ouvrir des portes, pour s’immerger… car on est déjà dedans. Que s’y
passe-t-il ? Des mystères, des sacrifices, des descentes aux enfers et
des remontées vertigineuses, des spectacles éblouissants de couleurs et de
sons, des voyages dans des espaces magiques ou eschatologiques, des
expérimentations oniriques, des extases, des meurtres, des résurrections…
Oui, on est au cœur de l’âme du monde, en empathie totale avec elle,
l’universelle, la sybille balbutiant sa parole oraculaire à travers les millénaires,
la grande déesse qui habite en nous sans pouvoir s’en libérer ni nous
libérer, nous, d’elle. Alors nous
percevons la voix, le « je » / « tu » des poèmes, comme
étant sa propre voix à elle et en même temps, celle de nous-mêmes, témoins de
ses malheurs à elle qui sont les nôtres… Contemplation et participation se
superposent parfaitement, le paradoxe règne, nous sommes dans une réalité
virtuelle, miroir spatio-temporel à l’intérieur duquel nous revivons notre
propre histoire et par bribes, touche par touche, la lecture s’épaissit, nous
absorbe et nous transforme. Le
lecteur d’Abysses ne sort pas
indemne de ce parcours initiatique, et la moindre des choses pour moi est de
partager ici, avec émerveillement, quelques tableaux parlants que j’emporte
avec moi, tels des trésors, de cette visite guidée dans les bolges de l’imaginaire,
grande et enrichissante aventure poétique : ils rendront mieux compte du
livre que tout critique. Merci, jeune Sybille ! *** Je n'ai pas plongé dans les blanches eaux du Styx. Je n'ai pas cherché l'ordre qui se cache au fond des flots.
Passant près du précipice, j'ai contemplé tous les lendemains et tous les
condamnés. Personne ne parlait la langue muette ; personne n'entendait
ce dialecte noir dont s'échappent les fantômes. (Crucifixion) La douceur du sable de Vik, noir et or comme le blason des sept sœurs, forme les
coquillages bénis du trône. Sauvage, la créature s'élance - soleil,
poussière, cendres. Il faut contourner les incendies qui conduisent aux
portes du temple, remonter la rivière jusqu'à la source. Les flambeaux
attendent sur l'autel. Halte là, vous qui cueillez la mort
dans le ciel. (Périples) Nul n'est mon amant : je suis la
terre, cette vierge noire que seul le soleil profane. Mes compagnons de
voyage sont taillés dans le corps du silence. (L’offrande) Ne songeant pas à résister -
comment le pourrais-tu ? Il est empereur et toi goutte d'eau - tu lui
abandonnes ta prudence, les bras en prière. Qu'il te prenne, te dissolve,
t'absorbe : tu n'en as cure. Tes cheveux faits de lumière sont une couronne
portée à sa gloire, et leur réponse devient son reflet. L'ombre des abysses
porte le sceau de son absence, tu l'attends toujours au fond de ton antre.
(Via Tragara) Le gardien m'attend sur les bords
du lac, son obole repose dans ma bouche. Les Pélasges se sont enfuis dans
leurs miroirs de glaise. Quant à moi, je fondrai dans ce fleuve écarlate,
mais ma forme s'élèvera à jamais dans les rues de cendres. Je meurs comme je suis née : dans
les bras de la Grande Mère. (Herculanum I) Depuis que j'ai perdu mes ailes, je
voyage sur un cheval de feu et d'air. La nuit, il me conduit de l'autre côté
du mur, auprès du peuple des songes. Un banquet de racines m'y attend, près
des arbres voilés dont les branches portent des yeux d'or. Je me penche vers
eux pour qu'ils me murmurent le mot qui fait tourner les sphères. (L’âme
orpheline) Je chevauche le temps sous le ciel
infini, c'est pourquoi ma monture ne craint pas le tonnerre. Devant moi, rien
n'obscurcit l'horizon. Les fantômes de ceux qu'ils ont anéantis frappent
leurs tambours dans cette nuit sans lune, où seule l'ombre tremble en
brûlant. (Le désert des larmes) Découpées
par l'or furieux de la tempête, les terres de Hveravellir
se couvrent de neige pour laisser éclore les gouttes de sang à la veille du
printemps. Je
suis l'orage rouge, la prière de Seth – une barque sans ancre dans les flots
du vent. (De souffre et de lave) Au
fond des abysses, le verre des cités sommeille - et brûle. Un jour,
peut-être, quelque volcan marin las de son silence vomira de nouveau une
écume enflammée. On voit à travers ce qui n'existe pas, à travers ce que la
lumière pénètre comme un sabre derrière le masque. La
poudre à canon repose dans un orgue abandonné. (Vitrail) il
faut cueillir les yeux sur l'arbre de la connaissance mais les moires en font
des colliers de perles rendues au feu qui consumera les pierres – l'antre est
vide le dragon est parti désormais ses racines ont poussé à la surface d'un
autre monde à l'envers pieds et poings liés sur la croix qui divise le cercle
on perçoit mieux l'essence des choses (Encosmique et hypercosmique) Sous l'ombre des cèdres Sous l'ombre des crocs Les yeux de ceux qui sont partis brillent encore Et une voix me dit Sépare-toi de ce voyage Sépare-toi des pupilles Comme le fleuve oublie l'océan Une pierre se retourne De l'autre côté Une pierre qui voit à travers la terre Sous l'unique fleur du tamaris Sous le voile rouge des ailes Une voix me dit Sépare-toi de cette ombre Sépare-toi des encensoirs La porte s'ouvrira alors Et sur l'horizon vaste Je serai là pour ensemencer la mort De la mer du nord aux coraux endormis À la frontière du jour Bientôt la récolte, bientôt les feux Quitte cette maison qui brûle Assez de lumière s'est perdue Pour baptiser un nouveau soleil Dans le nid de la cigogne Au fond des eaux Un œuf noir éclot Bientôt les cendres Bientôt l'envol (Daïmon) La
musique est assourdissante sur ces rails où défilent à grande vitesse les
stades de la nature depuis les commencements, jusqu’aux premières
civilisations et leur chute, pour laisser paraître les grandes cités Blanches
du futur, faites de tours immenses, dans lesquelles on s’engouffre par des
tunnels accélérateurs. Une fois dans le tunnel, l'ange prend congé de nous,
en déclarant qu’il ne s’était pas aperçu que nous avions grandi, et qu’il
était temps pour lui de rejoindre le rang des « foul
creatures ». Nous apercevons alors des corps
en décomposition mi-hommes, mi-arbres, qui siègent
sur le banc de chêne des anciens et nous regardent de loin. (Cités blanches) (extraits d’Abysses) |
Créé le 1 mars 2002A visionner avec Internet Explorer
Note de lecture
de
Dana Shishmanian
Francopolis, mars-avril
2019