LECTURE - CHRONIQUE 

 

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LECTURES –CHRONIQUES

 

Note de lecture de Dominique Zinenberg :

La Nuit ne finira jamaisde Denis Emorine

(Éditions Unicité, 2019, 3€)


 

L’amour, la mort, le deuil, l’Est, l’écriture de la poésie : cinq mots clés pour définir le parcours qu’au fil des recueils Denis Emorine livre à ses lecteurs. En ce sens La nuit ne finira jamais tient sa promesse et le déclare dès le titre même et dans le corps du recueil où cette expression revient par quatre fois : dès le deuxième poème, puis au quatrième puis pages 46 et 62. La nuit représente à la fois ses cauchemars, le noir du deuil, le noir de l’encre, peut-être même le noir des forêts denses de l’Est et le passé qui n’en finit pas de hanter la conscience du poète. L’amour même est entrave puisque situé dans un passé que rien ne ramènera.

Enfermement, ravage, obsession.

Célébration des femmes aimées, véritables égéries aux prénoms russes pour la plupart (à part Carmen, si je ne me trompe) qui sont « transpercés par le vent d’est » : elles sont incarnées par leur prénom, leur chevelure, leurs doigts, leurs mains, parfois leur voix ou leurs yeux « bleus » ou « ouverts ». Mais à peine apparues, elles disparaissent, s’évaporent.

Le traumatisme de la mère disparue contamine toutes les relations amoureuses : « mais la jeune femme brune aux yeux bleus/ a tout emporté/ en disparaissant au loin » (p.44) ou « j’aimerais oublier enfin le deuil/ de la seule femme que j’ai aimée/ avant toi » (p.15). Il est empêchement généralisé et drape de chagrin la vie tout entière : « Il y a si longtemps / que j’habite l’isba du chagrin » (p.54)

À l’enlisement dans la névrose mortifère s’oppose un besoin de s’en libérer, quitte à utiliser les moyens lexicaux ou symboliques/ métaphoriques de la violence, de la colère. Ainsi Denis Emorine  voudrait « piétiner la mort » (p. 18) ou il déplore de ne plus savoir « … avancer contre le temps/ j’aurais voulu en disperser quelques bribes/ à tes pieds/ et envelopper ton nom/ de quelques lambeaux de vent » (p.37) mais l’échec est toujours à l’œuvre et suscite des éclairs de mots violents qui suggèrent des pulsions meurtrières. Le couteau apparaît en ombre chinoise, les armes à feu, les draps rouge sang : « Je marchais sur le rivage/ le couteau à la main », « le dernier sang versé », « Ouvre les mains/ tu ne vois pas que le sang ruisselle/ à l’intérieur de toi ? » (p. 27), « Que faire du couteau avec lequel/ je leur trancherai la vie ? » (p. 28), « Ta main au creux de la mienne/ et la pluie qui tombe en / gouttes de sang » (p. 33).

La mélancolie œuvre et creuse son sillon, mais chemin faisant, le poète construit son art poétique de façon plus ou moins explicite. Ce qui ne finit jamais, tant que la vie coule pour je ou tu (car le poète à bien des moments du recueil se perçoit comme autre, se met en scène comme un tu souffrant et créant) c’est le besoin d’écrire cette douleur, de l’exposer comme pour la tenir à distance et la vaincre ou s’en abreuver avec une certaine jouissance.

La première mission du poète serait d’ériger des stèles de mots aux disparus, de perpétuer les « tombeaux » mallarméens afin que soient gravés les noms de ceux qui sont morts. « Qui m’empêchera alors/ de graver sur l’autre rive/ la beauté de ton nom ? » (p. 16) C’est un devoir de mémoire et d’amour. Redonner présence, silhouette, existence aux aimées. (Car il n’est presque question que de femmes dans ce recueil.)

Bien que la mort et le deuil soient omniprésents, Denis Emorine revendique la nécessité de « donner vie à l’écriture ». Il ajoute : « Tu méprises ceux qui/ en sacralisant la poésie/ croient se hisser tout en haut de l’Olympe. » (p. 20) Sacraliser la poésie n’est pas le but pour le poète, c’est la servir, c’est-à-dire être à l’épreuve du mot juste, ciselé car « les mots me mettent en joue » et si le poète tient un « couteau à la main » c’est « pour découper en tranches fines/ mes idées rouillées/ Sur ma langue ».   Les mots, la langue sont un socle, le seul peut-être qui le maintienne dans le désir de n’en finir jamais et dans le tercet de la page 49, le poète écrit :

 

                               Tu es l’apostat des mots

                               l’ombre traverse ton front

                               pour ne pas se déposer sur la page

 

Cet amour des mots, de la langue se confond avec l’amour de la beauté et sa célébration élégiaque.

 

                              […] Derrière chacun de nos silences

                              J’écrivais fébrilement ton nom

                              quelle est l’avenue qui porte ta signature éraflée

                              à l’est de ma vie ?

                              Prends ma main une dernière fois

                              avant de me dédier ta beauté […] (p.51)

 

Page 25, le poète dit même : « Le temps/nous transportera ailleurs/ je n’écrirai plus/ puisque tu seras mon écriture (…) Dans nos veines/ le sang tarira/ comme la poésie que j’écrivais/ avant de penser à toi ». Cette déclaration abolit la distance entre son écriture et ce qui est écrit. C’est le pacte qu’il fait avec l’écriture, à savoir qu’elle rende à la vie l’Eurydice perdue.

 

Tout porte à croire que l’art poétique de Denis Emorine inclut la Russie dans sa composition. La Russie éternelle et mythique, à jamais enneigée, à jamais mélancolique et cruelle, celle qui fait résonner les mots toundra, isba, taïga, celle aussi des goulags (non nommés mais suggérés), celle des bouleaux et des merveilleux prénoms ou surnoms russes. Cet arrière-plan russe est ancrage sûr pour les fondations personnelles de la poésie, c’est si vrai que le poète prend l’élan d’un poème à l’aune d’un vers d’une poétesse russe : Marina Tsvetaeva « La fête nocturne du ciel a brûlé jusqu’à la fin … /avec la Russie qui palpite en nous/ au creux de la paume/ je me perdrai dans la neige… p.26

 

Il inclut aussi ses limites comme une ultime liberté dans le texte final intitulé « Labyrinthe (autoportrait) » :

 

           « Le poème se voudrait porte ouverte, nous le savons bien. Pourtant au creux de ton épaule, la     blessure saigne toujours. Elle ne se refermera jamais puisque tu ne le veux pas. »

 

                    Dominique Zinenberg

    

 

 

Note de lecture de 

Dominique Zinenberg 

 

Francopolis, mars-avril 2020