LECTURE - CHRONIQUE
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LECTURES –CHRONIQUES
Note de lecture de
Dominique Zinenberg :
Par là d’Estelle Fenzy
(Éditions Lanskine, 2018)
Bien malin
celui qui après la lecture de Par là trancherait de façon péremptoire entre
poème et conte. La trame narrative, en cinq parties comme pour le schéma
narratif traditionnel comporte apparemment une situation initiale, un élément perturbateur, des péripéties,
une résolution et une situation finale, mais la structure poétique constituée
de strophes non rimées et la plupart du temps courtes, court-circuite le
processus narratif, l’affole, le détourne, le retourne comme si face au
contenu textuel, il fallait trouver une autre voie que la pure tradition tout
en en gardant un fil ténu, le souvenir rémanent du « Il était une
fois » perverti par le ravage que subissent la mère et l’enfant du
« conte ».
L’expression « Par là » qui donne
son titre à l’œuvre revient à plusieurs reprises au cours du récit. La
formule fonctionne comme un « Il était une fois » inversé : au
lieu du temps, c’est la géographie qui est concernée ; au lieu du
confort de l’expression consacrée qui porte en elle une magie désuète à
laquelle on tient, Par là, dérange,
questionne, ne va pas de soi. En revanche l’une et l’autre ont cette force
floue, soit temporelle soit spatiale qui permet à tout lecteur de faire sien
le lieu vague comme il s’identifiait au passé indéterminé. La poésie
est l’écart nécessaire qui suggérera la folie, la violence, voire la démence
de l’enfant perdue dans la forêt des énigmes et des douleurs subies et pourtant
incompréhensibles, non symbolisables. Dès le
seuil du recueil, la fonction poétique contrarie le schéma narratif : le
début est retardé, la situation initiale n’est pas initiale, elle a reculé au
deuxième temps de l’histoire, a littéralement chu dans « Les caves du
monde », dans ce magma originaire, temps et lieu d’un viol à quatre
sources, de la mort de la mère à la naissance de la fille : On appela
le chaman le village
tout entier affolé des
hululements de la parturiente que la
mort emportait Le ventre
s’ouvrit en deux Mer
maternelle écarlate dernière
sensation sauve L’enfant
s’accoucha seule d’un sang
à quatre sources Elle ne
porterait pas de nom dans ses
veines (p.27) « Les
grains noirs » de la première partie sont une entrée en matière
fracassante. Le lecteur est propulsé sans coup férir au cœur du récit, dans
une position inconfortable dans le in media res
de la terreur, du tremblement, des métamorphoses violentes et que l’on ne
voit jamais venir, qui font fi des contes pour enfant. On est englué dans les
conséquences, sans cause encore, dans la position exacte de celle ou celui qui
ne comprend pas qu’une enfant pure aux yeux d’ardoise/ se change en
monstre avide// une vierge de fer/ et de sang (p.9). Le conte en
lambeaux garde les maléfices et portraits de la Sorcière qui « la nuit »
« chevauche sa monture » a des « cheveux noirs » et dont
les « ongles longs déchirent ses gants » , garde des traces
d’autres contes où l’on « arrache le cœur » des biches, où il ne
reste de Blanche neige que « la
neige » qui « monte du sol/ efface – comme un brouillard // les
traces féroces de la joie » (p.13), de la Belle au bois Dormant la
« goutte de sang » qui « perle / au doigt de la
couturière ». (p. 18) Il reste du
conte ce qui se dit, les racontars, scénarisés par la judicieuse répétition
de l’expression « On raconte » avec ses variantes. Des « On raconte » qui encadrent le poème ou après lesquels ne reste que la
blancheur de la page suggérant (entre autre) que les médisances villageoises
doivent restées non écrites, que les dire souillerait, serait déjà une
caution, qu’elle doivent être tues parce qu’il n’est pas nécessaire de les
expliciter pour en connaître la teneur, la bassesse. (« Par là/ on disait/ qu’elle était la fille du chaman/ mais
aussi d’autre chose// On ne savait pas de quoi » p.41) Il est dit
au seuil du texte qu’elle « écrit dans une langue impossible à
comprendre », qu’elle « chante dans une langue impossible à
comprendre » (p. 14 et 16), elle « écoute la vieille voix// conter
les ailes perdues / - la mémoire de leur vol// Enlacée des branches nues/ qui
la portaient autrefois » (p.15). Langue ancienne, trame ancienne,
oubliée ou plutôt réservée à ceux qui ont accès à ce « par là » de l’ombre, du retrait, de l’invisible. Le
troisième moment du recueil représente, (contrairement au troisième temps du
conte traditionnel qui est celui des péripéties) une pause dans le récit, le
calme avant la tempête, le temps de latence, de résilience (ou presque), le
temps où elle devient « La fille du chaman ». Il s’agit d’une
adoption. Il s’agit d’une éducation chamane, c’est-à-dire en harmonie avec la
nature, dans la connaissance précise de cette dernière, dans son respect, la
curiosité, l’enchantement. Il y est tout bonnement question d’amour
paternel : Il l’aima lui
enseigna comment parler
nuage rivière feuillage danser
l’infini des abeilles respirer à
l’intérieur de soi soigner les
malades sans
toucher le corps (p. 32) En écho,
mais en contraste aux douze poèmes des « grains noirs », ces douze
poèmes consacrés à l’enfance de la fille seraient l’adagio d’un concerto ou
d’une symphonie, un moment doux qui apaiserait, réparerait. Dans le poème
ci-dessus par exemple, les sonorités entretiennent entre elles des rapports
d’équilibre entre les consonnes mouillées et les consonnes qui
sifflent ; quant aux assonances en « an », elles créent un
effet de ralentissement comme si un socle était formé pour l’éveil et la
résilience possible de l’enfant. Dans le
dernier quatrain du poème de la page 37 et 39, les sons redeviennent
stridents, alors même que les propos expliquent les bienfaits de la
résilience comme pour préparer le tableau qui suivra avec la quatrième
séquence intitulée « Tremblez » : Les lésions
de sa naissance et de sa
conception décuplaient
sa puissance
fertilisaient son talent
« Tremblez » est d’abord un dialogue entre la fille et son
père le chaman, puis le récit de la vengeance de la fille. Dans cette
séquence, le ton devient épique, l’injonction du titre devient leitmotiv et
anaphore. Des images frappent par leur force évocatrice, par leur portée
lapidaire : « Sous le placenta bleu du ciel » p. 55 ;
« Les âmes basculèrent/ dans le Gouffre d’Aiguilles/ qui fait saigner le
cœur/ goutte à goutte/ sans fin » p.56 ; « pour taillader la
nuit » p. 57. Dans la
situation finale qui s’appelle « Tête haute », mère et fille
vengées, quelque chose a été rétabli grâce aussi au chaman, rôle d’adjuvant
ou primordial, c’est l’onguent du poème, et pour la première fois, la jeune
fille dit « je » Père, tu le sais je n’ai plus
besoin de nom pour habiter
ma peau La langue
fourchue de la rivière
n’a pas parlé je me souviens de tout De toi le
refuge Nos jours
d’un seul tenant depuis la
Mort natale et l’enfance
sans mère Je suis comme
l’animal tenu sous
l’eau de force qui recouvre
l’air libre poitrine
déployée Je me
remets au monde (p.70) Et c’est la fin du recueil. La fin de
gratitude et d’acceptation ; la fin de reconnaissance et de renaissance
comme après une traversée initiatique, le vertige d’un néant, les
retrouvailles avec la mère, réhabilitée, rétablie dans son honneur et dans sa
gloire. Tout est
bien qui finit bien malgré les failles et troubles de l’identité. Le
conte-poème a surmonté la noirceur et trouvé une issue pleine d’optimisme. Cependant
la question des premiers vers reste sans réponse. Il faut y répondre
individuellement, se faire oiseau comme la jeune fille vengeresse et humaine de Par là car la jeune fille avant de
redevenir humaine avait été métamorphosée secrètement par la magie des
métaphores en oiseau de proie et le lecteur y avait été préparé puisque
« Le nouveau-né serrait/ dans ses poings fermés/une plume blanche »
(p. 31) Et voici la
question :
Qu’y a-t-il en l’humain
de si fragile
que les ailes oublient les anges (p.9) En tout
cas, ce récit-poème atteint les dimensions d’un mythe bienfaiteur et nous
entrons avec lui dans la forêt primaire de la langue des fées et des
enchanteurs.
Dominique Zinenberg |
Note de lecture
de
Dominique
Zinenberg
Francopolis, mars-avril 2020