LECTURE - CHRONIQUE 

 

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LECTURES –CHRONIQUES

 

Note de lecture de Dominique Zinenberg :

Beau jeu de Nicole Euvremer

(édition Gallimard, 2019, 96 p., 12€)

 


 

Beau jeu est à la fois le titre du recueil et sa dernière partie. Bien sûr, les joueurs apparaissent furtivement dans le corps du texte ; parfois il est fait allusion à des cartes précises « le Cavalier de Cœur », « le Valet noir », et l’illusion d’un « éventail de cartes » comme si les personnes avaient tous les atouts en main et que l’on pouvait croire la diseuse de bonne aventure, celle qui Dans l’hébétude de l’asphalte/ et des statues couronnées de la gare/ attendre au bar devant un café froid/ pendant qu’aux toilettes une Gitane/ agenouillée délie ton linge blanc./ « Tu seras toujours heureux », sourit-elle. Et tu lui tends un billet froissé : » ça va ! » (p.13). La vie serait un jeu, peut-être même un « beau jeu », mais malgré l’éloge infini des paysages, de la terre, des arbres, du ciel, des prés, de la lumière, malgré la saveur des fruits, la sensualité des sensations, la tendresse pour l’eau, les saisons, la force du désir et la joie éphémère des baisers de l’homme aimé, le « beau jeu » est un jeu de dupes, un jeu pipé et l’ironie du titre ne peut être entièrement dissimulé, car l’amant part, s’exile, s’émancipe et imite à loisir Don Juan lui-même, laissant la femme esseulée, non assouvie. Les scènes d’amour, les scènes de départ, de séparations se jouent et se rejouent, parce que l’expérience littéraire ou mythologique n’empêche jamais le destin singulier de jouer encore la même scène de désir, de déception, de colère, d’effondrement. L’amour passe comme une flamme à travers tout le recueil. Pas un poème qui ne dise la quête amoureuse, l’accomplissement amoureux, le vide de l’absence, la cruauté du délaissement. La passion amoureuse ne déserte jamais le texte, mais la plupart du temps l’amour semble piégé dans un rêve ou dans un souvenir :

 

               […]  Forêts et prairies se figent

autour du jardin de pierre, quand arrachant notre corps

à la terrible pesanteur, on se retourne à l’improviste,

surprenant un homme qui enlace une femme, quelques mots

prononcés entre eux il y a longtemps, un geste ébauché,

un espace de verre dressé en notre absence. (p.49)

 

Dans le poème qui ouvre la partie du recueil appelé « Échappée belle », les premiers vers ne manquent ni d’ironie ni de colère pour décrire le sentiment amoureux, mais dans le déroulement du poème, des souvenirs d’enfance remontent à la surface qui désacralisent l’amour qui se fait dans un quotidien serein après lequel on joue tranquillement aux cartes, mais dont le mystère pour les enfants rend sa possibilité redoutable :

 

Il n’a pas de nom ni de lieu, l’amour de haut vol qui nous roule

dans la farine – d’étoiles, pur chant de grives

balancées sur le parc

saluant le soir d’hiver. Mais la grive a du plomb

dans l’aile. Sept étages à monter et la bonne Esclave

avec le courrier, riant et clignant de l’œil, elle,

inonde toute l’Afrique et l’escalier de matelas usés,

de vieilles chaussures, ah, misère !

Il faudra écrire sur l’ardoise où flamboie la persienne

et surtout ne rien dire. Au fond, il n’avait pas vraiment voulu ça,

mais c’était venu pour éclairer plus fort le fil des jours,

et tant d’années, tout de même, de baisers perdus,

d’étreintes volées,

des voix s’élèvent maintenant sous les palmiers,

la poudre de lumière,

pour exiger son accord, et il dira oui.

Il tousse d’une voix claire, quand c’est fini, derrière la porte,

comme les adultes dans la chambre légitime des Parents,

qui après, jouaient aux cartes avec le plus grand sérieux.

Pour nous, le temps n’était pas compté,

mais les signes restaient chiffrés.

On cherchait, le cœur battant, le visage redouté de l’amour. (p.53)

 

Les poèmes ont tous cette densité qui éveillent la curiosité et se trouvent être une jungle d’émotions, de souvenirs, de réminiscences qui se juxtaposent épaississant le mystère pour le lecteur et aussi son désir de le percer.

Densité de ces poèmes toujours d’une seule strophe souvent relativement longue, aux ramifications amples embrassant des histoires intimes aux temporalités floues se mêlant à l’Histoire de façon allusive (la guerre d’Algérie liée à l’enfance et au père, la guerre en Iraq, refermant le recueil sur aujourd’hui.)

 

Les lieux évoqués restent vagues et pluriels. Ils sont marins (premier poème du recueil) ; ils sont villageois et plutôt méditerranéens, baignés de lumière et de parfums de jardins, de prés, de vignes ; ils évoquent les gares et les départs ; et l’Espagne par les mots écrits dans cette langue et de façon implicite la passion lyrique de Carmen  ; plus loin dans le recueil l’évocation de la vieille cité d’Uruk, sur les bords de l’Euphrate, /jonchée de tablettes d’argile, de stèles qui alignent/ des soldats de profil aux grands yeux étonnés … / Ur d’où partit Abram sur ordre de Yahvé, / tombes profanées, aujourd’hui bombardées, de rois/ flanqués d’une cour sacrifiée pour escorter le maître… » crée en quelques vers une fresque retraçant cinq mille ans d’Histoire.

 

Ceux qui sont partis pour toujours comme celui qui est parti pour fuir ou vivre d’autres aventures se rejoignent comme s’il ne s’agissait de toute façon que de fantômes. La vie reste là, où que l’on soit, dans le souvenir revisité de l’enfance, dans la terre odorante que l’on foule, dans le ici et le maintenant ou dans les regrets et le manque et cette vie difficile et ardente se niche partout dans la poésie fulgurante et énigmatique de Nicole Euvremer.

 

Je n’ai pas les mots, vite, le train à l’horizon.

Rails, portes, foules, disons

on se reverra, pourrons-nous …

Je n’ai pas les mots, ébloui au bord du ruisseau,

attendant l’oiseau secret, fulgurante étincelle, et bleue,

qui ferait advenir d’un trait de plume, le sens oublié.

Tête reposée sur la fraîcheur de l’eau, les pans

de feuilles se soulèvent et dévoilent la chapelle

jaune et la seule fontaine où voulait boire le chien.

Sa main modèle un désir fugitif. Qu’il surgisse de son rêve,

éphémère désir inassouvi, pour murmurer les mots

du langage amoureux, les mots

dont il n’arrive pas à se souvenir.  (p.77)

 

 

                    Dominique Zinenberg    

 

 

Note de lecture de 

Dominique Zinenberg 

 

Francopolis, janvier-février 2020