LECTURE - CHRONIQUE
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LECTURES –CHRONIQUES
Note de lecture de
Dominique Zinenberg :
(Éditions Unicité, 2020,
13€)
(*)
Il est possible qu’un lecteur devienne
un sourcier, mais pour cela il est nécessaire que le poète que l’on découvre
nous y invite. Tel est le cas pour le recueil de Fabien Marquet dont le titre
« Tenere » nous fait revenir à cette langue ancienne et « morte »
qu’est le latin. Première source donc à laquelle s’abreuver et qu’il faut
re-tenir ! À l’infinitif, le verbe possède un sens
injonctif et suppose une tension, une obligation de ne pas lâcher prise, de
maintenir l’effort ou le cap. « Oh
Fontaine était pour moi si loin des sources » p.24 Renouer avec le latin, c’est reprendre
la première déclinaison : le rosa, rosae. Un grand motif du poème
et comment faire avec un tel poncif déjà présent dans la poésie latine et
reprise à satiété à la Renaissance (Mignonne, allons voir si la rose…),
jamais oubliée jusqu’à la rose du Petit Prince, jusqu’à La rose de
personne de Paul Celan ou aux roses de Rainer Maria Rilke, à moins que ce
ne soient celles de Robert Desnos avec « Rose, c’est la vie » dans Corps
et Biens. Et cette fleur est aussi un prénom féminin comme c’est le cas
dans la strophe du poème page 9 : « Moi jeune Parque je rôdais sous le vent en rafale près des blockhaus où des passants avaient écrit quelques vers de Rose
Ausländer » Mais nous verrons comment les épines de
la rose font face à un « ferrailleur » ! Et d’ailleurs toutes
ces références ne sont là que de façon latente, à la fois vraies et fictives,
selon la rêverie et les lectures du poète et de ses lecteurs. « Je suis un jardinier qui n’ose pas prendre les roses ou ne sait trop comment… » p. 18
Renouer avec le latin c’est rendre hommage
à Baudelaire qui utilise des titres latins dans Les Fleurs du mal et
que Fabien Marquet nomme dans son recueil (p.45) et sous l’égide duquel il
écrit, reprenant la Passante et des figures féminines ambiguës. « Ma
très-passante pour quelle reconnaissance
brûles-tu ? Cours-tu ? » p.48 « Elle
a monnayé sa vie contre le fard de l’Idéal » p.32
Renouer avec le latin, enfin, c’est se saisir des métamorphoses à la
façon d’Ovide, mais comme s’il n’en restait que des fantômes, de vagues
silhouettes et de vrais avatars. Et ne pas être loin non plus d’un parcours
ésotérique tant le mystère voué ou non au culte d’Eleusis imprègne les poèmes
du recueil.
« Il nous fallait d’infinies
précautions Notre saut était rendu à son
mystère… » p. 54 « Toi qui nous fais papillonner
dans le mystère… » p. 45 Le
recueil se déploie en cinq parties et alterne les poèmes en caractères
romains et ceux en italique. L’italique apparaît parfois juste pour un mot ou
une expression ouvrant un gouffre interrogatif, tout comme les points de
suspension qui de temps en temps terminent des strophes. La
première partie s’ouvre avec le pronom « Elle ». C’est le début des
possibilités. « Elle » alerte le lecteur et aussi le perturbe
puisqu’il n’est précédé d’aucun nom qui le déterminerait ce qui le rend
poreux, disponible, prêt à être ceci ou cela, selon le goût ou le fantasme du
lecteur. Bien sûr, en premier lieu on pense à une femme, cela vient d’emblée
à l’esprit, et c’en est une, sans doute aucun, avec ses yeux tantôt bleus,
tantôt noirs ou bien finalement mauves (« Et on ne saura jamais s’il
commence/ ou s’il finit/ dans tes yeux mauves… » p.47) ;
seulement voilà : ce serait trop simple car « elle » est
présentée comme un désir d’incarnation, comme une Idée, une sorte
d’allégorie, une potentialité d’écriture c’est-à-dire d’œuvre. Comme elle
tient de l’apparition, elle est visage de la mort, de ce qui n’est plus, qui peut
ne pas revenir ; cependant comme elle deviendra la « très
passante », elle est femme et érotise tout le poème, dans son parfum de
rose ensorcelant. « À
quoi le monde pouvait-il ressembler à
celle qui passait son temps oubliée à
bêcher son silence en
quête d’un corps qui la promène au grand jour comme
une fiancée » p. 7 Le poème est en gestation. Ce n’est en ce
début qu’un embryon, l’écriture se cherche, voudrait trouver un moyen de
passage jusqu’à la phrase ou le vers. Le recours à la métaphore, en ce poème
liminaire, du voyageur clandestin qui veut passer la douane quitte à inventer
une histoire bien rôdée pour y parvenir, est d’une grande puissance, car
l’étranger qui passe une frontière, passe une langue et passer d’une idée
d’ouvrage à la réalisation de l’œuvre c’est exactement traduire dans une
langue nouvelle, inédite ce que l’on ressent au plus profond de soi. À
l’instar du musicien qui n’a que quelques notes pour composer un air, le
poète n’a que l’alphabet pour inventer une forme et un contenu : « Il va et vient dans un espace plus
petit que le nôtre pour
se donner des chances à la lueur d’un alphabet » p. 16 Face
au « Elle » de la première partie se tient un « Lui »
dans la deuxième. Douze poèmes mettent en scène ce masculin en plein
confinement, resserré en lui-même, en quête, en attente, dans l’inquiétude du
désir de capter les mots qui ouvrent la voie. « Mais tous les noms à présent que le
hasard prodigue ne
seraient plus que noms d’emprunt ? » p. 25 Le minéral des murs sent la stérilité, mais
en poussant les murs, un souffle vient, un jardin s’ouvre. Serait-il possible
que naisse un poème ? Il est trop tôt, l’œuvre se fait attendre,
« Il ne voit goutte ». Il peut se fourvoyer, ne trouver que des
« noms d’emprunt », s’illusionner comme la coquette, plus loin,
avec son maquillage, ses fards, ses strass illusoires. « Il
pose un doigt sur le vide et
le poème le plus petit lui appartient mais
au-delà : il ne voit goutte… » p. 17 L’une
cherche à passer de l’état de fantôme à celui de matière : fleur, femme,
œuvre ; l’autre cherche à retenir ce qui fuit encore, reste
insaisissable, l’œuvre à faire ! Tenere plus que jamais
s’impose ! « Quatre
murs pour vivre ne lui suffisent pas il
lui faut encore rentrer en lui-même pour
se donner dehors l’obscure possibilité d’un lieu » p.15 Dans
la troisième partie, « Elle » reprend place dans le poème. Elle est
ce débat intérieur, violent, complexe, contradictoire ; elle est ce
temps du choix, de l’invasion, du péril d’écriture qui broie tout sur son
passage : « Mais qui est-elle ? / pour faire tomber le jour
même/ et de la nuit/ faire sa rivale … » p.31. Plus rien n’existe que ce
gouffre fécond où tout a disparu hormis la brûlure du désir d’écrire. L’union
sacrée n’a lieu qu’au quatrième temps du poème. « Il » et
« Elle » dès le premier vers réunis : « Il
se tait elle se soulève elle
a le don multiple de la brume tout
ce qu’ils aiment retomberait comme un soufflet s’ils
ne savaient mêler
leurs pas pour se surprendre » p. 37 L’amour,
la poésie, ici et maintenant comme dans le recueil de Paul Éluard,
mais « pour donner lieu à tout ce qu’ils ignorent/ à s’en couper
le souffle » p.37, il faut « s’imposer / une frontière ». Il
s’agit de nidifier, de rendre l’éclosion du poème possible, d’accepter le
mystère de sa conception. La
poésie est grande et vaste, tout peut l’alimenter ou la servir, mais l’œuvre
élague, fait un tri car : « elle
a pris forme au fil du temps » p. 39 Révérence
est faite aux lectures dans lesquelles on s’est plongé, « dans les
rayons de la modeste Bibliothèque où ils se voient » et grâce à
laquelle celui qui crée bénéficie d’une « grande inspiration » p.
40. Dans
cette suite de onze poèmes que constitue la quatrième partie de Tenere,
le secret de la femme fleur, de la femme muse, de la coquette et de la
prostituée, tour à tour enchanteresse et démoniaque se déploie dans le jardin
et dans les rues, dans la ville, elle est « mon beau fantôme » parce
qu’elle erre et ressemble aux déesses chantées autrefois, mais elle est
d’aujourd’hui, dans ce décor de bistrot, de vitrines, de salles des fêtes,
dans cette ambiance de déréliction « et des lieux saints qui ont perdu
l’aura » (p.46) à hanter le poète qui sent l’aspect suranné ou le côté
« provincial » d’une telle démarche poétique, avec ce zeste
nostalgique à faire un tel constat : « Il n’y aura plus que les provinces
perdues de mon esprit pour
t’accueillir… » p. 48 Dans
ces simples mots, le poète explicite son art poétique, revendique une
filiation, assume d’être éventuellement traité de « ringard » par
une intelligentsia parisienne ou universitaire. Et
la force de l’œuvre qui se fait, nous mène, femme fatale, par le bout du
nez ! Si
« elle » est multiple, « lui » ne l’est pas moins. Avant
que d’être poète, n’est-il pas jardinier et ferrailleur ? De modestes
métiers qui demandent ingéniosité et patience. Qui s’opposent aussi. Ce
contraste entre la tôle et la fleur, c’est le poème lui-même violent et doux,
recueillant l’oxymore comme un élixir ou un butin, faisant telle alchimie de
boue devenant or… Les
deux poèmes de clôture sont un éloge aux poètes d’antan qui ont su célébrer
la muse avec grandeur. Il conclut dans l’admiration et la modestie, dans le
regret aussi d’un enseignement auquel manque un socle (le latin ?) pour
recevoir le poème, pour, comme dirait Yannick Haenel, «[Tenir] ferme [sa]
couronne » !
Dominique Zinenberg (*) Tenere, c'est l'infinitif en latin du verbe Tenir. Tenir
c'est garder à la main, être en possession de. La question de l'objet que
l'on voudrait tenir et qui n'est jamais donné nous place au cœur de la
poésie. Certes, écrire, c'est tenir, vigoureusement, son crayon (ce dont on
est sûr). Mais au-delà ? Il y a l'espace de la page blanche... Et au-delà, le
lieu où l'on écrit. Le poète entre dans le poème dans un état de cécité. Il a perdu
le sens de l'évidence. La nuit s'est refermée sur lui. Sa main qui tâtonne
doit toucher ce point où l’œuvre n'est plus qu'affaire de perspective et fait
sentir son poids. Et le poète se libère de son poids et entre dans son lieu
par le nommer. Pour ne plus peser, l’œuvre se tient à ce point où Sujet et
Monde, Intériorité et Extériorité, Nuit et Jour s'équilibrent et communiquent
dans le jeu du nommer. Né en 1974 en Isère, Fabien Marquet vit actuellement à Perpignan.
Après un bref passage dans l’enseignement, il se consacre au théâtre et à
l’écriture. |
Note de lecture
de
Dominique
Zinenberg
Francopolis, mai-juin
2020