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LECTURES –CHRONIQUES
Note de lecture de
Dominique Zinenberg :
Les grands cerfs de Claudie Hunzinger
(Grasset, 2019, 15 € / J’ai
lu, 2020, 7,10 €)
C’est
un roman, mais c’est aussi un long poème célébrant les grands cerfs des
Vosges en voie de disparition. Pamina est
la narratrice et le personnage principal du roman. Elle vit aux
Hautes-Huttes, en Alsace, dans un endroit que Claudie Hunzinger
a décrit dans La Survivance, un endroit rude, sans confort, isolé et
autour duquel des animaux sauvages, dont des cerfs, circulent et vivent. La
proximité de Pamina à l’auteur est sans doute très
forte, mais le refus d’assimiler le texte à un projet autobiographique est
clair et elle conduira son récit jusqu’à son terme comme un roman même s’il
est aussi sous l’égide du conte, et pas n’importe lequel : La
Barbe-Bleue de Charles Perrault. Car la clef estoit
fée. C’est de sombre augure et le lecteur en aura la confirmation à la
toute fin du récit avec une autre citation du même conte où l’on
« découvre que d’abord on n’y voit rien, puis que le plancher est
tout couvert de sang caillé, et que dans ce sang se mirent les corps de
plusieurs femmes mortes et attachées le long des murs. C’était une
chambre froide qui exhibait des corps nus, serrés les uns contre les autres,
suspendus à des crochets, une douzaine, peut-être davantage, des corps minces
et musclés, aux fines attaches, de longs corps fuselés, nacrés, terriblement
pâles, qu’on avait éventrés, vidés de leurs entrailles et décapités. »
(p.214-215) Grâce
à la clé, une porte s’ouvre sur le monde sauvage et merveilleux des cerfs. Pamina, consciente de vivre à proximité de ces animaux va
prendre la décision de les guetter, de les surprendre dans leur vie juste
pour les voir et les admirer. Elle sera guidée dans sa quête par Léo, un
photographe animalier qui restera longtemps un adjuvant avant de la décevoir
et de devenir un opposant. Révéler
la beauté de la nature, la splendeur des animaux, les lumières, l’annonce de
la neige, la force du froid, les odeurs végétales, tout ce qui bruit,
s’échappe, se terre, se dévoile, voilà cependant l’essentiel du roman. Un
hymne puissant aux espaces forestiers, à la vie furtive des bêtes et des
oiseaux, à tout ce qui frémit et vibre et que l’on ignore. Et
puis, un soir de décembre, je suivais des yeux un nuage aussi bizarre qu’une
prémonition. Il avait surgi à l’horizon et se répandait comme un flot noir
qu’on sentait bourré de neige, ou bourré de temps, de derniers temps,
contenant toute la neige de l’hiver à venir. (p.41)
À
l’instar de Sylvain Tesson dans La Panthère des neiges, Pamina va rester à l’affût des heures entières, dans le
froid, de l’aube au soir, à n’importe quelle période de l’année pour voir les
cerfs, s’en imprégner, se distinguer le moins possible d’eux. C’était
devenu une obsession. Contempler les cerfs. J’aurais aimé approcher leurs
présences, connaître leurs pensées, pénétrer leurs méditations, dormir dans
leurs yeux, écouter dans leurs oreilles, me glisser dans leur mufle, être
leur salive, verdie du suc des herbes, frémir sous leur pelage, bondir dans
leurs muscles, m’enfoncer profondément dans leurs sabots, dans leur fonds
d’expérience, parcourir le temps qui existe et le temps qui n’existe pas,
nager dans les vapeurs qui montent des prairies ou dans celles qui montent
des grottes, cinq cerfs nageant dans la brume aux parois de Lascaux, porter
le poids de leur couronne, connaître une seconde, une seule, leur
souveraineté, la mêler aux branches des forêts traversées, ne plus savoir si
je suis cerf ou forêt en train de nager, de bondir. D’exister. (p.
84) La
description très concrète et sensuelle tend à la métamorphose, y parvient
presque. Telle est la quête, tel est le désir de cette femme ardente, cette
écrivaine qui a fui les villes, qui vit retirée dans son antre des montagnes.
Les
cerfs, même présents restent invisibles, inaccessibles. Leur survenue tient
du surnaturel ou du miracle. On ne peut que retenir son souffle, se figer, en
apnée et disparaître pour qu’ils soient là. D’ailleurs, c’est un des souhaits
de la narratrice, qu’on n’y soit plus, nous les humains, pour qu’enfin la
nature se porte mieux. Si je
n’avais pas été invisible, elles [les corneilles] n’auraient pas atterri sous
mes yeux avec autant de naturel. Cela n’aurait pas eu lieu. Je découvrais
« l’effet d’affût » : le monde arrive et se pose à nos pieds
comme si nous n’étions pas là. Comme si nous n’étions pas, tout court. On
constate que le monde se passe de nous. Et même davantage : il va mieux
sans nous. (p.37) La
fascination qu’exercent les grands cerfs c’est qu’ils surgissent dans le
présent comme de la nuit des temps. Ils étaient déjà fascinants peints pour
la première fois sur les parois de Lascaux, ils fascinent de la même façon en
venant à nous, par l’intermédiaire de Pamina, pour
la dernière fois, car oui, si le récit de cette quête est si vital, c’est que
cette écrivaine se doit de témoigner pour un peuple qui disparaît, le peuple
des cervidés s’effaçant jour après jour, page après page, de la surface de
cette terre montagnarde. Alors le texte devient un témoignage ému, révolté de
cette extermination en règle. Et chaque cerf abattu est décrit avec minutie,
avec respect, chaque cerf a un nom et le roman est aussi un tombeau pour les
y sacraliser. Au passage, bien sûr, la narratrice rend aussi hommage aux
biches : Elles
étaient lumineuses, et se déplaçaient avec étrangeté. Et j’ai pensé que nous
passions par là comme l’Ange exterminateur, une nuit de repérages avant la
grande Fin, et que nous comptions les âmes des pauvres en esprit, leurs âmes
irréprochables et blanches, pour les séparer des nôtres. Puis j’ai pensé que
nous étions au contraire en train de compter un peuple dont la splendeur
d’exister n’était que la promesse de son anéantissement, un peuple que nous
promettions à la disparition. Des condamnés. (p.
130-131) Vers
la fin du roman, alors que la débâcle se confirme pour ces cerfs magnifiques
et bien que Pamina au cours du récit n’ait pas sans
avoir reçu des amis, fait quelques sauts, parfois, jusqu’à Colmar, elle fait
ce constat mélancolique lié au désastre écologique : la diversité se
meurt, tout devient uniforme, sclérosé, appauvri. En dix
ans. Ça
s’est passé en dix ans. Sous nos yeux. Et j’en ai pris conscience seulement
cet été-là. En dix ans, quelque chose autour de nous, une invention, une
variété de formes, une extravagance, une jubilation d’être qui s’accompagnait
d’infinis coloris, de moirures, d’étincelles, de brumes, tout ça avait
disparu pour laisser place à un monde simplifié, appauvri, uniformisé,
accessible aux foules et aux masses où les goûts se répandaient comme des virus.
Et ce n’était pas un phénomène cloisonné mais un saccage général. Cet été, je
m’en souviendrai toujours, je n’avais vu dans les prés que des papillons
blancs, des piérides, tous pareils, et ils voletaient, du matin au soir, en
une sorte de tourisme de masse. (p.170) Dans
ce magnifique roman , la poésie et la réflexion s’unissent pour créer une
magie littéraire de haute volée, on est littéralement conduit dans ce pays des
cerfs, dans leur splendeur et leur mystère et on y resterait bien, ne
serait-ce que pour les entrevoir encore, dans le bonheur absolu d’une faveur
qu’ils nous accorderaient. |
Note de lecture
de
Dominique
Zinenberg
Francopolis, septembre-octobre
2020