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LECTURES –CHRONIQUES

 

Note de lecture de Dominique Zinenberg :

 La filature, d’Agnès Adda

(Éditions Unicité, 2020, 102 p., 13 €)

 

Filer la soie des mots

Il faut filer, tisser, suivre un fil d’Ariane, soyeux, solide ; il faut voir à l’œuvre la tisserande de talent, arachnéenne ou plutôt la poétesse, haute couture, qui coupe et coud à la main, vers après vers, chaque pièce de sa collection pour un défilé de poèmes sur mesure à partir de somptueux tissus sertis de mots rares, de suggestions délicates, de références discrètes et précieuses, savantes, classiques et modernes, actuelles et anciennes, un vrai régal pour les amateurs de polysémie, de métaphores, métonymies, allégories et allitérations.

Mener l’enquête avec vigilance, pas à pas, dans l’ombre, filer doux, pour cette filature de haute voltige, qui exige attention et lâcher prise, tact, modestie et capacité à admirer.

Après L’Atelier en apesanteur, nous voilà dans La Filature, lieux de fabrication, d’intense activité, dans lesquels Agnès Adda confectionne des objets uniques écrits de façon minutieuse, méticuleuse comme elle l’affirme dès « Verve saltimbanque », poème liminaire du recueil. Que dit-elle donc d’emblée, qu’elle déploiera à loisir tout au long du livre ? Elle dit son désir (sinon son ambition) de fixer le passage dans le cadre-écrin-cocon du poème, de restituer le proche et le lointain, l’éphémère, le précaire, l’illusoire (le reflet, le miroir), l’arrêt comme l’envol des oiseaux ou des papillons qui deviennent alors le symbole de ce qui ne fait que passer et ne passer qu’une fois, tout comme les mots ciselés, uniques du poète qui revendique l’hapax du texte, autrement à quoi bon écrire, hapax cependant enrichi d’intertextualité c’est-à-dire de culture littéraire, picturale, musicale, chorégraphique et j’en passe. La trace culturelle s’inaugure dès le titre et la première strophe de ce premier poème qui convie Apollinaire :

 

                A leur passage

                Ils te font signe.

 

Et l’on pourrait dire que chacun des poèmes du recueil peut passer pour une variante du premier. Par glissements successifs, Agnès Adda saisit les miroitements, les faux-semblants et autres miroirs aux alouettes, les ombres, les silhouettes, la précarité des sensations, émotions, jugements. Et en dehors du lexique baroque de l’eau, des miroirs, reflets, verrière, cristal, tout ce qui joue avec la lumière et ricoche et aveugle :

 

                 Vivent et vibrent

                 A présent seuls

                 Ce vase, ce verre

                 Sous la lumière. (p.17)

 

… il y a le travail des allitérations – ici en v- qui suggèrent si bien le miroitement, l’instabilité des matières, des sens et il y a aussi les nombreuses phrases interrogatives qui expriment le doute, le renversement possible des certitudes :

 

                Du milieu des eaux

 

                D’où

                Cet émoi soudain de la mer

                Qui point et qui scintille

                Au cœur des brumes ?

 

                Une malencontreuse

                Au pavillon de soufre,

                Larme noire caraïbe

                Scellée d’âpre sel ?

 

               Refuge d’utopie,

               De la terre

               Le seul œil ouvert ?

 

               Visage changeant

               Aux quatre points cardinaux

               Versatile et dérivant

               Au gré des penchants

               Du courant.

 

               Entre eaux et cieux

               Déployée menue

               Encore suspendue

               La dernière carte du hasard ? (P. 31)

 

L’eau, l’air, le feu, tout contribue à créer des reflets, du chatoiement, du fil de soie, du tangage, du mirage.

 

Ne foisonnent dans ce recueil que les constructions friables, les instants fragiles, les empreintes vagues, la versatilité, la fuite, le hasard, le flottement, la palette scintillante de l’impressionnisme picturale et musicale, Monet et Debussy et tous les tulles et soieries des filatures.

 

               Plus loin le sable (si labile)

               T’offrira-t-il le havre d’un ancrage ?

 

Plutôt que choisir, il vaut mieux interroger aussi bien le passé, lointain, romain de la partie « Trames sur chaînes » qui constitue le dernier volet du recueil que la fugace vision de l’instant de « Brèves de terre et d’eau » ou de « La sève du spleen ». Et d’ailleurs qu’importe le temps quand toute sensation, tout regard, la moindre attention se vit au présent, se dit au présent ! Ainsi dans la partie intitulée « L’œuvre intime et traversante » où peintres, chorégraphe, photographes se côtoient, l’époque est neutralisée par le regard intime qui abolit les distances, crée une égalité de traitement et distille la même acuité élogieuse pour chaque artiste recréant ainsi l’intensité de la vie des œuvres convoquées.

 

               Nature vive à la dormeuse

 

                                                      Librement inspiré d’Henri Matisse

 

               La rêveuse s’enroule

               Comme un coquillage de mer.

 

               L’anse de son buste

               Ses bras en berceau

               Accueillent l’écho de l’atelier.

 

               A son ouïe de violon

               Susurre une danse roumaine.

 

               Les boucles de la nappe brodée

               Modulent une éternité.

 

                                  *

 

               Si charnue, si vigoureuse

               La flore qui s’épanche

               A l’aise du repos !

 

               Le fauteuil a renversé les assis.

               Bascule son petit refrain.

 

              Séduite par les diableries de Midi

              La pendulette s’arrête

              A l’illusion d’un fox-trot.

 

              La lumière élide les jointures.

              Chacun vole de ses propres ailes.

 

              La cage libère ses ombres

              Le compotier son étreinte.

 

              Au tir des balles à blanc

              L’oisive silencieuse

              Aura passé la main.

 

                               *

 

              A la croisée du jour

              L’anima des choses vagabonde.

              S’épanchent les carènes du songe. (P.64)

 

La beauté surgit du tableau, certes, mais aussi de sa restitution magique qui l’anime, le rend bruyant, vivant, dansant. Il y a passage d’une nature dite morte à sa personnification érotisée, sublimée et ensorcelante. On s’approche du mystère de la vie que le peintre dégage du tableau, d’une vie paradoxale et saisissante.

 

Le temps du travail de composition, du travail créatif est un temps en suspens. Il permet d’abriter les trésors de la langue et de faire jaillir des images insolites, des pensées et des songes. Et un état de grâce naît de cette justesse dans l’agencement des strophes et de la connivence des mots entre eux qu’Agnès Adda a su trouver en mélomane avertie.

 

Alors, savourons ces poèmes un à un, prenons le temps de les goûter, de nous en envelopper et de recréer ainsi le geste fantasmé de Rutilius qui, s’étant reposé, baigné dans les thermes pendant son voyage de retour, retrouve le lieu originel à partir duquel il peut « naître » et se « déplier ».

 

             Blotti dans l’eau douce, tu dors.

             Tes membres suspendus ne dansent

             qu’accompagnés.

             Ton corps, sans doute, veille, il se déploie.

             L’odeur, la saveur

             De ces sources des profondeurs

             Te baignent, t’imprègnent, te définissent.

 

             Sans y penser, tu les reconnais.

             Dans l’abri tamisé de ce bassin

             Tu ne cesses de naître, de te déplier. (p. 87)

 

Plonger dans l’eau poétique procure la même plénitude et la lecture de ce précieux recueil en est un exemple parfait.

 

 

 

Note de lecture de 

Dominique Zinenberg 

 

Francopolis, novembre-décembre 2020